La
Science musicale grégorienne
PAll
G. HOUDARD
Extrait de la REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES, octobre 190).
LOUVAIN
IMPRIMERIE POLLEUNIS ET CEUTERICK
32, RUE DES ORPHELINS, 32.
Même maison à Bruxelles, 37, rue des Uraulines.
1901
La
Science musicale grégorienne
La
ficience musicale grégorienne
PAR
a. HOUDARD
Extrait de la REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES, octobre 1901.
LOUVAIN
IMBRIMERIE POLLEUNIS ET CEUTERICK
32, RUE DES ORPHELINS, 32.
Même maison à Bruxelles, 37, rue des Ursulines.
1901
Ml
LA
SCIENCE MUSICALE GRÉGORIENNE
UL non modo casus eventusque rerum,
qui plerumque fortuiti sunt, sed ratio
etiam causaeque noscantur.
(Tacite, Histoires, I. 4.)
C'est peu, en effet, de connaître les faits et les événe-
ments de l'histoire si l'on n'en découvre pas la raison ou
les causes.
La cause première d'un fait peut échapper. Elle n'en
existe pas moins. Le rôle de la science étant d'aller au
fond des choses pour en trouver la raison, on peut dire
(][ue toute science n'est que la mise au jour, sous une
forme concise et précise, de la théorie d'un état officielle-
ment constaté.
La science historique musicale, encore bien incomplète
de nos jours, n'a pas échappé aux investigations patientes
d'un certain nombre de musiciens passés maîtres dans leur
art. En particulier, peu de sujets scientifiques ont été,
depuis un demi-siècle, aussi disséqués, analysés, soupesés
même que la partie dite grégorienne, c'est-à-dire ce qui
touche à l'art musical du premier millénaire de notre ère.
Pourquoi, dès lors, est-on si peu fixé, dans le monde de
l'érudition, sur la valeur certaine des déductions présentées
par tel ou tel écrivain de renom ?
Ne le nions pas. Lorsque nous portons nos regards
successivement vers chaque branche du savoir humain,
e -
nous trouvons, établi sur des bases solides, un corps de
doctrine complet, admis. Certains détails peuvent être
momentanément réservés comme exigeant une discussion
complémentaire — aussi chacun, dans sa sphère propre, se
fait-il un point d'honneur d'apporter une pierre à l'édifice
commun — mais l'ensemble forme un tout imposant.
Tournons-nous maintenant vers la science historique
musicale du haut moyen âge, — celle du premier millé-
naire, avons-nous dit. Là, plus d'ensemble scientifique.
De remarquables travaux sur des faits séparés ont été
produits sans relâche pendant ces dernières années. De
lien entre eux, de fond commun, pas l'ombre. Chaque
écrivain a travaillé suivant ses aspirations personnelles.
Le résultat d'un semblable état de choses est inéluc-
table. Il se traduit par l'absence d'unité. Tous les efforts
individuels sont condamnés à une stérilité relative.
Pourquoi encore en est-il ainsi, et le mal serait-il
irrémédiable? Hélas! oui, nous le craignons. Bien plus,
nous le redoutons.
La pratique musicale est née avant la théorie qui
explique sa raison d'existence.
A la différence de la sculpture dont le but est la copie
de plus en plus parfaite de la nature immuable, la
musique, elle, n'a pas de modèle tangible. Traductrice de
sentiments ou de sensations, elle suit pas à pas les
inflexions de la pensée. Comme telle elle subit par une
sorte d'action réflexe les mille et une impressions fugitives
qui assaillent l'être humain. En tant que production
humaine, elle subit de plus la loi de l'évolution. Jamais
fixe, toujours en mouvement, en transformation incessante
ù travers les siècles, la théorie qui régit chacune de ses
phases suit une marche parallèle en découvrant l'un
après l'autre, mais après coup, chacun des faits fondamen-
taux qui en forment la base.
Avant donc de porter un jugement d'ensemble sur les
étapes de l'art musical, il est bon de les connaître réelle-
__ 7 ->
ment et de les apprécier individuellement plus sérieuse-
ment qu'on ne parait l'avoir fait jusqu'à ce jour.
Or, n'ayant jamais été reconstitué dans sa continuité,
sur quoi se fonderait-on pour affirmer à 'priori que, de
telle à telle époque, l'art musical dut être pratiqué de
telle façon et non de telle autre, alors surtout que cette
phase précise de son évolution proposée à notre examen
nous est présentée comme un produit unique dans la
chaîne des mutations simplement possibles de cet art ?
Aussi, pour peu que l'on y regarde d'un peu près, voit-
on que les historiens de la musique ont plutôt fondé des
écoles adverses, pour lesquelles une seule manière de
voir est acceptable : la leur ! D'adversaires nées, ces
écoles, pour le malheur de la science, sont devenues et
resteront ennemies irréductibles pour n'avoir pas voulu se
rendre compte de la part du mal fondé tout hypothétique
de quelques-uns de leurs principes respectifs.
Nous voyons, en efïet, trois clans s'agiter autour de
notre sujet.
Le « monde scientifique ^ pour qui la musique est un
art d'agrément frivole — sinon de désagrément, ajoute-
t-il ironiquement — et purement extérieur^envers lequel
il se montre généralement indifférent, quelquefois sourde-
ment hostile !
Le « monde des philologues », aujourd'hui la majorité,
qui prétend accaparer la science grégorienne sous le pré-
texte bien puéril que les monuments à consulter étant
des manuscrits, l'étude à en faire et les conclusions que
celle-ci suggérera sont de la compétence exclusive des
paléographes et des philologues !
Enfin, le « monde des musiciens », minorité infinitési-
male dans le champ de la science, n'en soutenant pas
moins avec assez de raison, ce semble, que Yart musical
dit grégorien étant de la musique, aux musiciens, ayant
fait de l'archéologie musicale l'objectif de leurs travaux,
revient de droit l'étude des monuments du passé. Et ce.
— 8 -™
avec d'autant plus de logique, que les manuscrits notés
neumatiquement (i) ont été traduits en clair dès le
moyen âge ; que, de plus, l'expertise paléographique qui
les concernait a été faite avec toutes les garanties d'une
érudition impeccable.
Les musiciens, seraient-ils même radicalement igno-
rants des principes généraux de la science paléographique,
sont donc fondés à avoir voix délibérative, sinon pré-
pondérante, dans la discussion en cours. N'ont-ils pas
en mains, d'une part les mélodies traduites et notées
clairement, accessibles à leur analyse, d'autre part, les
théories mêmes qui fondaient la science musicale de
l'époque ?
Les philologues auront ensuite à glaner certaines indi-
cations particulières de linguistique dans la reconstitution
des rythmes juxtaposés aux textes anciens — encore
sera-ce peu de chose — et les hommes de science géné-
rale ne devront pas dédaigner les travaux spéciaux de
leurs confrères musicologues, puisque, aussi bien, la
musique est fondée sur une science aussi complexe, aussi
réelle que le sont les sciences physiques de toute espèce.
La musique enfin paraît même avoir sur toutes les
autres sciences, cette supériorité " partielle " de s'adres-
ser à tous indistinctement, et non à une élite restreinte
dont les bienfaits ne sont perçus directement que par
intermittence, dans des cas spéciaux souvent incompré-
hensibles pour la masse.
Ceci posé, nous pouvons revenir à notre sujet.
La musique a parcouru théoriquement deux grandes
phases dont chacune se divise en deux périodes d'inégale
durée.
Les deux phases ont pour point de jonction le xif siècle,
un peu plus tôt, un peu plus tard.
(1) La notation neumalique ost un syslônie d'écriliire sui generis, composé
de traits, points, apostrophes et de si;^nes conventioiinols formés à l'aide de
CCS divers éléments combinés de dilïérentes manières.
Respectivement la première se divise en : période
antique du vf siècle avant notre ère au iif siècle après,
et période grégorienne du iv® au xi^ siècle. La deuxième
comportera : la période contrapuntique scolastique du
xii^ au xvii'' siècle et la période moderne du xviii® siècle
à nos jours et pour un temps à venir impossible à déter-
miner, cela se conçoit, bien que des symptômes non
équivoques d'une transformation soient aisément recon-
naissables dans certaines oeuvres nouvellement écloses.
Nous écarterons ces deux dernières périodes. Les
expliquer sortirait du cadre que nous nous sommes
imposé de remplir. Nous n'en dirons que les liens qui les
rattachent aux deux premières. A vrai dire, elles se com-
pénètrent si intimement que les disjoindre serait malaisé.
Rappelons quelques considérations préliminaires.
L'art musical a un passé glorieux remontant aux ori-
gines mêmes de la société humaine et descendant jusqu'à
nous sans solution de continuité.
Chacune des transformations par lesquelles l'art s'est
peu à peu constitué tel que nous le pratiquons fut le fruit
de longs siècles de tâtonnements et de progrès incon-
scients, préparant la voie à des conquêtes nouvelles,
contenant elles-mêmes le germe de manifestations futures
encore insoupçonnées.
Une forme d'art, quelle qu'elle soit, ne naît pas à l'im-
proviste, ne surgit pas du néant à un moment précis.
Elle est dans son essence le produit plus spontané que
raisonné, mais par contre inconsciemment obligé d'une
évolution progressive vers un idéal sans cesse renouvelé.
Elle peut et doit être rattachée étroitement à celle qui
l'engendra, comme à celle qu'elle engendra. Elle n'est
qu'un anneau d'une chaîne dont les extrémités sont
invisibles.
En conséquence, « on ne peut isoler un fait scientifique
— lO —
quelconque pour l'étudier sans tenir compte de ses atta-
ches », disions-nous dans une précédente publication (i).
La thèse que nous avons à démontrer se présente à
nous sous trois chefs principaux :
^ Proposition I. L'art grégorien prend sa source dans
l'art gréco-romain du ii®-iif siècle de notre ère, et s'épan-
che dans l'art du bas moyen-âge.
Proposition IL Reconstituer, dans ses grandes lignes,
l'art antique, c'est rétablir la théorie fondamentale qui
préside à l'élaboration de l'art subséquent dit grégorien.
Proposition IIL Déduire de l'art grégorien, reconsti-
tué scientifiquement, la forme musicale qui lui succéda
c'est fournir la preuve que l'art dont nous nous occupons
ici même, fut bien réellement tel que nos déductions
l'auront démontré.
Nota. — Il va sans dire que nous n'émettons nullement
la prétention de traiter la question grégorienne dans tous
ses détails.
Nous lai avons consacré des ouvrages spéciaux et nous
en préparons d'autres. Ici nous présentons un ensemble
de faits et de déductions dérivées de ces faits, destinés,
dans notre esprit, à compléter les nombreux articles que
nous avons donnés un peu partout.
Néanmoins, et comme nous nous sommes toujours
imposé de le faire, nous embrassons d'une vue d'ensemble,
sous un jour particulier, toute la science musicale gré-
gorienne.
I
L'histoire du chant liturgique présente de grandes
difficultés à cause du manque fréquent de documents pré-
cis concernant des laps de temps relativement longs.
(1) Mémoire présenté au congrès d'histoire de 1900. Paris.
— Il —
On ne saurait en effet qualifier du nom d' « histoire «
le rappel de quelques faits épars, toujours les mêmes
d'ailleurs, répétés de revues en revues par des écrivains
superficiels. Les renvois en note concernant ces faits ne
trompent personne et l'abus de la phraséologie qui les
accompagne masque mal les emprunts opérés de droite et
de gauche, sans discernement.
Quoi qu'il en soit, aurions-nous considéré ce que nous
connaissons comme des détails soigneusement collationnés,
ou au contraire comme les seuls événements saillants qui
en jalonnent le cours séculaire, nous devrons avoir
remarqué que la coordination des éléments connus et leurs
rapports réciproques n'ont pas été serrés d'assez près pour
permettre de dire que cette histoire existe définitivement.
Trop de données même en ont été interprétées dans un
sens diamétralement opposé à ce qu'une saine logique
commandait.
En un mot, l'histoire nous a paru avoir été faussée,
faute de faire les rapprochements qui s'imposaient pour
obtenir une vue d'ensemble permettant de comprendre la
raison d'être de chaque chose.
Les écrits de Dom M. Gerbert, abbé de Saint-Biaise
(en Forêt Noire), sont la mine d'où les musicologues ont
tiré leurs arguments contradictoires, et le champ clos où
les commentateurs modernes se sont rencontrés pour
échanger leurs coups.
L'ouvrage le plus instructif (i) du célèbre compilateur
bénédictin est le de cantu et musica sacra a prima
ecclesiae aetate usque ad pr^sens tempus (2).
Les détails contenus dans ce volumineux travail sont
innombrables et précieux à proportion. Nous avions tenté
(1) Le plus instructif en ce sens qu'on cherclierait vainement ailleurs le
proupemenl de tout ce qui regarde l'histoire du chant ecclésiastique Ce qui
lui manque, c'est la synthèse des conclusionc à tirer de tous les faits particu-
liers.
(2) 2 vol. Saint Biaise, 1774.
12
de les résumer, mais force nous fut de renoncer à ce
projet. On ne résume pas une nomenclature aussi touffue.
Contentons-nous de remémorer certains points de
repère reconnus de longue date comme exacts ; ceux qui
peuvent nous éclairer sur les étapes parcourues par la
pratique du chant, à la condition toutefois d'en coordon-
ner les résultats.
Il est de notoriété historique que le premier chant
chrétien fut celui des psaumes, suite naturelle d'un usage
liturgique antérieur. De simple murmure à peine digne
du qualificatif de « musical » et resté tel jusqu'au
III® siècle par suite de circonstances locales mais les
mêmes partout : les persécutions, ce n'est qu'à dater de
l'an 35o environ que l'on trouve trace à Antioche d'un
nouveau mode de récitation du psaume, dans l'antiphone
ou chant à deux chœurs alternés.
On sait que d'Antioche cet usage passa à Constanti-
nople avec saint Jean Chrysostome (SyS), puis à Milan
avec saint Ambroise, enfin <à Rome sous le pontificat de
saint Célestin P'' (422).
Entretemps, saint Damase (366) avait déjà fait venir
de Syrie à Rome des chanteurs habiles pour enseigner à
ses artistes attitrés la psalmo'die à la mode orientale. Il
découlerait de cette indication que l'antiphonie fut proba-
blement pratiquée à Rome dès le pontificat de saint Da-
mase et soixante années avant celui de saint Célestin,
Peut-on inférer de cette venue qu'il y eut dès cette
époque un corpus de chants chrétiens autres que les
psaumes, les litanies et quelques cantiques précurseurs des
hymnes hilariennes ou ambrosiennes?
Nous ne le pensons pas. C'étaient d'habiles chanteurs
sans doute, mais l'apport certain d'un répertoire nouveau
n'était pas une condition sine qua non de leur voyage.
Néanmoins en tant qu'Orientaux, élevés dans un milieu
artistique différent de celui de la société latine, leur
séjour dut nécessairement influer sur la constitution
— i3 —
mélodique des pièces musicales liturgiques en préparation
dans le courant de ce siècle. Et lorsque le chant anti-
phoné selon la méthode orientale, — le canendi mos orien-
ialium partium de saint Augustin (i) — acquit droit de
cité à Rome, ce ne fut pas simplement cette antiphonie,
mais toute une culture musicale étrangère, encore en
enfance peut-être, qui fit son apparition dans la Ville
éternelle.
Nous sommes encouragé à parler ainsi en nous
appuyant sur la date approximative de l'invention — ou,
si l'on préfère, de l'introduction dans l'office — des
pièces appelées chants propres, c'est-à-dire l'Introït, le
Graduel, l'Alleluia, l'Otfertoire et la Communion, quelle
que soit la forme matérielle primitive de ces chants.
L'Introït dans sa forme actuelle remonterait au temps
du pape saint Célestin (423-432) (2). Mais, comme YAnti-
phona ad Introitum suivie de son psaume existait long-
temps auparavant, on ne peut le disjoindre de ses con-
génères, les autres chants propres. Le Graduel et
l'Alleluia sont les chants les plus anciens de la liturgie
chrétienne. Le Graduel, dit Dom Kienle (3), " est un des
chants les plus anciens et les plus vénérables de l'office
divin y> et, dit l'abbé Duchesne (4), ces deux chants
« sont la plus ancienne et la plus solennelle représenta-
tion du psautier davidique, ils nous viennent en droite
ligne du service religieux des synagogues juives ».
L'origine de l'Offertoire semble remonter au temps de
saint Augustin (5) ».
De même pour la Communion qui remonterait à la fin
(1) Confessions, IX-VII, 15, Ed. Gaume, t. I, col. 278.
(2) Cf. Dom Kienle, Théorie et pratique du chant grégorien, p. 174.
besclée, 1895 ; et M. Duchesne, Origines du culte chrétien, p. 155.
Pontemoing, 1898.
(3) Op. cit., p. 175.
(4) Op. cit., p. 161.
(5) Cf. Dom Kienle, op. cit., p. 184 ; et M. Duchesne, op. cit., p. 165.
— 14 —
du IV® siècle, au temps de saint Augustin et de saint
Ambroise, tout comme les autres par conséquent.
Voici donc un ensemble de faits avérés révélant
l'existence dès le iv^ siècle, d'une liturgie chantée naissante
accompagnant l'introduction à Rome du chant antiphoné.
Avant d'entrer plus avant, nous devons remarquer que
le chant de l'Église ne peut être ni oriental pur, ni grec
pur, ni latin pur. Il y a double apport certain, donc
double influence originelle, mais par surcroît mise en
oeuvre latine.
Il paraîtra raisonnable de penser que le tour d'esprit
spécial à chacun de ces arts d'importation a été comme
noyé dans la masse. Dans la suite le sentiment artistique
latin a revêtu cette masse d'un vernis propre à la race
latine. Ce fut la réforme dite de saint Grégoire "(590-604).
De la fusion intime de ces éléments, simplement juxta-
posés au début, devait naître l'une des plus merveilleuses
créations dont l'humanité pourrait s'enorgueillir si la
modestie ne nous portait plutôt à nous humilier. En effet,
c'est de l'organisation de la liturgie chantée que naquit
obligatoirement, et pour parer les prières d'un vêtement
musical approprié à leur but, la cantilène romaine fleurie ,
en d'autres termes le « chant dit grégorien « produit
hybride du génie harmonique grec ou gréco-romain et
du génie mélodique oriental pur, fusionnés en un tout
indélébile.
UOrdo de la messe romaine a subi tant de modifica-
tions qu'il est bien difficile de fixer avec une apparence
de certitude la date approximative de cette mise sur pied
de la liturgie chantée.
Cette forme musicale nouvelle devait engendrer un jour
'art essentiellement vocalisie, dit palestrinien, d'où sortit
à son tour l'art italien du siècle dernier.
Supprimez cette infusion du sang oriental dans la
cantilène romaine du v'' siècle ; vous supprimez la raison
- i5 —
d'être de l'art palestrinien et de son dérivé, l'art italien
des virtuoses du chant.
Rien dans le passé musical gréco-romain ne saurait
permettre l'hypothèse d'une future musique à vocalises
superflues. Bien plus, nous retrouvons corrélativement la
preuve de la superposition et de la compénétration des
deux générateurs du chant palestrinien dans cette autre
manifestation artistique qui a nom " les hymnes mesurées
à l'antique », dont le goût fut si vif qu'il nous conserva le
type classique de la coupe antique. Donc double apport,
disions-nous avec assez de raison, fusion des deux génies
et néanmoins constitution de deux formes musicales,
distinctes bien que sœurs, ayant mêmes éléments con-
stitutifs. D'un côté, la cantilène romaine avec son rythme
vocalisé oriental très développé et ses tonalités classiques
sévères resserrées dans un hexacorde ou à peu près ; de
l'autre, les hymnes avec leur carrure rythmique austère
atténuée par le tour mélodique oriental.
Les deux types se perpétuèrent : la cantilène romaine
dans l'art palestrinien, les hymnes dans les chants popu-
laires à formes rythmiques carrées.
Pendant la période d'organisation, c'est-à-dire pendant
les IV® et v^ siècles, nous pouvons induire que par le fait
du rejet volontaire et systématique de tous les éléments
profanes de l'art musical gréco-romain il y eut réellement
un plan bien arrêté de constituer un art nouveau dans sa
forme, nouveau dans ses tendances, réactif même, et
forçant une évolution dans un sens clairement entrevu
par ses inventeurs.
Comme tel, on peut dire en toute sécurité que ce fut
l'art de l'Eglise, « art spécial, créé en vue d'un but
défini «.
Si ce n'était une grande témérité de notre part, nous
dirions volontiers que la nécessité de composer de la
musique sur des textes exclusivement écrits en prose fut
une des marques distinctives de l'art nouveau, en obK-
— lo-
geant la mélodie à se faire jour, mélodiquement et rjth-
miquement modelée, pour exister par ses propres moyens.
Dans la composition des liymnes, le rythme métrique,
ou à son défaut le cadencement phraséologique informait
le rythme musical de la mélodie non encore éclose (i),
tandis que dans la composition des antiennes, c'est la
musique qui vit par elle-même et le texte n'est que l'occa-
sion de son éclosion.
Outre que par respect pour la perpétuité de la trans-
mission des textes sacrés primitifs, l'idée devait naître de
les traiter musicalement, le fait de ne traiter musicale-
ment que de la prose devait amener à l'élaboration d'une
théorie rythmique nouvelle.
Ce n'était pas néanmoins une forme à i^art créée d'au-
torité et n'ayant rien de commun avec l'art antérieur.
Bien loin de là, la base du système était solidement
scellée dans la théorie de cet art antérieur. Les règles
fondamentales du rythme étaient l'igoureusement respec-
tées. Seule, la forme extérieure se façonna dans un moule
imaginé ad hoc ! On le verra quand nous aborderons la
théorie pure.
Nous ne saurions mieux comparer cette évolution vou-
lue et menée à bien qu'à l'évolution wagnérionne actuelle.
La même théorie fondamentale harmonique régit l'art
italien et l'art wagnérien. Néanmoins, combien différent
du premier est celui-ci dans sa forme extérieure !
L'attache avec le passé est irréfragable. Elle ne peut
pas ne pas l'être. L'homme est un employeur, un trans-
formateur, de génie quelquefois, jamais un créateur.
Si donc nous considérons sous ce jour notre art grégo-
rien (et la preuve du contraire ne sera pas facilement
administrée, c'est notre conviction), nous voyons le passé
se rattacher au présent sans aucune solution de continuité.
(1) Là même, la mélodie s'attranchissaii souveni ties entraves de la pro-
sodie.
— 17 —
L'art grec obéit à des règles draconiennes de propor-
tions rythmiques que nous retrouvons intégralement
enseignées dans la rythmopée du moyen-âge et dans la
nôtre, au moins en ce qui concerne les principes fonda-
mentaux.
L'art grégorien adopta ces règles dans leurs grandes
lignes, mais en rejeta, dès le début, tous les raffinements
inspirés par le paganisme tout puissant. Il écarta de plus,
comme un joug inutile, les lois de la carrure rythmique
que les textes en prose devaient briser. Enfin, sur le
déclin de cet art grégorien si éblouissant dans ses siècles
d'efflorescence, au dire de ses admirateurs contemporains,
on vit éclore les premiers essais timides de la polyphonie,
à l'aide d'instruments dont l'imperfection mécanique était
le vice capital.
La mélodie, pour permettre à cet accompagnement
polyphonique rudimentaire de se faire entendre, dut s'al-
térer dans son rythme et s'altéra réellement, l'histoire
est là qui nous le certifie (i). D'altérations en altérations
elle devint le thème lourd et froid qui permit au virtuose
de faire étalage de sa science coatrapuntique. Le contre-
point peu à peu dégagé des inexpériences de son enfance
s'affirma dans toute sa richesse avec l'école palestrinienne.
Puis , l'école des Bach , des Beethoven , sortit enfin ,
radieux aboutissement de longs siècles de tâtonnements
de plus en plus heureux, disons avec moins de sévérité,
de quinze siècles de progrès incessants.
Concluons cette première partie de notre exposé histo-
rique synthétique. , y
Le chant grégorien est bien véritablement le lien qui
rattache l'antiquité au moyen-âge.
Issu rythmiquement de l'antiquité grecque, il se con-
stitue par amplification une forme rythmique plus libre
dans sa marche.
(I) V. ()lus loin : Proposition III.
Issu mélodiquement de l'art oriental progressivement
épuré dans ses tonalités usuelles, il rompit le cadre de la
musique guindée de l'antiquité grecque.
De ces deux influences sortit une forme d'art nouvelle
dans ses apparences extérieures, « le chant romain ^,
mais dont la paternité n'est pas douteuse.
II
Nous avons vu les causes particulières de la formation
mélodique de la cantilène romaine. Celles qui ont trait à
la constitution rythmique sont tout aussi caractérisées.
Lorsqu'on envisage une forme artistique vraiment belle
et pure, digne du nom d'art, il est clair que Ton spécifie
celle qui, par comparaison avec d'autres, apparaît comme
la plus sage et répond le mieux à un idéal d'où la fantai-
sie personnelle est exclue.
Dans l'antiquité ou classait les rythmes sous trois chefs
principaux : les réguliers, les simili-rythmiques et les
désordonnés.
Le rythme était constitué par la succession des pieds
ou unités rythmiques assemblés en un certain nombre
fixé par des lois de proportions numériques pour former
des périodes musicales. Lois non arbitraires, mais sciem-
ment établies après constatation de ce qui, par expérience,
plaisait ou était réprouvé par l'entendement humain ; le
tout corroboré par le raisonnement et certifié viable par
les rapports des nombres.
La même loi fondamentale régissait aussi bien la con-
stitution du membre de phrase mélodique que celle de
chacun des éléments particuliers concourant à sa forma-
tion, c'est-à-dire celle du pied rythmique.
A vrai dire, il n'y a qu'une seule et unique loi : celle
des proportions numériques. Elle régit la constitution
fondamentale du rythme dont l'unité de mesure est le pied.
— 19 —
Du moins est-ce la conclusion que nous devions tirer
de l'adoption du même mot générique v.ov^ usité avec
le qualificatif ^iyiGToc,, ci : ttoù; ijiyiuroç, pied maxime dési-
gnant le membre de phrase, et ttoù; èXâ/tcy-o- ou dnloùi,
pied minime ou pied simple pour l'unité fondamentale de
la période.
La constitution du pied simple (et sa subdivision en un
frappé et un levé) fonde le genre du rythme, le yivoç.
Le dactyle et ses dérivés fondent le genre égal ou yivoc;
ïo-ov ^ 1 : 1 ; le trochée et ses dérivés fondent le genre
double ou yivoc dinlâoiov = 2 : 1 ; le péon fonde le genre
sesquialtère ou yhoç, r\it.i61iov = 3:2.
Tel nous voyons le pied simple formé de 3, 4 ou 5
temps brefs, tel nous voyons le membre de phrase formé
de 3, 4, 5 pieds simples, ou plus même selon le genre
égal, double ou sesquialtère adopté pour le rythme géné-
ral de l'œuvre à composer.
La période se calque donc sur le pied simple, en adop-
tant le genre que celui-ci crée, par le remplacement de
chaque unité-temps bref par un pied simple soit iambique
soit dactylique, soit péonique, en conservant de plus le
frappé et le levé mélodiques sur les mêmes unités-pieds
qu'elles se trouvent sur les unités-temps du pied simple
fondamental ; et ce, sous la réserve expresse :
1° Que la période du genre égal, dactylique, dont les
composantes : frappé et levé sont comme 1 est à 1 , ne
dépasse pas l'étendue {y.éyîQoz) de 16 temps premiers, c'est-
à-dire au maximum 4 pieds dactyliques de 4 temps brefs
(4X4 = 16).
2° Que la période du genre double, iambique, dont les
composantes : frappé et levé sont comme 2 est à 1 , ne
dépasse pas l'étendue de 18 temps premiers, c'est-à-dire au
maximum 6 pieds iambiques de 3 temps brefs (6 X 3= 18).
3° Que la période du genre sesquialtère, péonique, dont
les composantes sont comme 3 est à 2, ne dépasse pas
l'étendue de 25 temps brefs (5x5 = 25).
20
Chacune de ces périodes devient alors et théoriquement
un rythme dactylique, iambique ou péonique, spécifié :
à tant de temps premiers. Les qualificatifs : dactylique,
iambique, péonique, n'ont pas pour but de spécifier la
sorte de pieds qui entrent dans la composition de la
période, mais le genre du rythme auquel ressortit cette
période.
Ainsi une période de 4 pieds ti ochaïques égale 1 2 temps
premiers ; c'est un dimètre trochaïque, on le sait. Mais
si, mélodiquement — c'est-à-dire par les inflexions natu-
relles du frappé et du levé — il se divise en deux parties
égales de 6 temps premiers (6 -j- 6), cette période ressortit,
bien que composée de trochées, au rythme égal dit dacty-
lique de 12 temps. C'est un puQf^.ô; ^ay-vlv/M ^(ù^ZY.âc:rii).oz.
Par le raisonnement mental le qualificatif tJav.ruXix.ô;
éveille immédiatement en nous l'idée de division égale
entre le frappé et le levé, et la nature du pied employé
nous apparaît au second plan comme étant le trochée, par
la division mentale que nous faisons du nombre 6 en
deux autres parties égales = 3 -j- 3-
Constituons une autre période également de 12 temps
mais répartis entre trois pieds dactyles de 4 temps
chacun. Elle sera divisée théoriquement en deux parties
inégales comme un est à deux. Nous la spécifierons, à l'aide
de la même suite de raisonnements que précédemment :
rythme iambique de douze temps.
Le qualificatif « iambique r> sous-entend pour nous :
division inégale du simple au double 'donc i : 2) et, en
second lieu, cette répartition de 12 temps en 3 unités
fait ressortir 4 temps à chacune. Le pied dactyle nous
apparaît bien dès lors comme la base de cette période du
genre iambique.
Tout ceci est fort simple sous une apparence compli-
quée.
Pour ne pas fatiguer le lecteur nous ne nous étendrons
pas plus longuement sur cette définition. Retenons seule-
l
— 21 —
ment en outre que chacun des pieds-types pouvait com-
porter le mélange de toutes ses subdivisions possibles :
l'iambe être remplacé par le trochée ou le tribraque ; le
dactyle par le spondée, l'anapeste ou le proscéleumatique.
Que ce soit au iv® siècle ou au x^ siècle, il en était toujours
de même.
Lisons saint Augustin [de Musica. III~VI, 14) : « Ubi
pro longis singulis geminantur brèves, pseê- qui rhythmuiyi
obtinet, aliiim locamus ; velut pro iambo vel trochaeo
tribrachum, aut pro spondeo dactylum aut anapaestum
aut prosceleuinaticiun. r> Il avait déjà demandé à son
disciple (Lib. III, cap. IV, par. 8) : Die mihi utrum spon-
deus pes pyrrhicliio rhijthino possit adjungi ? « et le disciple
de répondre : " Nullo modo ; non enim continuabitar plausus
aequalis : cum levatio et positio in pyrrhichio singula, in
spondeo vero bina tempora teneant : et plus loin encore
(par. 10) : « Dactylo anapaestus (misceri) potest, nain... et
tempore ac plausu currit aequaliter ; utrique autem pros-
celeumaticus eadem ratione copulatur. «
Du sens de tout ce qui précède, il ressort nettement
que dans chaque période tous les pieds sont de valeur
rythmique égale entre eux : nisi aequalitate pes pedi
amicus est, ajoute saint Augustin (Lib. VI-X, 27).
Mais il ressort aussi clairement que de telles périodes
devaient, en répétant des unités toujours semblables
rythmiquement, être singulièrement monotones quel que
pût être le dessin mélodique qui en variât l'intérêt. On
sait, du reste, que la mélodie pure, telle que nous la pra-
tiquons, n'existait pas dans l'antiquité et que le chant se
mouvait dans un cadre limité à quelques sons. Aussi les
•mciens musiciens avaient-ils imaginé d'obtenir cette va-
riété, que le mélos lui-même ne possédait pas, en autorisant
l'introduction dans une période d'un type podique quel-
conque, de pieds d'un type différent sous la réserve d'une
déformation accidentelle de ce type ; déformation ayant
pour but de rendre ce pied étranger équivalent à
— 22 —
chacun des autres pieds de la période dans laquelle on
l'introduisait. C'est, on le sait encore, grâce à l'irrationalité
de certaines longues et de certaines brèves que l'on obte-
nait ce résultat sous forme de spondées abrégés, dactyles
cycliques, iambes ou trochées allongés, crétiques mélan-
gés ou complexes, etc.
L'irrationalité créait également des longues allongées
valant 2jën72Gèmps^ brefs ; des longues abrégées, de
3/4 de temps ; des brèves abrégées de 1/4 de temps pre-
mier, véritables demi-brèves.
A l'aide de cet artifice — qui nous prouve incidem-
ment que les combinaisons rythmiques simples de toute
nature ont été pressenties et pratiquées même dès l'anti-
quité classique — la plus grande liberté d'allures était
permise au musicien ; à tel point que le rythme proso-
dique lui-même se pliait à l'occasion au rythme musical :
Musica non subjacet regulis Donati, dit le grammairien
Priscien. Sans quoi l'égalité du rythme, axiome fondamen-
tal, eût été anéantie. On l'a vu certifié par saint Augustin,
et Hucbald de Saint-Amand théoricien du ix^ siècle le dit
à son tour sans équivoque : « Unde ilhid : Rex aeterne
Domine mdlam iamen hahet pedion rationem, sed tan-
tum concenius est ryihmica wodulatione . y> L'enseigne-
ment classique s'était donc perpétué intact pendant tout
le premier millénaire. Bernon d'Auge citait (1) à ce propos
les deux mots legite et doceic rythmés musicalement sans
souci de la quantité prosodique qui leur était dévolue.
Nous trouvons une troisième preuve de cette égalité
obligatoire de chacun des pieds successifs, dans la créa-
tion des « silences « employés çà et là dans le mélos pour
complète?- les unités lythmiques incomplètes mélodique-
ment comme elles le sont quelquefois dans les chutes de
phrase.
Enfin nous pouvons ajouter une considération qui, à
(1) Prologus in Tonarium, 14. Ed. Migne, t. CXLII, co!. 1115.
-- 23 —
elle seule, vaut pour toutes les aâSrmations : puisque le
pied maxime est la représentation amplifiée d'un pied
minime, et que celui-ci est composé d'un nombre de temps
premiers tous égaux entre eux, il est évident que le pied
maxime remplaçant chacun des temps premiers du pied
minime par un pied rythmique complet, chacun de ces
pieds rythmiques est égal à chacun des autres!
Au regard de la mise en oeuvre de cette théorie véné-
rable si luxueusement établie, nous éprouvons le regret
cuisant de ne pouvoir juger que très rarement de visu et
plus rarement encore de auditii du mérite des oeuvres
d'après lesquelles elle était établie.
Les pièces musicales antiques se sont retrouvées en trop
petit nombre sous la main des chercheurs érudits dont les
missions scientifiques sont peuplées, et le peu qui nous a
été révélé par leurs soins n'est pas pour forcer notre
enthousiasme. Néanmoins nous avons la certitude que les
œuvres disparues ne pouvaient être écrites théoriquement
que d'après les principes rythmiques rappelés plus haut.
Chose curieuse en vérité. Pour l'antiquité classique
nous avons les théories rythmiques pures et pour ainsi dire
pas d'œuvres musicales ; pour l'art musical du moyen âge,
au contraire, nous avons des œuvres en quantité innom-
brable et pour ainsi dire pas de théorie rythmique com-
plète dans tous ses détails. Il nous faut compléter les
auteurs les uns par les autres. Néanmoins ce que nous
possédons de ces derniers est là pour certifier que la
rythmopée antique a continué d'être celle de l'humanité
pendant ces siècles troublés. La rythmique du moyen âge
certifiée, à son tour, par l'analyse des œuvres musicales
de la même période s'étant perpétuée jusqu'à nous dans le
dédale des inventions rythmiques des générations qui nous
ont précédés, nous pouvons dire avec certitude que la
filière est ininterrompue, le lien intact et sans solution de
continuité. L'égalité des pieds rythmiques musicaux est
"toujours la base de la composition du mélos.
— 24 —
Pour qui saura comprendre toute l'importance de ces
données scientifiques révélées par les écrits des anciens
théoriciens, il paraîtra superflu de dresser ici le parallèle
des rythmes antiques et des rythmes modernes.
Certes nous avons inventé plus de formules rythmiques
que nos aïeux n'en connaissaient, mais toutes celles que
ceux-ci avaient découvertes sont encore du patrimoine de
nos écoles modernes.
La différence entre le rythme musical et le mètre poé-
tique apparaît dès ce moment.
Le rythme musical a précédé le rythme métrique. Cela
est certain. Tout peuple a chanté alors même que sa langue
parlée était encore informe; à fortiori il chantera en
l'absence d'une poésie même rudimentaire.
Le rythme musical a créé le rythme prosodique, mais la
poésie en s'affinant se constitua un ensemble de lois ryth-
miques propres, moins rigoureusement mécaniques que
celles qui régissent le rythme musical.
Nous verrions volontiers dans cette évolution primor-
diale comme la résultante de la constatation matérielle
d'une monotonie insupportable d'un texte déclamé rythmi-
quement sur un mouvement uniforme. La langue poétique
avec son tour d'esprit quelque peu vagabond, ses péri-
phrases redondantes, ses métaphores soigneusement caden-
cées, avait besoin pour se libérer d'un cadre rythmique
étouffant son essor, d'une latitude plus grande dans la
succession des composantes rythmiques, que la musique
n'en requérait grâce à la variété de ses intonations mélo-
diques.
La poésie déclamée, en outre, avait à se servir d'un
vocabulaire qu'elle n'était pas à même de transformer. Ce
n'étaient pas des sons, sans valeur fixe de durée, qu'elle
employait. D'un mot de quatre ou cinq syllabes dont l'une
était obligatoirement accentuée, elle ne pouvait faire à sa
guise, un mot de deux ou trois syllabes, tandis que la
mélodie resserre ou distend à volonté ses unités rylhmi-
— 25 —
ques. Elle peut faire d'une unité composée de 6, 8, lo
subdivisions, autant d'unités nouvelles et inversement.
Aussi le cadencement rythmique de la poésie se déga-
gea-t-il dès le début du rythme musical qui l'avait précédé ;
mais, par contre, le rythme n'étant autre chose qu'une
question de proportions dont le respect est à priori exigé
par l'être humain, poésie et musique y furent astreintes,
l'une par le besoin de sensation d'un cadencement harmo-
nieux de la parole — rythme oratoire poétique — l'autre
par celui de la mélodie — rythme purement musical mélo-
dique — chacune conservant le respect des lois générales
avec une part de liberté qui lui est propre.
Nous dégageant maintenant de toutes considérations
étrangères à notre sujet, nous pouvons envisager unique-
ment la période musicale en elle-même, telle qu'elle prit
corps sous l'influence de textes en prose à revêtir d'une
trame musicale.
La période musicale, avons-nous dit, est constituée par
une suite de pieds minimes tous égaux entre eux, con-
trairement au rythme prosodique qui, lui, admet l'inéga-
lité des pieds, pour les causes sus-rappelées.
Les textes anciens sur lesquels est fondée cette affir-
mation sont des plus probants. De siècle en siècle nous
les retrouvons proposés comme une base incontestée. Il
nous suffira de citer quelques-uns des auteurs les plus
réputés de ces temps lointains.
M. Fab. Quintilien, au ii^ siècle s'exprime ainsi (i) :
« Sunt et illa discrimina (entre le rythme et le mètre) quod
rythmis libéra spaiia , metris finita sunt ; et his certae
clausidae ; illi, quomodo coopérant , currunt usque ad
metabolem, id est transifum in aliud genus rythmi ,- et
quod mctrum in verhis modo, ryihmus etiam in corpoiHs
motu est. r>
L'allusion au rythme des mouvements du corps (la
(1) De Instit. orat., Lib. IX, 4.
— 26 —
danse), bien qu'étrangère à notre étude, n'en certifie pas
moins la différence que M. F. Quintilien veut faire res-
sortir.
Saint Augustin, deux siècles plus tard, revient deux
fois sur cette question :
« Inter rxjtlimmn et metrmn hoc interesse dixisti (i)
(c'est son élève qui lui répond) quod in rythmo conteœtio
pedum nullum ce^-tum habet finem, in métro vero habet :
ita ista pedum conteœtio et rijthmi et metri esse inielligi-
tur ; sed ibi in/lnita, hic aiitem finita constat, r,
« In conjunctis pedibus (2) sive libéra perpetuitate por-
rigatur ista conjunctio, sicid in rythmis ; sive ab aliquo
certo fine revocetur, sicid in metris ; sive etiam in duo
onembra quadam lege sibimet congruentia tribiiatur, sicut
in versibus ; qua tandem alia re, nisi aequalitate pes pedi
amicus est ? »
Avançons encore de trois siècles. C'est saint Isidore de
Séville (au vii^ siècle), qui dans son livre I, cap. 89 des
Étymologies paraît copier ses devanciers : « Huic adhaeret
rhythmus, qui non est certo fme moderatus, sed tamen
rationabiliter ordinatis pedibus currit ; qui latine nihil
aliud quam numerus dicitur. r,
Nous verrons dans un instant Guido Aretinus confir-
mer ces errements pédagogiques quatre siècles plus tard
encore.
Qu'entendent donc Quintilien, saint Augustin et saint
Isidore par ces mots : libéra spatia... nullwn certum
finem... infinita... libéra perpetuitate... concernant le
rythme, opposés à : finita... certae clasuluae... certum
finem... certo fine... regardant le mètre? Simplement que
le rythme est le mouvement réglé dès le début d'une
œuvre musicale, et non un ensemble de rythmes juxta-
posés d'après certaines lois. Pour nous servir d'une com-
(n Cfr. de Miisica, Lib. IH, Vil, 15.
(±) Op. cit. Lib. VI, X, -27.
~ 27 —
paraison à la portée des praticiens modernes, nous leur
proposerions volontiers l'identiâcation du rythme libre
de l'antiquité avec la mélodie pure de nos classiques du
genre « Sonate » et l'identification du vers antique à la
coupe rigide avec nos rythmes de danse dont la coupe est
également rigide.
Guido représente à son tour la tradition pure, preuve
évidente de la perpétuité des usages antérieurs.
A la base de sa théorie nous retrouvons le pied dans
ses diverses formes rythmiques : unus, duo, très sont
aptantur in syllahas, ipsaeque solae vel duplicatae neu-
tnam id estpartem cantilenae constituunt . , . cum et neumae
loco sint pedwn et distinctiones loco versuum, utpote ista
neuma dactylico, illa vero spondaico, illa iumhico métro
decurreret, et distinctionem nunc tetrametrain nunc penta-
nietram alias quasi hexametram cernes .. . (Guido Aretinus,
Microl. cap. XV].
Au sommet, nous retrouvons également la constitution
de la période musicale et des proportions numériques qui
la régissent : « Semper tamen aut in numéro vocum aut
in ratione tenorum neumae alteridrum conferantur atque
respondeanf, nunc aequae acquis (i : i), nunc duplae vel
triplae simplicibus (2 : 1,3: 1 ) atque alias collatione ses-
quialtera (3:2) vel sesquitertia (4 : 3) " (1),
Pieds égaux, périodes d'inégales grandeurs, propor-
tions numériques, rien n'y manque. On chercherait vaine-
ment une plus parfaite concordance de textes démontrant
la continuité d'un enseignement réellement classique et
dix fois séculaire. N'est-ce pas assez prouver, par consé-
quence absolue, qu'aucune solution de continuité, aucune
rupture d'aucune sorte n'a jamais été introduite dans la
filière des transformations de notre art musical ?
(I) Les proporlions 5 : 1 et 4 : .ï étaient rojelées par les anciens. Guido les
^\iév,WiC possibles ; inclinons-nous devant sa grande autorité.
Enfin, ne sommes-nous pas autorisé à conclure cette
seconde étude comme nous le faisions de la première ?
Disons donc : Rythmiquement, le chant grégorien est
la forme musicale directement dérivée de l'art antique ;
il n'y a pas rupture, la chaîne est intacte.
m
Si, au XI® siècle, les théoriciens de la musique, et en
particulier Guido et son commentateur superficiel Aribon,
se faisaient un devoir de conserver par écrit les lois de la
Musique, par contre il serait excessif de croire que de
leur temps les traditions pures de l'exécution s'étaient
fidèlement conservées.
Nous avons même la certitude du contraire. Elles étaient
mises de côté soit par inadvertance, soit par impéritie
professionnelle, soit par ignorance de la véritable forme
des mélodies, et bien plus par une opposition latente,
faite par les maitres de chant de nos régions, à l'intro-
duction d'un art nouveau dont leur routine les empêchait
de discerner le vrai caractère.
Là même où des maîtres romains avaient été appelés à
fonder des écoles, l'opposition et l'incapacité battaient en
brèche la réforme qu'ils prêchaient. Aussi voyons-nous
des monarques tels que Pépin et Charlemagne lutter et
rendre des décrets contre les coalitions intéressées de leurs
chantres ofiiciels pour les obliger à s'instruire auprès des
réformateurs venus de Rome et porteuis de livres de
chant conformes à l'usage romain.
Le résultat fut bien mince au point de vue de la pra-
tique, puisque en dépit des corrections imposées officielle-
ment, nous lisons dans tous les auteurs des siècles suivants
que des fautes subsistaient dans toutes les copies préten-
dument authentiques, et qu'en ce qui regarde l'application
de la théorie même, chacun l'enseignait à sa guise.
— 29 —
Toutes proportions gardées, la question du chant offi-
ciel était au ix*" siècle ce qu'elle est actuellement. Rome
désire l'adoption d'une liturgie chantée uniforme, et se
heurte à des usages locaux séculaires dont les gardiens
par routine, amour-propre ou ignorance ne veulent pas
se dessaisir.
Quoi qu'il en soit, l'unité n'a jamais existé. La diffusion,
quoique rapide officiellement, n'a pas porté les fruits que
ses apôtres en espéraient.
Aribon le dit sans précautions oratoires : « Qiiae consi-
deratio (celle du rythme authentique) jamdudum ohiit,
imo sepuUa est. »
Saint Bernard le constate non sans ironie quelques
siècles plus tard (i) : « Licei enim in vitiis omnia fere
conveniant ; in quibus tamen ratio nabiliter convenire pas-
sent, adeo disconveniunt , ut idem Antiphonarium nec
duae canant provinciae.
» Mirwn proinde videri potest quare major is faerunt
auctoritatis atque communio^is notitiae falsa quam vera,
vitiosa quam sana.
» Ut enim de comprovincialibus loquar ecclesiis, sume
Remense antiphonarium et confer illud Belvacensi vel
Ambianensi seu Suessionensi antiphonariil quod quasi ad
januam habes. Si identitatem inveneris, âge Deo gratias. »
Notons en passant que Reims, Beauvais, Amiens, Sois-
sons (et Metz dont S. Bernard ne parle pas ici) étaient
les centres de culture intensive de la musique liturgique.
Les écoles de cette contrée avaient toutes été ouvertes ou
réformées dès l'époque de Charlemagne et par ses ordres.
Qu'était-ce autre part l On le devine aisément. L'éloigne-
ment de toute direction autorisée a toujours produit les
mêmes effets.
Aussi n'est-il pas surprenant de voir Guy d'Arezzo s'ef-
forcer d'étendre l'usage du système d'écriture sur lignes,
(1) De Musica, par. 11. Kd. Gaume, i 1, col. 154:2.
3o
pour enrayer, si faire se pouvait et avant qu'il fût trop
tard, la perte de la mélodie elle-même, insuffisamment
fixée par la notation neumatique pour ceux qui ne la con-
naissaient qu'imparfaitement et par simple tradition orale.
Ainsi nous avons, dès le xf siècle, deux faits contem-
porains, certains, témoignant de la ruine du chant dès
une époque antérieure, et nous montrant le chant gré-
gorien sur le bord de l'abîme où il sombra dans le siècle
suivant.
A quelle cause première peut-on logiquement imputer
les premières atteintes portées au rythme matériel de
l'art qui nous occupe ?
D'abord, et en tout premier lieu, à la difficulté d'exé-
cution, au manque de moniteurs stylés, enfin à l'incapa-
cité des vulgarisateurs satisfaits de leur situation acquise.
Nous l'avons fait pressentir précédemment. Mais un autre
élément de trouble avait surgi du néant, élément de
trouble et de progrès tout à la fois. Nous voulons parler
de Vorganum. Essai timide d'une polyphonie dont nul ne
soupçonnait les lois physiques, mais dont chacun pres-
sentait la possibilité d'emploi.
Uorganum était, à proprement parler, l'accompagne-
ment de chaque note du chant par une autre note en
harmonie avec celle-là. Les premiers essais donnèrent des
résultats étranges. Les organistes n'ayant pas découvert
le principe initial du rapport des sons entre eux dans une
tonalité donnée, et aveuglés par un autre principe, faux
celui-là, établi sur la loi des nombres, décrétèrent que
tel intervalle, quarte ou quinte, étant la consonnance
vraie, naturelle, ou pouvait accompagner chaque note
de la voix chantante par une autre note à distance de
quarte ou de quinte.
Méthode empirique, s'il en fut, comme toute science
positive en a connu à son origine.
Ce n'est pas tout d'ailleurs et l'erreur matérielle eût
été vite reconnue, mais dans cette malheureuse question
— 3i —
un facteur redoutable était entré enjeu sous forme d'in-
struments de musique grossiers dont le maniement, diffi-
cile à cause de son imperfection mécanique, exigea pour
rendre son intervention effective une atténuation générale
du mouvement rythmique de l'œuvre musicale à accom-
pagner. La déformation du rythme s'ensuivit fatalement
et toutes les notes de la mélodie furent et durent être
exécutées lentement, presque égales les unes aux autres,
d'où l'appellation de planus cantus ou plain-chant, chant
plan, s'imposa pour distinguer celui-ci du chant popu-
laire rythmé allègrement.
Tel fut dès lors le chant liturgique du xii® siècle ; il est
resté tel jusqu'à nos jours.
Néanmoins cet état misérable devait être le point de
départ d'une manifestation artistique réellement surpre-
nante.
On se souvient que l'unité du rythme musical était le
pied composé de 3, 4, 5 temps premiers et formant par
leur réunion une formule rythmique pleine de mouve-
ment. Chacune des notes de ces formules en perdant son
rythme propre originel et devenant une note lourdement
émise et soutenue aussi longuomont que la note d'ac-
compagnement l'exigeait pour se faire entendre elle-même,
chacune de ces notes, disons-nous, devint la base d'une
formule rythmique d'accompagnement vocal au fur et à
mesure de la découverte des lois harmoniques qui régis-
sent physiquement les rapports des sons.
Nous pouvons représenter à l'oeil, et sous une forme
saisissable pour tous, cette suite de transformations:
unité du rythme
pied rythmique
subdivisible en
4 fractions dites « temps r
' ■* M I* U
de la durée totale de
r unité-type
— 32 —
Dans la suite, chacune de ces quatre (quarts) fraciions
devint une unité nouvelle
donc :
unités-bases
4 unités vocales
servant de base à
des formules rythmiques
d'accompagnement
ci :
I I I
notes d'accompagnement --ou ou ou
Pour peu que l'on soit familiarisé avec les choses de la
musique on remarquera, sans entrer plus à fond dans
cette exposition spéciale : i" que le système rythmique
antique réapparaissait dans toute sa pureté ; 2° que notre
système rythmique moderne dérive de cette aptitude à
être subdivisée à l'infini que la formule rythmique, quelle
qu'elle soit, possède intrinsèquement.
Il y a donc : rythme antique, déformation et annihile-
ment du dit rythme, puis reconstitution du même rythme
sur les ruines du précédent ; donc preuve évidente que
l'humanité compte au nombre de ses besoins essentiels
non pas une rythmique quelconque, mais la rythmique
que le Créateur lui a imposée dès sa naissance, puisque
malgré tout, elle y revient sans cesse comme poussée par
une force suprahumaine.
Que l'on retienne bien ce fait, il est d'une importance
capitale, en ce qu'il montre la « perpétuité « des exigences
rythmiques humaines et principalement de l'absence des
moyens d'expression en dehors d'un certain cercle de pro-
cédés matériels.
El) etFet, la mélodie était arrivée à son apogée dès la
tin du VIII* siècle environ. Les livres de chant l'avaient
propagée aux confins de l'univers chrétien, mais en s'éloi-
33
gnant du centre de culture elle avait perdu une somme
plus ou moins grande de certitude au regard de son
exécution, comme la lumière devient moins intense à
mesure que l'on s'éloigne du foyer qui lui donne naissance.
Le monde n'était pas alors en possession de moyens de
prompte information, à fortiori de prompte vérification
d'une parfaite conformité avec l'école-mère de la science
musicale. Pour un manuscrit prototype, dix, vingt copies
manuscrites surgissaient avec toute la légion inévitable
d'erreurs matérielles qu'un semblable travail a toujours
entraînées. Comment l'art authentique romain eût-il pu
résister à une pareille coalition d'éléments destructeurs ?
Avant même qu'une saine doctrine ait eu le temps de
s'implanter dans les pays de mission, Yorganum exer-
çait ses ravages rythmiques au berceau de l'Art lui-même !
Que conclure de ces données éparses, mais certaines
dans leurs détails, sinon que dans le chant liturgique,
comme dans les usages liturgiques de chaque contrée,
l'infiltration de la doctrine romaine ne fut jamais assez
puissante pour submerger et anéantir l'état de choses
préexistant? Si, de nos jours, la liturgie romaine a sup-
planté les liturgies diocésaines — après des siècles de
tentatives infructueuses — la liturgie chantée est encore
réfractaire à l'unification, en France du moins.
Mais, ne nous éloignons pas de notre étude et formulons
un résumé générai de tout ce qui précède.
CONCLUSION
Les historiens de la musique ont creusé un fossé
profond entre l'art grec antique et l'art du moyen
âge. Comment n'ont-ils pas cherché, ne fût-ce que par
curiosité, à savoir ce qui gisait au fond de ce fossé ?
Indifférence ou manque de courage, c'est tout un. Il est
plus à la portée de chacun de se contenter d'idées reçues
- Î4 -
sur les sujets les plus graves, même si elles sont erro-
nées.
Nous avons eu cette curiosité, et, certes, nous pouvons
dire en toute sincérité que si, au début de notre entre-
prise, le fond de l'abîme nous apparut d'une noirceur
à dérober à notre vue la place où poser le pied pour
tenter d'y atteindre, nos yeux s'habituèrent bien vite à
cette quasi-obscurité.
Ayant toujours présent à la pensée cet axiome : « Rien
ne se crée, rien ne se perd «, et croyant fermement que
l'homme n'est qu'un metteur en œuvre, nous avons con-
sidéré en musicien l'art grec antique et l'art du moyen
âge, comme un ingénieur considérerait deux falaises
abruptes séparées par un gouffre au-dessus duquel il lui
est imposé de jeter un pont. Commençant les travaux
d'approche sur les deux rives, il poussera chaque tronçon
dans le vide jusqu'à leur rencontre.
Il nous a paru que le même procédé pouvait être
employé pour relier l'art antique à l'art anté-palestrinien,
séparés par un abîme de dix siècles.
Après avoir étudié les théories musicales de ce millé-
naire, et cherché leur application sans violence dans les
manuscrits de la même période, nous avons été frappé de
l'étroite parenté qu'elles conservaient aussi bien avec l'un
qu'avec l'autre. L'abîme s'est trouvé comblé entre ces
deux manifestations. Le pont n'avait plus de raison d'être.
Le niveau était rétabli et la route aplanie.
A quelque époque que nous nous arrêtions dans l'inves-
tigation du passé musical des générations disparues et soit
que nous portions nos regards en avant ou en arrière,
nous voyons que la chaîne des transformations de l'art
musical n'offrait aucune solution de continuité, aucune
trace de rupture.
L'art moderne ne s'explique que par l'art palestrinien
et celui-ci ne peut s'expliquer que par la ruine momen-
tanée du chant grégorien. Le chani grégorien à son tour
— 35 -
ne peut s'expliquer que par la théorie qui l'a précédé dans
l'antiquité. Inversement, chaque étape de l'art prépare
l'étape suivante. La fusion est parfaite et l'alliage indécom-
posable.
Le chant grégorien était donc de la musique véritable
et le plain-chant n'en fut qu'un état misérable et passager,
une sorte de chrysalide qui, une fois les temps révolus,
devait se révéler sous une forme nouvelle.
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Le Rythme du Chant dit Grégorien, d'après la notation neumatique.
Appendice paginé à la suite de l'ouvrage précédent, de 265 à 363. 1 vol.
gr. in 8» (1899) 5 fr. »
Deux Mémoires sur la Notation neumatique, lus au Congrès de juillet
1900. Gr. in-8o jésus, 20 pages (1901). (Epuisé).
L'évolution de l'Art musical et l'Art Grégorien. Petit in-12, 54 pages
(1902) • 1 fr. »
A la Librairie Alphonse PICARD et Fils
82, Ul'E liONAl'AKTE, TARIS
La Richesse rythmique musicale de l'Antiquité, in-8", 84 pages
(1903) 3 fr. 50
A la Librairie MIRVAULT
69-71, RLE AU PAIN, .SAINT-(iEKMAIN-EN-LAYE (s.-ET-O.)
La Question grégorienne en 1904, in-8", 58 pages i,l90i) . 2 fr. »
La Science musicale traditionnelle, in-8 oblong .... 1 fr. »
U NOTATION MUSICALE
DITE NEUMATIQUE
L'histoire de la musique n'a pas échappé au sort commun à
toute histoire. Qu'il s'agisse de littérature, de politique, de reli-
gion ou d'art plastique, certains faits restent inexpliqués : un
mystère impénétrable semble les envelopper, un voile les
dérober à la perspicacité humaine.
Dans le champ de l'histoire de la musique du haut moyen
âge, labouré en tous sens depuis soixante ans, une portion a
résisté aux efforts les plus patients, celle du sens mélodique et
rythmique de la notation neumatique.
Fig. 1. — Spécimen de l'écriture neumatique du type de Saint-Gall, x« siècle.
(Oq remarquera les lellres, qui, de place en place, surmontent certains signes.)
Est-il donc si impénétrable, ce secret, que toute méthode
doive s'avouer impuissante à le percer jamais?
Bien loin est le temps où Th. Nisard publiait, dans la Reçue
archéologique^ des articles-réclames où, à côté d'énormités sug-
gérées par l'orgueil, beaucoup d'aperçus très justes se faisaient
jour par places. De Goussemaker, Danjou, de la Page, l'abbé Rail-
lard — le premier d'entre eux surtout — et d'autres moins
1. Revue, 1849-1850.
46 REVUE ARCHÉOLOGIQUE
notoires avaient également apporté leur pierre à l'édifice entre-
vu, dont chacun présentait un plan de sa façon. Oserai-je le
dire? c'est à peine si, depuis cette époque, la question neu-
matique a fait un pas vers sa solution, à ne considérer que la
marche des choses en ces soixante dernières années, et nul
n'ignore aujourd'hui que la réforme du chant liturgique catho-
lique, dans le sens d'une restauration scientifique du chant
primitif, à fait l'objet de discussions passionnées.
Quels qu'aient pu être les arguments échangés pour ou contre
telle ou telle interprétation des manuscrits neumés, l'ordre
bénédictin a conquis, en fait et de haute lutte, le privilège de
retenir l'attention du public spécial s'intéressant à cette réforme.
Le fait de la réussite est patent; mais le droit scientifique rend-
il ce succès inattaquable? C'est ce que l'on verra (§ III).
Aux yeux du public, la réforme, dite bénédictine, de Solesmes
est Y alpha et V oméga de toute science liturgico-musicale. Or,
il est bien certain, tout d'abord, que l'ordre bénédictin est divisé
contre lui-même en deux ou trois clans irréductibles sur cette
grave question, et que si une paix apparente s'est faite sur un
terrain neutre, cela tient seulement à des raisons de sentiment.
Il est non moins certain que l'ordre bénédictin, dans toutes
ses publications sur la matière, a considéré comme inexis-
tantes les objections les plus pressantes ; en fait d'autorité ou
de références scientifiques ', il se cite de préférence lui-même
dans la personne de ses adeptes. Enfin le mode de formation
do la fameuse Commission N'aticanc, instituée par le Souverain
Pontife pour rechercher les moyens les plus sûrs d'arriver à
une solution définitive, et sur le texte musical et sur son inter-
prétation éventuelle, laisse planer quelques soupçons sur la
nature du but poursuivi par les organisateurs. Cette commis-
sion s'est d'ailleurs égrenée dès les premières séances; les
quelques membres impartiaux s'étant retirés aussitôt que le
1. Voir, entre autres publications : Dom Cabrol, Bict. d'archéol. chrél. et de
liturgie, art. Accent, t. f, col. 220-240 (Letouzey et Ané, éditeurs, Paris, 1903.i
I
LA NOTATION MUSICALE DITE NEUMATIQUE 47
plan du président, le R. P. Dom Pothier, fut transparent : lui
seul, ses idées, ses principes. L'édition dite Vaticane n'en a
pas moins vu le jour, et je dis, en toute sincérité, que le monu-
ment est aussi parfait qu'une œuvre humaine peut l'être,
puisque cette édition, dite nouvelle, n'est autre que la réim-
pression, à quelques variantes près, de celle publiée en 1895 par
les mêmes bénédictins, œuvre déjà de premier ordre.
Telle fut la réalisation de la première partie du programme :
la restitution, scientifiquement établie, des notes de la mélodie
traditionnelle du viii^ au xiv" siècle. La seconde partie, restée
en suspens, concerne le rythyne qui donne à l'œuvre son mou
vement, sa vie.
Comme, aussi bien, il faudra sortir un jour ou l'autre de
cette impasse*, et ce, nécessairement, pour le plus grand profit
de l'art musical sacré — et même pour celui de l'art profane —
j'aborderai succinctement :
l*' La notation neumatique prise à son apogée d'usage au
ix7x® siècle, et se transformant peu à peu pour devenir la no-
tation musicale actuelle; 2° les origines de la notation neuma-
tique (en réponse à un ouvrage récent sur le même sujet);
3° le sens rythmique des signes neumatiques de la belle époque
du chant, ix®/x® siècle, d'après les théoriciens contemporains,
et contre l'école bénédictine de Solesmes.
I
On appelle notation neumatique un système de notation
musicale usité en Occident depuis la fin du viii'' siècle jusqu'au
xiii" siècle, plus ou moins tard selon les contrées. Il remonte-
rait même beaucoup plus haut dans le passé, si l'on parvenait
à établir avec certitude que le pape Grégoire I, dit le Grand, ait
1. En 1857 (?) on émettait déjà ce vœu. (P. Dufour, Mémoire sur les chant$
liturgiques... i( Nous avons tous grand besoin de quitter le vague poétique pour
entrer un peu dans le réel ! »). On verra dans notre § III qu'il n'y a rien de
changé du côté bénédictin en 1910.
48 REVUE ARCHÉOLOGIQUE
(( neiimé » son antiphonaire '. Son nom était alors révélateur
d'une origine latine; on l'appelait la no^tz rumana — note ou
notation romaine. Nous reviendrons plus loin (§ II) sur
cette question des origines».
Habitués dès l'enfance à la lecture des notes écrites sur des
portées musicales de cinq lignes, nous serions tentés de consi-
dérer à première vue la notation neumatique comme une
sorte d'écriture sténographique. Ce serait une erreur de nous
rendre trop facilement à 1 axiome formulé par Gui d'Arezzo^ :
« Causa vero breviandi neiimae soient fieri. »
Les neumes marquaient le rythme, les notes et les nuances ' ;
cela ne constitue pas une sténographie à proprement parler,
mais une notation complète suivant un mode de graphie réduite
à sa plus simple expression. Le terme « hiéroglyphes » est plus
conforme à la réalité, en ce qui concerne du moins notre inap-
titude à les lire couramment.
Le procédé de lecture de ces signes est, en vérité, à la portée
de tout le monde, aujourd'hui comme il y a cinquante ans.
Pour les érudits, le signe générateur de cette notation est
l'accent grammatical grave, et son contraire, l'accent aigu. Cette
thèse fort acceptable, qu'aucun texte n'établit d'ailleurs, est
ingénieuse et mérite toute créance : son auteur est le célèbre
Do Coussemaker''. Nous dirons plus loin ce qu'il faut penser des
commentaires ajoutés par l'éminent musicographe (v. § II).
« Les neumes, suivant nous (De Coussemaker), ont leur ori-
« gine dans les accents ; l'accent aigu ou arsis, l'accent grave
« ou thesis, et l'accent circonflexe, formé de la combinaison de
1. Sur ce sujet je renvoie le lecteur à mon étude sur la Cantilènc romaine,
p. 53 à 60 (Fischbacher, Paris, 1905).,
2. On lira avec le plus grand intérêt le cbap. III (pp. 149 et suiv.) de l'ou-
vrage célèbre de De Coussemaker : Histoire de i harmonie au moyen âge. Paris,
1852.
. Regulae musicae r%<micac, dans P. I., Migne, CXLI, col. 409 C.
4. Regulae de ignoto cantu {ibid., col. 416) alinéa : Quomodo aulem tiques-
cant voces, etc..
5. Hist. de l'harmonie au Moyen âge, p. 158, Paris, 1852-
LA NOTATION MUSICALE DITE NEUMATIQUE 49
« l'arsis et de la thesis sont les signes fondamentaux de tous
« les neumes. »
Pour les profanes, pressés de savoir et se souciant peu de
dissertations savantes, la notation neumatique est un composé
de groupes de points et de traits obliques superposés, alternant
avec des signes aux lignes sinueuses, des groupes de deux ou
trois apostrophes successives, et encore d'autres groupements
offrant un mélange de tous ces éléments réunis (v. ex. 1 et 2).
AlW
lut .^_.:
vf
J
Fig. 2. — Autre genre de notation dérivée du type de Saiut-Gall : les lettres-
nuances ont disparu, les signes sont souvent simplifiés. Type dit Accents
français.
Les créateurs anonymes de ce genre de graphie n'ont pro-
bablement pas cherché bien longtemps la mise au point d'un
tel système, fondé ou non sur le rôle des accents. Étant données
deux notes à chanter dont Tune était plus élevée que l'autre,
représenter lapins basse par un point ou un trait horizontal et la
plus élevée par un trait vertical ou oblique, dut être le premier
mobile de cette invention; le trait oblique indiquant le geste
même du maître simulant l'ascension de la voix vers le degré
supérieur, par exemple - / — la, si.
Les deux sons pouvant être émis d'un seul souffle {'K'nX)\i.x) ,
l'idée de lier cursivement ces deux éléments dut se présenter à
l'esprit en moins de temps qu'on ne met à l'écrire (v. ex. 3, les
trois premiers signes).
La substitution de points superposés lorsque plusieurs notes
50
REVUE ARCHEOLOGIQUE
se suivent, ascendantes ou descendantes, ne déroge pas au prin-
cipe fondamental :
. / z */ */ ^ / / /
Hg. 3.'
Dès lors, la notation neumatique avait vu le jour. Que l'on
imagine les mouvements inverses des notes, c'est-à-dire une
note supérieure suivie dune inférieure, on écrira un trait obli-
que ascendant soudé à un trait descendant (signe en V retourné)
et les deux sons se trouveront représentés diastématiquement :
A A A A /.. /. /..
i
t
Fig. 4.
Combinant les mouvements ascendants suivis de descendants,
l'application toute simple du principe fondamental engendre
les signes suivants :
-fr^^^^ï^
rtcln*
groupe total iiîgullor
Fis. 5.
UL^^=M^
Fi". 0.
Il est clair que, sur cette base, il suffira d'ajouter ou de
retrancher un ou plusieurs éléments, avant ou ajirès la formule-
racine, pour créer toute une série de graphies nouvelles suivant
LA NOTATION MUSICALE DITE NEUMATIQUE 51
exactement les conloiws mélodiques d'un chant à noter ; chaque
groupement étant fait conformément à la loi supérieure dite
de l'inflexion rijthmique vocale (zvîîj[ji,x, pneuma,soVii^Q), qui est
tout le système, dont le nom générique « système ou notation
neumatique ' » est tiré de l'objet à représenter graphiquement.
Fig. 7.
Chaque groupe de sons est représenté par un neume et forme
une inflexion vocale définie comme l'est une syllabe du langage
ordinaire : no-la-iion =z trois syllabes, parties d'un tout qui
est le mot entier ^ comme les groupes de sons, notés figure 7,
forment, chacun en soi, une syllabe muskalp, partie d'un tout^
(mot musical) (v. § 111).
Par contre, on a été plus loin en imaginant quelques signes
particuliers, tous rigoureusement constitués d'après le principe
fondamental, représentant des ornements du chant, tels que
trilles, appogiatures, échappées, grupetti.
L'ensemble a formé, en fin d'analyse, un système remarqua-
blement homogène, et répondant à tous les besoins ou deside-
rata de l'antique école au sein de laquelle s'élaborèrent les
mélodies primitives *.
Le véritable premier secret, pour nous, résidait dans l'indi-
cation des notes à o^ecowmr sous ces formules hiéroglyphiques.
On n'a pas réussi à le percer à jour. Moi-même j'ai perdu plus
de dix années à vouloir le résoudre. L'échec de toute tentative
1. Le p de pneuma est tombé de bonne heure en déjuélude dans nos con-
trées occidentales.
2. V. § III, les textes fondant cette théorie.
3. V. Gui d'Arezzo, Micrologus, ch. XV, tout le début. V. notre ouvrage La
Canlilène romaine, dans lequel (p. 81 à 113) l'analyse du chapitre XV de Gui
d'Arezzo est faite phrase à phrase avec exemples.
4. Il ne serait pas applicable à la transcription des mélodies modernes con-
çues dans un tout autre ordre de faits rythmi'^ues.
52 REVUE ARCHÉOLOGIQUE
lient à un fait de déformation de la mélodie, certainement diffé-
rente aujourd'hui de ce qu'elle était à l'origine.
Ce problème, insoluble en apparence au premier abord, a
été résolu d'une façon très simple en confrontant les manus-
crits neumés avec les manuscrits notés du xiv"* s. La juxtaposi-
tion des diverses notations d'une même pièce et la concordance
des transcriptions ont rétabli la tradition écrite. Toutefois il
n'est pas admissible que, au moment où cette notation fut ima-
ginée, un ensemble de règles d'écriture et de lecture n'ait pas
été formulé clairement pour permettre de réaliser de premier
jet, et à première vue, la notation et le déchiffrement des mélo-
dies usuelles. S'il n'en avait pas été ainsi au début, on eût sans
doute utilisé la vieille notation alphabétique que nous verrons
renaître de ses cendres, passagèrement, dans une école vers le
xVxi° siècle'.
Néanmoins, aucun des anciens auteurs n'aborde cette question
ténébreuse. La supposent-ils connue ou insoluble? Ne l'igno-
rent-ils pas plutôt eux-mêmes? Ce dernier cas est le plus pro-
bable : il expliquerait leur silence, et, mieux encore, le besoin
qu'ils éprouvaient de compléter, par l'addition d'indications
moins vagues, la notation des manuscrits en usage.
Ce furent d'abord les /étires dites romaniennes, lettres ini-
tiales de termes dont on n'avait que faire la plupart du temps.
De nos jours, on a accordé à ce système une puissance magique
qu'il ne possède pas, pris en lui-même. A part cinq ou six
lettres,, tout le reste n'est que folio imagination. On fit mieux.
On traça sur le vélin une ligne, à la pointe sèche ou à l'encre,
cette ligne étant réputée représenter le niveau sonore de la note
fa. Toutes les autres notes, au-dessus ou au-dessous de ce fa,
s'étageaicnt ensuite naturellement autour de cette ligne point de
repère, à laquelle on superposa bientôt une seconde ligne sup-
portant la note ///, les notes intermédiaires s'espaçant entre
elles deux. On peut dire que, de ce jour, la portée fut créée en
1. V. ex. 10. Ms. de Montpellier.
LA NOTATION MUSICALE DITE NEUMATIQUE 53
principe, dès que les neumes furent transportés tels quels sur
ce cadre fixe.
Une troisième ligne, médiane entre les deux premières, ne
tarda pas à s'imposer (fig-. 8),
lié In' ja
A
1 *! ^
tuf ' «/Î-" r-nfhrf
Fig. 8. — Notution ueuraalique sur 3 lignes.
De l'écriture à trois lignes, on devait inévitablement passer
à celle sur quatre (fig-. 9), et même cinq lignes, celle-ci plus rare.
11 suffisait d'ajouter au dessus de la ligne à'ut, ou au-des-
7^-
.^^li-z^^ Jl ' J!-'^' A(L.
">■", Afi \ rrr -, -
^^?^^-.— r^-— r-r^-rn^r- . -
turftrwni tntmoltl
l"'ig. 9. — Notation neumalique sur 4 lignes.
sous de celle de fa, les lignes supplémentaires nécessitées par
l'amplitude de la mélodie, et l'on supprimait, en bas ou en
liaut de la portée ainsi créée, les lignes devenues inutiles.
54
REVUE ARCHEOLOGIQUE
C'est ainsi que nos clefs usuelles — que d'aucuns croient être
une superfluité — ont vu le jour et passèrent de la musique
neumée dans le système figuratif mesuré du xiv° s., puis dans
le nôtre, parce qu'elles répondaient à une nécessité d'écriture
selon le diapason et l'amplitude de la partie vocale ou instru-
mentale à écrire.
Entre temps, un autre mode d'éclaircissement avait été ima-
giné, — simple guide-âne, disons-le fort irrespectueusement,
mais c'est le seul mot qui convienne. Au-dessous de chaque
r
r
s
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Fig. 10. — Fragment du manuscrit à double notation, neumatique et
alphabétique de Montpellier.
ligne neumatique on écrivit la lettre-son, emprunt fait à îa
pratique gréco-romaine antérieure.
La nature même du manuscrit qui porte cette addition
montre qu'il n'était qu'un codex-répertoire, annoté comme
un instrument de contrôle. Il n'y a pas lieu de lui attribuer
une place en vue dans l'histoire de la notation : une mention
suffit. L'existence de ce manuscrit n'en est pas moins à signaler
pour une autre constatation qu'il permet de mettre en relief :
il s'agit de la perte certaine de la tradition d'écriture à l'époque
où il fut rédigé, xi® s. (fig. 10).
La portée musicale étant passée dans l'usage, les neumes se
transformèrent, peu à peu, ipso facto, par le besoin que l'on
éprouva de les dépouiller de tous les jambages superflus, fort
LA NOTATION MUSICALE DITE NEUMATIQUE 55
pittoresques sans doute, mais nuisant, et cela sans profit com-
pensateur, à la netteté de la lecture. C'est ainsi que la notation
carrée se substitua au système neumatique. Toute fantaisie
d'interprétation de la note et des groupes de notes était écartée
désormais.
On conçoit combien aisée fut la reconstitution de la ligne
mélodique du chant ancien. Il suffisait d'avoir sous la main,
et à sa disposition entière, le plus grand nombre possible de
manuscrits notés en clair, de les confronter, de les transcrire
— en rectifiant, d'après les meilleurs manuscrits, les altérations
'. ;
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Fig. 11. — Extrait d'un livre de chœur du xuie siècle. Notation carrée sur
4 ligues.
passagères des copistes — pour présenter de nouveau le chant
dans son intégrité originelle. Telle fut l'œuvre des Bénédictins
de Solesmes, œuvre de patience que seuls ils pouvaient entre-
prendre, parce que toutes les bibliothèques abbatiales leur
étaient ouvertes. Un individu isolé, réduit à ses propres forces,
n'eût pu réussir faute de temps : une vie humaine n'eût
pas suffi à parfaire le contrôle sévère de toutes ces versions
manuscrites, au cas fort improbable où les bibliothèques
abbatiales se seraient ouvertes à ses désirs. Les Bénédictins
étaient donc les seuls qualifiés pour cette grande œuvre. Sans
elle, aucun travail sérieux n'était possible ; sans elle, la Vaticare
n'aurait jamais vu le jour.
*
Le résultat le plus intéressant de l'invention de la portée
musicale fut de préparer la voie à un nouveau type d'écriture
qui, dans la suite des siècles, et progressivement, devint cet
admirable instrument qu'est la notation moderne,
56 REVUE ARCHÉOLOGIQUE
D'autre part, la création de la portée, au x- siècle environ, a
eu cet autre résultat de rendre moins regrettable pour nous la
perte des traités primitifs enseignant la méthode d'écriture et
de lecture du système neumatique. Cette perte, enfin, n'est à
déplorer qu'au seul point de vue de la curiosité bien légitime
du chercheur mis en présence d'un texte neumatique dont
aucune transcription notée ne nous serait pirvenue; il on
existe quelques-uns qui, de ce chef, resteront toujours lettre
close.
II
Les origines de la notation neumatique.
Nous ne saurions ici, sans dépasser notre but, rappeler les
diverses et nombreuses opinions émises, il y a un demi-siècle,
touchant les origines de la notation neumatique. Une seule
d'entre elles méritait de retenir l'attention et l'a retenue, celle
de l'accent grammatical, grave ou aigu, émise par De Cousse-
maker; l'auteur inclinait en faveur d'une origine romaine.
Moi-même au Congres d'histoire comparée de la musique,
tenu à Paris en 1900, je concluais très affirmativement en
faveur de la môme origine, bien que pour des raisons dilTé
rentes de celles auxquelles De Coussemaker se référait.
Cette thèse « romaine » ayant été critiquée dans un ouvrage
paru récemment', on ne peut éviter d'envisager la question
dans son ensemble.
L'auteur, .1. Thibaut, de Constantinople, admet la théorie
de l'accent générateur et signe fondamental de la notation
neumatique ; par contre, il tend à en faire non une création
originale romaine, mais un sim|)le emprunt de l'Occident à une
notation orientale antérieure, fondée sur le même principe. On
va voir par quelle suite de déductions.
1. Joh. Thibaut, Origine byzantine de la notation neumatique de l'Eglise
latine, Paris, 1907.
I
LA NOTATION MUSICALE DITE NEUMATIQUE 57
J. Thibaut fait dériver la notation neumatique de la nota-
l .._ TomIl.T.P7u.n.J.p.s7.
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9 ecmmroeHâ ^uuj w^uX^^^^
Fig. 12. — Tableau des sigues de ia uotatiou byzautiue (extrait d'un manuscrit
de saint Biaise par Dom M. Gerbert, abbé; De canlu et musica sacra, t. II,
pi. Vni, p. 56-57).
tion hagiopolite ou de S. Jean de Damas, sœur d'une notation
58 REVUE ARCHÉOLOGIQUE
dite constantinopolitaine , loutes deux composées d'environ
24 signes purement conventionnels dans leurs formes gra-
phiques et n'ayant, de ce fait, aucun rapport avec le mouve-
ment mélodique' qu'ils représentent : ce sont de pures notations
sténographiques.
Voilà une première objection ; elle montre déjà la diiïérence
d'objectif entre nota leurs latins et notateurs orientaux, puisque
la notation lat|ine est essentiellement une notation de mouve-
ments mélodiques, dans lequels chaque son est représenté par un
signe distinct dans la formule appelée « neume », fondée sur
l'inflexion vocale : chaque inflexion étant représentée par un
neume.
La notation constantinopolitaine avait emprunté, dit J. Thi-
baut, quinze de c'es signes à une notation antérieure dite ekpho-
nétique, usitée pour les lectures des Livres Sacrés, mais dont
on ignore, de nos jours, la signification pratique, lacune plu-
tôt grave pour permettre d'étayer une thèse de dérivation de
sens. La forme des signes reste alors le seul lien visible entre
ces deux systèmes : est-ce un lien suffisant ?
Enfin, la notation ekphonétique paraît avoir adopté, à son
tour, la série entière des signes prosodiques de l'antiquité :
accents (aigu, grave et circonflexe) et signes conventionnels
(long, bref, etc...)-.
Conclusion de J. Thibaut : la notation neumatique latine est
issue des signes d'accentuation ancienne, en passant par la
filière des trois notations sus rappelées : ekphonétique, constan-
tinopolitaine ethagiopolite.
Comparons d'abord les 17 signes fondamentaux latins, neu-
matiques, (fig, 13) avec les signes byzantins (fig. 12).
Je ne m'arrêterai pas à chaque signe en particulier en le rap-
prochant du signe byzantin auquel le P. Thibaut le compare;
une vue d'ensemble permet de saisir la différence matérielle
1. On appelle itMuvtmenl mélodique la succession ou l'enchainenaent des
noies.
2. V. J. Thibaut, ouv. cité, pp. 24, 34, 71 et 81, les tableaux de signes.
LA NOTATION MUSICALE DITE NEUMATIQUE 59
des deux graphies, et, pour ne citer qu'un seul cas d'interpré-
tation de sens, je proposerai celui du premier signe latin du
tableau, Vépiphonus, que J. Thibaut identifie avec le pethasii
constantinopolitain dérivé du synemba ekphonétique : le pethasti
byzantin signifie exactement le contraire de l'épiphonus latin.
Il en est de même de quelques autres; certains signes d'une
notation n'ont, dans l'autre, aucun équivalent.
Je demanderai plutôt : Qu'est-il besoin de conduire la nota-
tion neumatique à travers le dédale de ces systèmes orientaux
F/o'iphonus S/rop/)iC(Li .^cm^diÇ Forrec.tai On'scust
7 /3 A J i)
/ iJ A J7 s
!^â
Fig. 13. — Tableau des H sigoes aeuiuatiques latiQS doQoés par le inaauscrit
de Miirbach, cité par le P. J. Thibault,
qui n'ont aucun rapport avec elle, sauf dans le signe fondamen-
tal (accent) que les Latins connaissaient depuis sa création
sans le secours d'aucune école intermédiaire, surtout asiatique?
Est-ce de ma part une nouvelle objection sans valeur ? et,
par ailleurs, ne faut-il pas envisager les faits sans biaiser?
Or donc, qu'ont fait les Byzantins? Ces accents ekphonétiques,
ils les ont gardés, intacts, en partie, en leur assignant une
signification quelconque, — fixe évidemment — mais que leur
dessin ne fait nullement pressentir ; puis ils ont créé de nou-
veaux signes bizarres ayant une signification également quel-
conque et dont le dessin ne permet pas de deviner davantage le
60 REVUE ARCHÉOLOGIQUE
sens. Bref, ils n'ont abouti qu'à constituer un tableau de signes
conventionnels.
Et nous, Latins, qu'avons-nous extrait du système ekphoné-
tique que l'on veut nous imposer comme source de notre écri-
ture musicale? A supposer que nous y ayons puisé réellement,
nous avons écarté tout le système conventionnel à l'exception
des deux accents fondamentaux Voxeia ou accent aigu et la
bareia ou accent grave, et, do leur combinaison, nous avons
créé un système entièrement nouveau, d'une logique impec-
cable (v. § I).
De ces faits, que conclure? sinon que deux courants sont
issus d'une même source et se sont séparés dès l'origine pour
jouir d'une existence indépendante : l'un, l'oriental, se traînant
péniblement; l'autre, le latin, animé d'une course qu'aucun
obstacle n'arrête, s'adaptant à toutes les circonstances et pour-
suivant son cours en fertilisant tout sur son passage : notation
neumatique libre, notation neumatique sur lignes, notation
figurée, notation moderne, toutes suivant l'évolution de l'art,
se perfectionnant avec lui, faisant corps avec lui.
Considérez maintenant la stagnation orientale. Tel était le
système au viiVviii'^ siècle avec S. Jean de Damas, tel il est
au xx*'. Pas un progrès; rien que la décadence de l'art, corré-
lative d'une notation figée et pétrifiée dans l'absurde d'une
classification imperfectible. Les Latins du xx*' siècle ont, ce
semble, les coudées franches pour prétendre ne rien devoir à
l'Orient. L'esprit latin est assez puissant, clair et clairvoyant,
l)ournerien emprunter en dehors d'un principe, dont le génie
de la race saura tirer tout le parti possible. C'est ainsi que, sans
outrepasser les limites de la vraisemblance historique, on peut
admettre que S. Grégoire le Grand (5'.)0-G04) connut la nota-
tion neumatique, la nota romana, dont la légende lui a attribué
l'usage pour noter son antiphonaire : à supposer qu'il ait
jamais mis la main à cette entreprise.
D'un autre côté l'intervention légendaire du grand pontife
pèse trop lourdement sur l'histoire de la notation et du chant
LA NOTATION MUSICALE DITE NEUMATIQUE 61
liii-mômc. 11 ne faut pas oublier que ni Boccc (vV'vi'' siècle), ni
Isidore de Séville (viVvii*' siècle) ni Hède (viiVvm" siècle) n'ont
parlé des neumes. C'est un triple témoig-nage négatif à ne pas
écarter. Un fait, légendaire également, reste du moins en
vedette concernant l'antiphonaire de S. Grégoire : c'est la copie
dudit antiphonaire faite par ordre d'Adrien, pape, et l'envoi
de ce manuscrit à Charlemagne vers 790. Tout milite en faveur
de la possibilité de ces choses et il reste, en fin de compte, que
la notation remonte à coup sûr au viii<^ siècle pour l'usage quo-
T f
hc^^àimi'^fàxii^ clitnamTToreuL anc*
___VjJimL\.ccfTiliC' cnmrqfutlilmàpoôdTii^-
Fig. 14. — Fragment d'uQ tableau ueuuiatique doûcé par Gerbert, de canlu
(11, lab.). Ce tableau est beaucoup plus complet que celui de Miiibach (ex. IS).
tidien, et probablement au vi'= pour son invention. Pour que la
thèse du P. J. Thibaut fût, sinon complète, du moins ébauchée,
il aurait fallu que « considérant chaque signe de la notation
constantinopolitaine traduisible selon la signification du neume
latin correspondant, il nous montrât la formule mélodique latine
sous le signe constantinopolitain, et réciproquement. » Or, les
transcriptions sont totalement divergentes, et, par là, prouvent
la fragilité de la thèse d'identification proposée ' . Les signes n'ont
que peu de rapports graphiques; les dénominations des signes
n'ont pas d'équivalence rigoureuse; la transcription est diver-
gente; le principe de formation des signes dans l'un et dans
l'autre système accuse un objectif différent.
L'origine de la notation neumatique ne semble pas pouvoir
1. L'ouvrage du P. J. Thibaut n'en est pas moins une œuvre de valeur et
dont la lecture ne peut qu'être profitable.
62 REVUE ARCHEOLOGIQUE
être autre que romaine, on en conviendra sans peine. Que la
base du système soit l'accent grammatical, ou le point et ses
combinaisons en groupes ascendants ou descendants, la ques-
tion est subsidiaire. Prenons la notation à son apogée d'usage
au ix^ siècle; c'est un monument du génie latin.
III
Signification rythmique de la notation neimatique latine.
On a attiré, tout d'abord (§ I), l'attention sur le qualificatif
Neume, Neumatique. Au moyen âge, le système musical qu'il
désignait s'appelait d'un seul mot : Neiimae ou Neumata ^z les
Neumes. Le chanteur, professionnel de cet art particulier, est
dénommé le « neumaticus canlor »'.
S'il n'y a pas, dans ces termes techniques, la spécification
précise d'un système particulier, c'est que les mots n'ont plus de
sens. On n'a jamais remarqué d'assez près combien les dénomi-
nations appliquées à chacun des systèmes antiques de notation
sont tirées de V objet, ei non du procédé graphique qui nous les
a fait connaître. « Notation prosodique, ou ekphonétique »
est un terme étroitement lié à l'objet qu'il spécifie : le discours
déclamé. « Notation neumatique » désigne un art dont le mode
d'expression est une mélodie constituée par des groupes de
sons réunis en des émissions vocales distinctes, constitutives
d'un rythme sid (jeneris : le rythme musical antique pur,
opposé au rythme métrique de la poésie chantée. Plus près de
nous, on spécifiera « musique ou notation figurée » pour dési-
gner un art nouveau, caractérisé par des valeurs rythmiques
dont les proportions de durée seront entre elles dans des rap-
ports numériques ayant des affinités avec les proportions
numériques des arts du dessin, figurées par des lignes harmo-
nieusement rythmées.
1. Cf. Gerbert, de cantu, II, 60.
LA NOTATION MUSICALE DITE NEUMATIQUE 63
Neuma — déformation orthographique du grec pneinna =
souffle ou inflexion — est vomm (voix == notes) seu notularum
(petites notes de l'écriture) unica respiratione congrue pronun-
ciandanim aggregalio » dit Gafori. « Neuma graece, latine
fiumerus solet interpretari ». « Le neume est la réunion des sons
ou notes à émettre convenablement d'un seul souffle : le mot
grec neuma se traduit en latin par le mot nombre ».
Le mot latin numerus étant, d autre part, la traduction
serrée du mot grec a rhythmos » = rythme', il s'ensuit que,
dans l'esprit des maîtres rythmiciens du moyen âge, rythnip,
nombre et neume sont une seule et même chose. Le neume,
signe, est donc, sans contestation, la représentation graphique
du rythme numérique procédant par inflexions vocales.
Le neume-inflexion étant un élément du rythme, l'unité
rythmique gréco-romaine étant le pied rythmique, et, d'autre
part, le neume étant lui-même l'équivalent du pied rythmique
latins il est évident que le signe neumatique est l'incarna-
tion graphique de l'unité rythmique musicale ou pied; qu'il est
l'élément rythmique par excellence, et le seul procédé employé
au moyen âge pour représenter, une à une, les inflexions,
c'est-à-dire les unités ou pieds rythmiques, dont la phrase
musicale est composée. Telle est, en peu de mots, la pure
théorie régissant la lecture rythmique du chant neumé, celle,
en somme, dont je suis le champion irréductible depuis plus
de quinze années et que j ai caractérisée par une dénomina-
tion ne prêtant à aucune amphibologie : la théorie du Neume-
Temps, parce que le temps rythmique est l'équivalent moderne
de pied rythmique ancien, d'où : pied = neume = temps =
Neume-Temps.
Aucun auteur, ni ancien ni médiéval, ne s'est écarté de ces
1. Cicéron, Orator, § 41 : « Numerus, graece pjOfjLÔ; inesse dioitur ». —
Quinlilien, Inst. oral., lib. IX : « Numéros, puô[j.oùç accipi volo » et « Nam
rylhmi, idest numeri ». — S. Augustin, De Musica, lib. III, cap. 1-2 : « Rythmus
id est numerus». —Hucbald, Musica enchiriadis, II : « Ratio, quae in rylhmis
qui latine dicunlur numeri.. », etc.. Il y a unanimité d'enseignement.
2. Gui d'Arezzo, Microl. XV, « Cam et neumae loco sint pedum... »
64 REVUE ARCHÉOLOGIQUE
principes fondamentaux, quel que soit le système musical
particulier à l'époque qui le vit naître. De nos jours encore,
le rythme musical est une succession (l'indexions isochronique-
ment répétées ou temps, que l'évolution progressive de la
structure des mélodies a fait réunir par deux, trois, quatre ou
cinq, formant des divisions numériques appelées « ?nesiires » :
plusieurs mesures constituent une incise ou phrase musicale.
La mesure moderne est plus qu'un artifice conventionnel;
c'est une nécessité d'écriture correspondant à la sensation inté-
rieure de tout auditeur doué d'un sens musical, même élémen-
taire, lui permettant de saisir les rapports réciproques des par-
ties constituant par leur réunion le melos entier. Le rythme pur
ne connaît pas la mesure moderne.
La musique est, avant toute considération d'esthétique senti-
mentale, une science mathématique, la science rythmique par
excellence, et enseignée conime telle au moyen Age.
Voici les textes qui étahlisscnt sur un fondement solide le
résumé technique que l'on vient de lire :
1" Définition du rythme considéré en lui-même. Quintilien
écrit {Inst. oral. IX) : « Oninis struclura ac dimensio et copii-
« latio vocum [i. e. sons] constat aut mimeris {numéros puOy.iù;
« accipi vo/o) aut i).izpz'.:, id est dhnensione quadam » = Tout
arrangement mesuré et assemblage de sons repose sur les nom-
bres (pris dans le sens de rythmes) ou sur les mètres, c'est-à-
dire sur une mesure particulière.
« Nam rythmi, id est numeri, spatio temporum constant... »
car les rythmes, i. e. les nombres, dépendent de la durée des
temps (temps premiers, étalon rytlimi(|ue ancien correspondant
à une fractio?i brève d'un temps de la mesure moderne).
(( Hoc interest quod rijthmiis indifferens est dacti/liisne ille
(( jirtores haheat brèves an sequentes... ». Il importe de savoir
que, en rythmique, il est indilîérent d(^ placer les brèves du
dactyle avant ou après [la longue].
« Sunt et illa discrimina, quid rythmis libéra spaiia, metris
« /mita sunt; et his cerlae clausulae ; ilU quomodo coeperant
LA NOTATION MUSICALE DITE NEUMATIQUE 65
a currunt usqiie ad [;,£Ta6o).Yiv, id est transitum m aliud genits
« rythmi. )) Il y a cette divergence entre les rythmes et les
mètres, que les rythmes n'ont pas de limite fixée, tandis que les
mètres sont limités dans leur étendue et doivent s'y tenir. Les
rythmes, au contraire, s'enchaînent suivant le type adopté au
début de la phrase, et se poursuivent jusqu'à la métabole qui
est le passage en un autre genre rythmique.
Musicalement, il y a cette même différence entre le rythme et
le mètre compris selon les anciens, que nous constatons au
xix*" siècle, d'une part, entre la musique facile des opéras-comi-
ques' (genre Auber, Rossini, Donizetti etc.), représentant la
musique métrique antique, et, d'autre part, \d,musique rythmi-
que continue du type wagnérien (et de nos maîtres modernes)
représentant la rythmique pure de l'antiquité^ (... rythmis libéra
spatia sunt...) telle, probablement, que Pindare l'a employée
dans ses odes triomphales. Wagner est d'ailleurs, à mes yeux,
une sorte de réincarnation du célèbre poète thébain.
*
Liberté d'étendue du rythme ne signifie pas rythme sans
règles constitutives des unités qui, sous le nom de pieds rythmi-
ques, en sont la matière même. Ceux-ci, selon leur constitu-
tion en nombre d'éléments fondamentaux appelés temps pre-
miers, ressortissent à l'un des trois genres rythmiques fondamen-
taux : le genre binaire, comportant les rythmes à nombre
binaire de temps premiers (2 ou 4 ou G) ; le genre ternaire, ceux
à 3 temps premiers ; le genre sesquialtère ou hémiole, ceux à
5 temps premiers.
Le membre de phrase, commencé dans un genre, continue à
se développer en unités du même genre « usquead metabolen »,
1. Metris spatia finita sunt = phrases musicales de 4 mesures, sans cesse
répercutées, sortes de télramètres musicaux.
2, Malgré la divisioa mesurée, souvent fautive d'ailleurs; car nos maîtres
ignorent tout de la théorie de l'écriture du rythme musical, à la diffusion de
laquelle j'ai consacré cinq années de mes cours libres à la Faculté des Lettres
de Paris.
Gfi REVUE ARCHÉOLOGIQUE
c'est-à-dire jusqu'au changement de genre, s'il y a lieu d'en
adopter un nouveau. Tous les pieds rythmiques constituant un
membre de phrase sont donc égaux enire eux, et cela est de
l'essence du rythme même.
Introduirait-on dans un membre un pied rythmique étranger
au genre, que le musicien, par un artifice autorisé, l'égaliserait
en durée avec les pieds du genre. Ceci se rencontre dans la
poésie lyrique chantée où le mélange de pieds de genres dilTé-
rents est une des prérogatives de cette culture : in verùbus res
est aperlioï", qiiamquam etiam, a modis quibusdmn cantu remolo,
soluta esse videaiur oratio ; maximeque id inoptimo quoque eorum
poelarum, qui Aup'.xoi a graecis nominantur, quos cum cantu spo-
liaveris nuda poene remanct oratio. (Cic. Orat., § LW).
La musique égalise donc les unités rythmiques.
Pieds égaux, en musique ancienne, et étendue rythmique
libre pour le membre de phrase. Temps égaux en musique
moderne, et libre étendue du membre de phrase, engendré
par le sens mélodique. Mômes lois à vingt siècles de distance.
*
*• *
La musique neumatique étant la forme musicale intermc-
diaire entre la culture antique et la culture moderne, dérive-
t-elle directement de la culture antique en préparant du même
coup la culture moderne classique? Est-elle une forme dart
spéciale à un peuple, à une race ou à une époque, qu'il faille
exhumer des ténèbres d'un passé mal délimité?
Les textes des théoriciens de cette forme musicale intermé-
diaire nous répondront '.
1" Sur l'égalité du rythme et son processus : Hucbald de
Saint-Amand, Commemoralio brevis {Pair. Lat. de Migne,
t. CXXXII, col. 1041-42) : Quae canlandi aequitas ri/tfimus
graece latine dicitur numerus, quod certe onine inelo^ more
metri diligent er mensuranduni si'.', Musica Enchiriadis {ibid.,
1. Tous les textes donnés ici sont commentés dans notre opuscule La Canli-
Une romaine -fWQyis ne saurions reprendre ici ce commentaire.
LA NOTATION MUSICALE DITE NEUMATIQUE 67
col. 994) : Sic itaqiie niimcrose at cancre longis brembu^que
sonis râlas /?2or?</«5 (durées proportionnelles) metiri nec per loca
protrahere vel conlrahcre magis qiiam oportet, sed infra scan-
dendi leqem vocem continere lU possit ?neliim ea finiri mora qua
cepit. Col. %^2 : Quid esl numerose cancre'} Rép. : Ut atten-
datiir iibi prodalioribus iibi brevioribiis morulis iitenduni sit et
veluti metricis pedibus cantilena plaudalur... Age, canarmis,
...plaudam ego pedes in praecinendo, tu seqitendo imitabere,
Guid'Arezzo, Micrologus, cap. XV : Sicque opits est ut quasi
metricis pedibus cantilena plaudalur Non autem parva
slmilitudo estmetriset cantibus, cum et neumae loco sint pedum,
2° Sur la composition rythmique du pied-neume , Gui
d'Arezzo, Micrologus cap. XV : lyitur quemadmoduni m metris
sunt litterae et syllabae, portes et pedes ac versus : ita et in har-
monia (musique) sunt phthongi^ id est, soni, quorum unus^ duo
vel très.,, aptantur in syllabas, ipsaeque solae vel duplicalae
NEUMAM id est partem constituunt canlilenae ; et pars una vel
plures distinctionem faciunt ».
Odon de Cluny, Op. de Musica {P. L. Migne, CXXXIII, col.
784) porte à quatuor voces (sons) la constitution du neume-syl-
labe-pied. L'exemple pratique qu'il en donne est, à lui seul,
dirimant de toute controverse : a-7no tem-plum font quatre
syllabes, respectivement composée de 1, 2, 3, 4 lettres et simu-
lent quatre neumes de 1, 2, 3, 4 sons.
3*^ Ces neumes-pieds ont une valeur rythmique égale en
DURÉE, CHACUN A CHACUN :
Gui d'Arezzo, Micrologus XV : Semper tamen aut in numéro
vocum (nombre de sons) aut in ratione tenorum (rapport de
durée) neumae allerutrum conferantur... Aribon {P. L.M..,
CL., col. 1342) ajoute : Ténor dicitur mora (durée) vocis qui
in aequis est si quatuor vocibus duae comparantur et quantum
sit duarum minor, tantum earum mora sit major.
C'est bien là notre système moderne : deux croches — quatre
doubles croches ; la durée de chacune des croches est d'autant
plus longue {tantum major) qu'elles sont deux seulement à être
68 REVUE ARCHÉOLOGIQUE
émises dans un même espace de temps que le groupe suivant
de quatre doubles croches^ dont la durée de chacune est d'autant
plus courte {lantum minnr) qu'elles sont en plus grand nombre
dans la formule neumée.
L'égalité rythmique des neumes est encore certifiée par cette
phrase, extraite d'un manuscrit du xi® siècle, du Mont Cassin ' :
Vos cantores qui vuUis scirc vias neumarum... Vtdeatis quomodo
dividantur neumarum chorda et quomodo pergunt per aequalita-
tem: quoniam omnes neumae aequaliter '■ pergunt . Les neumes
étant pieds rythmiques sont donc égaux entre eux, et les notes
entrant en collation neumatique prennent leur valeur-durée
plus longue ou plus brève selon leur nombre.
Ce qui prouve que le neume est réellement pied rythmique,
c'est que : Motus vocum fit arsi et thesi, id est eievaiione et posi-
tione ; quorum gemino motu, id est m'sis et thesis omnis neuma
formatur, [^jraeter repercussas et simp lices] ' ».
L'identité du neume et du pied s'affirme partout dans nos
théoriciens.
4° Le mélange de pieds de toute nature s'opère sous la loi de
l'équivalence, comme on le constate dans les Lyriques anciens.
Gui d'Arezzo, Micrologus X V : Sicut enim Lyrici poetae
nu)ic hos nwic alios junxere pedes, ita et qui cantum faciunt
rationabiliter discretas ac diversas neumas componant... C'est
ici que vient se placer le membre de phrase cité plus haut (V, 1°) :
Cum. et neumae loco sint pedum, etc... (Microl. XV).
5° Du mélange de pieds rythmiques, et non métriques, ne
l'oublions pas, naît une grande variété d'allure comme dans
nos œuvres modernes, dont les temps, composés sur la base de
la « noire », se fractionnent jusqu'à l'émiettement en doubles
ou triples croches. La musique neumée dépasse rarement le
groupe de cinq notes par formule : quelques formules s'éten-
1. Cité par De Coussemaker, Hiat. de l'harmonie, p. 178.
2. Huchalii disait : 0"^^ canendi aequilas, etc., v. ci-avant.
3. Gui d'Arezzo, Microl., XVI. Ces quatre derniers mpts demarideraient qnç
dissertation particulière.
LA NOTATION MUSICALE DITE NEUMATIQUE 69
dent jusqu'à huit notes, mais les manuscrits d'une même époque
sont rarement d'accord sur ce groupement. Néanmoins, comme
il n'y aurait pas de méthode archéologique soutenable si l'on
se permettait d'attenter à l'intégrité d'un document original,
nous devons respecter cette notation.
Le texte suivant certifie la différence du caractère rythmique.,
esthétique, indiquée par les neumes :
Hucbald, Musica Enchiriadts [P.L. Migne. CXXXII, col. 994) :
Videndion etiam quae mora (mouvement en durée) Uli aut illi
melo conveniat. Nam hoc quidem melum celeriu^ cantari conve-
ii't, illud vero morosius pronuntiattim, fit siiavius. Qaod iiiox
dmosci valet ex ipse factura meli utrum sit levions gravibusne
neumis compositas.
*
* *
Comment ces théories si claires ont-elles pu tomber en oubli
dès le XI® siècle', sinon un peu avant? 11 serait trop long de
traiter en ce moment cette nouvelle face de la question. Plu-
sieurs causes ont influé sur la ruine de cette forme musicale
dite grégorienne : la principale réside dans l'évolution inéluc-
table des choses, caractérisée au xi® siècle par les premiers essais
d'une harmonisation rudimentaire, et plus tard par le retour
vers les procédés de la rythmique prosodique antique pris
comme base d'un nouveau système, dit de « la musique figurée »,
d'oii devait sortir enfin l'école franco-flamande aboutissant à
l'efflorescence palestrinienne.
Aribon (xi® s), qui nous a fait savoir que la perte de la tra-
dition était consommée, ajoute à sa constatation première
quelques mots bien typiques : Nunc lantum suffcif, écrit-il, ut
aliquid dulcisomim comminiscamur non attendeiites dulcio-
rem collationis jiihilationem. « Maintenant il suffît que nous
« inventions quelque chose de doucereux, sans prendre garde
« que notre jouissance serait plus douce en respectant les pro-
« portions [rythmiques vraies]. »
1. Aribon : Qaac consideratio (celle du rythme neamê) jamdudum obiit, imo
sepuUa est (P. L. Migne, CL, col. 13i2j.
70 REVUE ARCHÉOLOGIQUE
Cette phrase, vieille de neuf siècles, n'est-elle pas la seule à
opposer sans trêve aux PP. BB. de Solesmes contre leur res-
tauration dite traditionnelle du chant neumatique, alors que, à
l'exemple des musiciens du xi« siècle, ils pourraient écrire en
tête de leurs méthodes de vulgarisation : Nunc tanlum suf/îcit
ut aliquid dulcisonuin comminiscamur , non attendentes didcio-
reni coUationis jubilationem ! ».
En effet, ne mettent-ils pas volontairement de côté tout l'en-
seignement théorique que j'ai rappelé brièvement, lorsqu'ils ne
craignent pas d'énoncer les audacieuses affirmations que l'on
va lire :
(( Qui dit un art, dit un ensemble de convenances, de propor-
« tions, d'harmonies. Ces proportions dans le chant peuvent
(( être, sans aucun doute, et souvent avec fruit, soumises aux
« calculs du mathématicien, du rythmicien. Sous tous ces rap-
« ports l'art relève de la science. Pour les théoriciens du moyen
(( âge, la musique ?i'est guère que cela; c'est une science... ia
« science des nombres... Au fond, cet aspect n'est pas le vrai, et
« ne doit pas être le nôtre en ce moment. »... a les propor-
« tions ne sont pas^ des proportions de longues et de brèves
« régulièrement combinées, mais des successions bien pondé-
« rées d'accents et de divisions pour le phrasé^ »... « La prière
« réclame cette liberté bien ordonnée ! » (Discours de dom
Pothier, abbé de Saint-Wandrille, au congrès de Rome, 9 avril
1904) — « On peut retrouver les subdivisions par l'appli-
« cation des principes que nous exposons. » (Dom Mocque-
reau. Le nombre musical, p. 11). — « La notation neuma-
tique ne suffit pas. » {ibid., p. 12). « — La notation par
neumes-points était imparfaite. » {ibid., p. 13.) - « Sans
doute les musicistes du moyen Age exposent les principes à leur
manière; à cela rien d'étonnant, ils étaient de leur temps. »
1. ReToir les textes latins donnés plus haut.
2. N'est-ce pas là cette liberté du « dulcisonuin comminiscamur ? » La res-
tauration bénédictine n'est d'ailleurs pas autre chose que la remise en honneur
du plain-chanl de la décadence (xu*-xvi' s.) chanté sur un mode doucereux.
LA NOTATION MUSICALE DITE NEUMATIQUE 71
{iôid., p. 10.) — « Il n'y a donc qu'à accepter leur enseigne-
ment, tout leur enseignement rythmique dès qu'il est d'accord
avec les lois naturelles propres au système et conforme à la
tradition grégorienne qui nous est transmise par les manuscrits
de chant. » {ibid., p. 11.)
Dom Pothier nous ayant prévenus que c'est bien cela qui existe
à ses yeux et doit exister aux nôtres, il n'est pas surprenant
que, sous la plume de son élève et confrère Dom Mocque-
reau, nous trouvions ce qui suit : « La mélodie grégorienne,
elle aussi, a ses percussions, ses pieds ou plutôt ses rythmes
bien qu'ils soient d'une nature délicate. »... « Ces pieds ils les
comparent entre eux, ils en calculent les rapports et les organi-
sent en membres et en phrases ' sans autre régulateur que le
plaisir de l'oreille^ comme dans la prose cicéronienne ^ »
{ibid., pp. 9-10). — Et pour que l'affirmation ne fasse pas de
doute, l'auteur là renouvelle : « Le chant liturgique, il est
vrai (?) appartient au genre rythmique libre, mais ce genre
lui-même dont le type classique est la prose cicéronienne
est soumis à cette loi. » {ibid., p. 8-9.)
On a vu, dans les pages précédentes, ce que dit Quintilien du
rythme musical, du mètre poétique et du discours {oratio). Et
l'on sait que Cicéron s'élevait contre ceux qui, dans la prose,
cherchaient à décalquer un simple cadre poétique ; il s'écriait
assez haut pour qu'on l'entende encore : Nec sunt haec (le
perfectionnement du style de l'orateur par l'écriture et l'usage
de la parole) rythmiconcm ac musicorum acerrima norma
dirigenda!
Dom Mocquereau, sentant le terrain faiblir, ne s'écrie-t-il pas
à son tour, en face de l'abîme où il se voit précipité : « Quand
même les auteurs nen auraient pas parlé (du rythme cicéro-
1. Jusqu'à ces mois on croirait lire nos anciens auteurs ; mais lisons attenti-
vement la suite de l'énoncé.
2. Que fait-il de ces mois de Hucbald : plaudam ego pedes.
3. Voilà la pétilion de principe sur laquelle repose aujourd'hui toute la
méthode bénédictine.
72 HEVUE ARCHÉOLÔGIQIJË
nien dans le chant de l'Église catholique du xi" siècle ?) il res-
terait à p?'oiwer que dans la pratique ils nen ont pas fait usage,
et qu'alors ils se sont affranchis diine loi de rythmique natu-
relle essentielle, commune à toutes les langues, à toutes les
poésies, Cl toutes les musiques, ce qu'il est impossible de prou-
ver (?)... » {ibid., p. 11.)
Un tel procédé d'argumentation juge l'école qui s'en sert
comme d'une armure invulnérable. Je n'irai pas plus loin
dans cet examen des théories actuellement en faveur. De telles
affirmations désarment : émanées de tels auteurs, elles étonnent
profondément le chercheur impartial que je suis et que je res-
terai.
Angers. — Imp. A. Bunlin et C'^, 4, rue Garuier.
LE
i
Réponse aux articles de M. l'Abbé Vigourel
GRENOBLE
IMPRIMERIE F. BROTEL & C"
• 4, rue Lafayette, 4
1898
S*»^âÈS*«St»^-5«SS^5*f^î»S<S5sa?<ï#S3ÇîfSJS,5#^3cî*?^
LE RYTHME DU CHANT GRÉGORIEN
Réponse aux articles de M. l'Abbé Vigourel
Les lecteurs de cette Revue n'auront pas manqué de lire avec
intérêt les quatre articles (i) que M. l'abbé Vigourel a bien voulu
consacrer à l'étude de mon ouvrage, et je le remercie, en toute
sincérité de sa courtoisie.
Un certain nombre de ces lecteurs s'est réjoui de voir mettre à
néant!! mon œuvre, je le sais, mais peu m'importe en ce mo-
ment, l'avenir se charge de mettre au point toutes choses en leur
temps.
S'il est vrai que, selon mon honorable et vénéré critique, mon
œuvre doive être considérée comme non avenue ou peu s'en faut,
et qu'il convienne de continuer à chanter « avec cœut^ », — ce
3ui ne signifie rien théoriquement , selon la méthode béné-
ictine, il est également vrai de dire que le plan, le but et la
portée de cet ouvrage ont pu lui échapper.
Ils lui ont réellement échappé , à lui comme à beaucoup
d'autres de mes critiques trop pressés de prémunir leurs coopéra-
teurs contre les tendances de mon œuvre, et, ce jugement, sans
appel aux yeux d'un grand nombre de dilettantes, appartenant
spécialement au monde ecclésiastique, peut être entaché d'erreur.
M. l'abbé Vigourel me permettra donc de défendre mes con-
clusions, et de même qu'il a formulé son opinion en toute fran-
chise, il voudra bien ne^pas se formaliser de la précision de mes
expressions.
Je fais deux parts dans son étude : dans l'une, je retiens tout ce
oui est du ressort de la science musicale purement grégorienne ;
dans l'autre, je rassemble tout ce qui n'est, à proprement parler,
cjuedu sentimentalisme, sorte d'appel au jugement — j'allais dire
à la jugeote — des amateurs, des maîtres de chant de nos sémi-
naires.
A ces derniers, l'instruction musicale par trop aléatoire qu'ils
ont acquise de leurs condisciples devenus momentanément
(t) Voyez nf" de février, mars, avril et mai, de la Revue du Chant Grégorien.
[ 4 J
leurs maîtres, commande de se perfectionner dans la science gré-
gorienne, par un travail personnel, avant de se faire les cham-
pions d'une cause — que ce soit celle de Solesmes, celle du
R. P. Dechevreus, ou la mienne — dont ils sont incapables à
l'heure actuelle de juger le fort et le faible, et qui pour eux est
bonne ou mauvaise uniquement parce que M. l'abbé X*" ou le
R. P. Y (leur professeur; a dit ceci ou cela.
Tout ceci est très dur, mais doit être dit, et on me rendra cette
justice que ma critique, à mots couverts, est bien anodine à côté
de celles adressées par MM. Lhoumeau, Dabin, etc , à tous
ceux qui, dans le monde ecclésiastique, forment la portion dite :
« ynusïcientie enseignante ou exécutante. »
Critiques que le lecteur est à même de lire dans chaque nu-
méro de cette Revue (i).
Mais, d'abord, pourquoi M. l'Abbé me place-t-il si haut dans
l'esprit de nos communs lecteurs, en écrivant, « v. p. 1 13, (6<= ali-
néa) : Que cette tentative hardie et d'aspect scien'ifique vienne
à avorter, qU'.l appoint en faveur de la méthode bénédictine,
QL'I NE PARAIT PAS AVOIR, JUSQU'lCI, RENCONTRÉ SUR SA ROUTE d'aD-
VERSAIRE MIEUX ARME !! »
Oui, certes, quel appoint! et je remercie publiquement mon
docte contradicteur de sa courtoise et flatteuse appréciation, mais
aussi « quelle lamentable chute » si cette tentative résiste à
l'assaut qu'il pense m'avoir livré.
Or, je vais montrer que si « ma tentative vient à avorter » ce
ne sera certes pas sous la poussée à peine sensible que sa critique
superficielle lui a imprimée.
Arrivons aux faits, aussi succinctement que possible pour ne
pas fatiguer le lecteur.
Je relève en premier lieu (même page 1 13) deux inexactitudes,
grosses de conséquences, que, comme homme du métier, je ne
puis laisser passer, car elle donnerait à penser que j'ignore totale-
ment l'histoire de rnon art.
La première :
« Accord par/ait (entre le R. P. dom Pothier et moi) pour
exclure la méthode mensuraliste , fantaisie moderne , sans
racines dans l'antiquité ''p. ii3, 3o). »
•
Erreur, je n'ai rien dit de semblable, du moins sous cette
forme.
Toute la musique antique était mesurée à la moderne, et ce,
d'une fai;on draconienne. Pour les anciens, le rythme musical
était une question de proportions numériques, et, notre «fan-
taisie moderne » n'est que le retour inconscient, mais naturel
au rythme antique.
J'ai posé en principe que la mélodie grégorienne n'était pas
mesurée à la moderne, ne pouvait lètre par son sens musical
(1) Voyez l'article X'-, pige 138, nf> de m .rs 1898.
[ 5 ]
intrinsèque, et qu'enfin rien dans les théoriciens des ix^ x", xi<^
siècles ne nous permettait de supposer que la mélodie grégorienne
ait été mesurée à la moderne. Je n'ai rien dit de plus, c'eut été
contre les faits. Notre « fantaisie moderne » a donc de profondes
racines dans l'antiquité, et j'ai expliqué, autre part, l'évolution
du rythme antique au rythme grégorien et de celui-ci au rythme
palestrinien et au rythme moderne (i).
La seconde inexactitude est ainsi formulée ;
« Le rythme du chant grégorieii est le rythme de la prose
latine, »
Ou ai-je écrit cela... une chose pareille? et qu'a de commun le
rythme musical de la mélodie grégorienne, — affirmé partons
nos auteurs grégoriens, — avec le rythme de la prose latine.
Il est évident que M. l'abbé V. ne m'a pas compris.
J'ai dit que la mélodie grégorienne était de la prose musicale ce
qui signifie qualque chose, tandis que le rapprochement que l'on
me prête est une phrase sonore, vide de sens.
J'ai employé ce terme ytrose musicale par opposition à mélodie
mesurée qui est, elle, une véritable versification musicale.
Mais dire que le rythme de la proîe latine crée le rythme de la
mélodie grégorienne est une hardiesse dont je cherche en vain
la signification pratique, et j'attends que les PP. de Solesmes
nous l'expliquent clairement. Je montrerai plus loin, en répon-
dant au R. P. dom Pothier l'inanité de ce rapprochement.
Enfin, pour répondre à de fréquentes allusions de mon vénéré
critique, je dirai, une fois pour toutes, que je n'ai rien emprunté
à personne, rien avancé dont je n'aie acquis la certitude par
un travail personnel, — ce que fort peu de ceux qui me criti-
quent peuvent dire à l'appui de leurs convictions — et si je me
suis rencontré sur certains points avec plusieurs de mes devan-
ciers, je m'en réjouis tout simplement.
Il est inutile de nous appesantir plus longuement sur ces
inexactitudes car aussi bien, il faudrait passer au crible chaque
alinéa, et le lecteur ne me suivrait plus
Toute la controverse se ramène à deux points principaux :
1° Que doit-on entendre par chant grégorien? c'est le côté
théorique.
20 Qui avait mission de le chanter? c'est le côté pratique;
celui qui fait intervenir le sentimentalisme dont je parlais au
début.
I
Que doit-on entendre par Chant grégorien?
Il importe de ne pas prendre le change sur ce terme « Chant
grégorien ».
(I) V. Revue Internationale de Musique , 3, r. Vignon, Paris, n» d'aoùl 1898.
[ 6 ,]
De même que l'on a appelé, avec raison, « plain-chant» tout
le chant, noté sur 4 lignes, qui figure dans nos missels pléniers,
de même, on pense être dans la vérité en substituant à ce terme
« plain chant » celui plus archaïque de « chant grégorien ».
On confond ainsi sous une même dénomination deux formes
de chant absolument distiyictes au début, et, il importe, si l'on
veut faire œuvre de restauration honnête, de les séparer nette-
ment dans l'enseignement renouvelé de l'antiquité.
Dans la suite des siècles, ces deux formes se sont confondues
t^^éoriquement et pratiquement; aujourd'hui, soit sans y prendre
garde, soit très volontairement, on les réunit sous une même
étiquette, en invoquant la tradition.
Quelle tradition?? celle de l'époque de la décadence, celle de
l'unification, oui certes; mais, c'est une erreur manifeste qui ne
sert qu'à nous maintenir dans l'ornière du plain-chant à notes
sensiblement égales. La seule différence entre les deux modes
d'exécution réside uniquement en ce qu'on nous engage à quitter
cette grosse voix indécente, caractéristique de l'exécution actuelle,
pour prendre un ton plus respectueux du sanctuaire, indépen-
damment de quelques principes de phrasé proposés spéciale-
ment en vue de la notation nouvelle — renouvelée du moyen
âge — préparée pour les appliquer.
Je mets même en fait que cette méthode fbénédictine) est
inenseignable sur les neumes purs, campo aperto ; or, on ensei-
gnait et on chantait sur les neumes purs, et non sur la notation
du moyen âge qui les a fort peu respectés.
Par chant grégorien, on doit entendre les cinq chants propres
de l'office, et les antiennes fleuries à Magnif. et à Bénéd., etc.,
à l'exclusion de tous autres chants purement syllabiques, simple-
ment récités.
En un mot c'est toute la musique fleurie sous laquelle le texte
juxtaposé perd en principe toute espèce de personnalité, et s'an-
nihile complètement au point de n'être plus que la suite des
intonations vocales qu'il exprime (i).
Que nous parle-t-on de rythme oratoire dans une semblable
mélodie.
Quel lien existe-t-il entre le rythme oratoire d'un texte déclamé
et le rythme tnusical d'une mélodie essentiellement vivante
par elle-même, abstraction faite du texte qui la fait valoir... et
encore ! ?
Ou trouvc-t-on la théorie rythmique oratoire de la mélodie
GRÉGORIENNE?
Ce n'est certes pas dans les auteurs de l'antiquité depuis saint
{\) On comprend, dès lors, qu'il ne jieut ôlre question en principe, je le lépèie,
d'acccniuulion tonique ou secondaire révélée parla poésie lilurgico-niusicule du moyen
ô?e.
(>eoi est pour répondre à un article récent paru dans la Tribune de SI Gervais.
Il est question de prose Juxtaposée sous une mélodie, el non de poésie impiimant son
lyilime à la musique surajoutée.
[ 7 ]
Augustin, jusques et y compris Guy d'Arezzo, le dernier né de la
lignée des théoriciens grégoriens, à peu près purs.
Leurs textes sont reproduits dans les « Scriptores » de dom M.
Gerbert, et ne sont pas inventés par nous, que l'on représente à
tort comme les adversaires systématiques de la méthode bénédic-
tine.
Or, si ces textes prêtent en réalité à diverses interprétations
de détail, ils ne prêtent par contre à aucune équivoque dans leur
signification générale contraire de A à Z à l'enseignement béné-
dictin.
Le rythme oratoire appliqué à la mélodie grégorienne JIeu?'ie,
est donc une invention bénédictine, disons mieux une imposition
arbitraire du rythme oratoire — propre aux pièces syllabiques et
que nul ne conteste sérieusement dans ce cas— aux pièces fleuries
dont le rythme neumé est encore discutable à l'heure actuelle,
et dont je réclame la discussion courtoise et sans amertume.
L'unification du rythme qui s'est faite d'elle-même à l'époque
de la décadence complète du chant au moyen âge, — unification
qui a produit le plain-chant est créée de ce chef, autoritairement
par les RR. PP. de Solesmes. Les conférences de M. Charles
Bordes et du R.P. dom Mo:quereau à l'Institut catholique de Paris
sont des témoignages irrécusables de ce que je viens de rapporter
en même temps que du parti pris bien évident de ne citer que les
auteurs qui, de loin, semblent confirmer la méthode en question.
Cette thèse est confirmée de nouveau dans le numéro de juin
de cette Revue même , sous la signature du R. P. dom
Pothier i\), mais combien faiblement, hélas!
Le Révérend Père trouve une raison péremptoire à l'application
du rythme oratoire, aux pièces fleuries cinq chants propres) dans
le fait que Notker écrivit un texte à chanter syllabiquemcnt —
une syllabe par note — sous les vocalises alléluiatiques. .
Mais le Révérend Père oublie-t-il, ou ignore-t-il. ou veut-il
ignorer que Notker écrivit ces séquences parce que le rythme
précis de ces vocalises étant tombé dans l'oubli — à supposer
même qu'il ait jamais été parfaitement connu dans notre Occi-
dent — elles n'étaient plus qu'une suite de notes sans sens mélo-
dique défini, et que, pour les fixer dans la mémoire. Notker eut
l'idée de leur adjoindre un texte syllabique, véritable guide-âne
— abstraction faite de la pensée religieuse qui le dicta - et, par
ce moyen, la mélodie était conservée en tant que notes.
C'est bien là que commence l'équivoque sur laquelle est basée,
de bonne foi, je veux le croire, toute la méthode bénédictine.
N'étant pas parvenus à découvrir le sens rythmique des neumes,
textes théoriques en mains('2), les Révérends Pèress'arrèièreniàce
moyen terme, et firent à leur tour ce que Notker avait fait autre-
(1) El si je le fais intprvcn'r dans celle r(5ponse, c'est qu'H mi^ met en CMii-e. pir-
sonnellemettt, dans une phrase bien étrange. (V. n° juin, p. 179, '." alinéii )
(2) Peut-être m'abuse je moi-même, mais j'attends encore (|uV>n nw le d<*m'iiiiio.
[ 8 ]
fois : ils donnèrent à la mélodie un rythme de leur crû, à défaut
du rythme vrai, impossible à reconstituer.
Et si (( le fait de l'adaptation à une mélodie d'un texte » à
déclamer syllabiquement, est caractéristique comme plaidant en
faveur du rythme oratoire, dit en substance le R. P. dom Pothier
(p. i8oj, nous ne sommes pas seul à penser qu'il est caractéris-
tique, au contraire d'une absence complète de tradition rythmi-
que à cette époque lointaine (x^ siècle), de même qu'à notre
époque la méthode bénédictine, mise en regard des textes théori-
3ues du haut moyen âge (vu®, xi<= siècles), est caractéristique
e l'incompréhension de ces textes, ou de leur mise à l'écart sys-
tématique.
Il est un point sur lequel tout le monde sera toujours d'accord,
savoir : qu'une mélodie franchement rvthmée devient populaire
et passe inaltérée de génération en génération, alors même que le
texte en est tombé dans l'oubli
En conséquence inéluctable, si Notlcer a pensé à fixer dans la
mémoire des chanteurs, par un procédé mécanique, les notes (et
non le rythme) de ces vocalises, c'est que le rythme desdites voca-
lises était ignoré. Respectons donc, mais sans y attacher plus
d'importance qu'il ne convient, le pieux subterfuge du vénéré
moine d'avoir voulu conserver la mélodie, bien qu'incomprise,
aussi intacte que possible, par respect évidemment pour le Saint-
Siège, qui, dès cette époque, en désirait h diffusion en vue de
l'unité du chant que nous cherchons encore à obtenir après
douze cents ans !
Comment, de plus, invoquer le procédé notkérien, sans qu'il
vienne à l'esprit, cette réflexion — digne d'être méditée —
que /es vocalises alléluiatiques étant antérieu?'es aux séquences
de Notket\ ces vocalises ont un rythme propre, essentiellement
musical puisqu'elles sont de la musique pure, et qu'en consé-
quence/ei^r ;-r//r;?2e Jie peut être le rythme oratoire d'un texte
qu'on leur a surajouté quelques SIÈCLES PLUS TARD!!
Notons bien que ce texte eût pu être tout autre, puisque ce n'est
pas le rythme de chacune des notes des vocalises qui a fait
rechercher les syllabes de même poids à leur juxtaposer.
La raison du Révérend Père — et c'est évidemment la plus pé-
remptoireen faveur de sa méthode, sans quoi il ne sortirait pas
de sa réserve habituelle — la raison, dis-je. ne semble-t-ellc pas
quelque peu fragile? et en quoi démontre-t-clle la « légitimité
et l'existence traditionnelle du rythme oratoire » que tous les
textes théoriques, depuis saint Augustin jusqu'à G. d'Arezzo,
contredisent, je l'ai déjà dit?
Que pense M. l'abbé Vigourel de cette conclusion opposée à
ma thèse, qu'il qualifie dédaigneusement de théorie à allure
scientifique, et quelle est I'allure de la méthode dont il est un
des plus marquants protagonistes??
1
[ 9 ]
II
Sur le second point, je serai plus bref.
Qui avait mission de chanter le chant grégorien ?
Qui le chante actuellement? Quand on le chante, s'entend...
car sur cinq chants on en passe régulièrement deux ou trois pour
permettre à l'organiste de jouer du Parsifal.
N'est-ce pas le chantre officiel, c'est-à-dire V homme du chœur?
Autrefois, il en était de même, et jamais les fidèles n'ont eu mis-
sion ni permission de remplacer le chœur dans l'exécution de ces
cantilènes.
Que nous parle-t-on de chant populaire, de chant facile ?
Actuellement n'est-ce pas une Schola cantorum qui exécute le
chant restauré ?
C'est et ce ne peut être qu'une 5c/!o/a exercée, même passagère-
ment, en vue d'une exécution prochaine, fut-elle unique dans la
contrée. Autrefois, c'était, de même, la Schola cantorum officielle.
Qu'objecte-t-on donc, à notre traduction, une difficulté pour le
peuple, (et même pour des lauréats de Conservatoire ?? pauvres
lauréats !!) de mêler sa voix à celle du chœur ?
Que nous parle-t-on encore du peuple chantant les cantilènes
en question, preuve ajoute-t-on qu'elles étaient simples de facture,
alors, qu'historiquement, nous les savons encombrées d'orne-
ments mélodiques nécessitant une longueétude préparatoire (g ans
à Rome, dit un auteur). Est-ce le chant des psaumes et des litanies
qui exigeait une pareille application ?
La vérité que tout le monde cherche et dont chacun en parti-
culier a peur, la voici, et cette Revue qui a pris pour devise_/a/re
connaître et aimer le vrai chant de F Eglise, devise magnifique,
se doit à elle-même et doit à l'Eglise d'abord, à ses lecteurs en-
suite, de la proclamer ; car jusqu'ici sa véritable devise semble
avoir été faire connaître et aimer le chant de Solesmes.
D'une part : les fidèles ont mêlé leur voix à celle des chanteurs
officiels, dans les psaumes, les litanies, les hymnes, les proses,
les cantiques.
D'autre part: les antiennes de toute nature, fleuries ou non,
c'est-à dire les antiennes de l'office ou les antiennes psalmiques
ont toujours été l'apanage du chœur.
Et concluons que si certaines mélodies devinrent populaires
elles le devinrent non pratiquement pour avoir été chantées offi-
ciellement par le peuple, mais esthétiquement parce qu'il plaisait
au peuple de les entendre.
Finalement, le R. P. dom Pothier a tort de dire et de penser —
que la méthode de Solesmes est le delenda Carthago des revues
qui n'ont pas été fondées pour défendre, per fas et nef as, ladite
méthode.
On ne demande — et moi-même tout le premier - qu'à cou-
[ 'o ]
ronner de fleurs ses confrères vénérés et lui-même ; mais, textes
théoriques du premier millénaire en mains, on ne peut pas
admettre la théorie bénédictine. Là est tout le secret de l'opposi-
tion qui lui est faite par ces revues qui prônent ton?- à tour les
systèmes les plus opposés, attitude digne d'égards, parce qu'elles
prouvent ainsi : chercher la vérité de tous côtés.
Je termine par quelques considérations générales.
i" Que la restauration bénédictine résiste à la poussée qui, de
toutes parts, lui est imprimée, qu'elle sombre ou qu'elle triomphe;
je n'en ai cure.
Sa chute ou son succès ne prouveront rien pour ou contre sa
validité théorique, pour ou contre ses adversaires, car il est ques-
tion de réussite ou d'insuccès dans une propagande bien ou mal
dirigée.
2° Aurait-elle pour ou contre elle les décisions de nosseigneurs
les Evèques, aussi bien que l'approbation des maîtres musiciens
du comité de patronage de St-Gervais, ou la désapprobation de
nos maîtres les plus en vue, que tout cela ne signifierait rien au
point de vue Vérité traditionnelle, attendu que, de leur part à
tous, c'est simple question de goût sinon de confraternité indul-
gente, et non une conviction basée ou appuyée sur des travaux
personnels que ni les uns ni les autres n'ont le temps maté-
riel d'entreprendre.
Défait, on ne peut citer aucun ouvrage signé de leur nom ; le
fait est significatif.
3'' Que m'importe enfin que le rythme grégorien soit le rythme
oratoire, ou le rythme mesuré des mensuralistes, ou le }nien qui
tient le milieu entre les deux premiers? Ce qui importe à tous et
à l'Eglise et à l'art en particulier, c'est de connaître le rythme
vrai.
Quel est-il ? La question n'est pas résolue et elle est capitale
pour l'histoire de science musicale.
Comme catholique je veux le connaître. Comme catholique
j'ai le droitd'exiger qu'on ne m'impose pas la foi en une manifes-
tation artistique que tout me démontre erronnée selon les erre-
ments bénédictins.
En résumé il faudra d'autres critiques, plus sûres, que toutes
celles parues jusqu'à ce jour, pour affaiblir mes convictions dans
la vraisemblance du principe que j'ai ïixé, réserve faite pour
certains cas litigieux à trancner d'un commun accord.
G. HOLDARD.
Imp. hrutel cl Cie,i, rue l..ifayeUo, Oifiioble,
REVUE
DE
CHANT GRÉGORIEN
ET DE MUSIQUE RELIGIEUSE
A NOS LECTEURS
Au moment où la Revue va entre?- dans sa quatrième
année ^ nous manquerions a notre devoir si nous nous
abstenions d'offrir à nos nombreux abonnés et lecteurs
de France et de l étranger , avec nos vœux de nouvel
an , l'expression de notre gratitude pour la bienveillance
qu'ils n'ont cessé de nous lémoigner. Nous remercions
aussi cordialement les Revues et Semaines religieuses
qui ont bien voulu signaler nos études et nous ont
fait r honneur de reproduire quelques- uns de nos
articles. Les encouragements et les félicitations qui
nous sont venus de tous côtés nous engagent à poursuivre
hardiment la voie que nous nous sommes tracée j sans
tenir compte des criailleries de certain roquet hargneux
qu'enrage le succès de notre œuvre.
Des évéques et des supérieurs de grand séminaire ,
des religieux et des curés , des maîtres de chapelle et
des savants , dont le nom fait autorité , nous ont écrit
pour nous louer de notre indépendance à défendre la
bonne cause et les droits de la vérité , à rencontre
de certains systèmes trop facilement acceptés par ceux
qui ne veulent pas se donner la peine d approfondir les
questions controversées.
Nos lecteurs seront heureux d'apprendre que M. G.
Houdard , dont le beau livre sur Le rythme du chant
dit grégorien , d'après la notation neumatique attire
en ce moment l attention du monde savant , nous a promis
sa collaboration régulière et se propose d'exposer sa
N*26. Janvier 1898.
REVUE
DE
CHANT GRÉGORIEN
ET DE MUSIQUE RELIGIEUSE
A NOS LECTEURS
Au moment où la Revue va entre?' dans sa quatrième
année j nous manquerions a notre devoir si vous nous
abstenions d'offrir à nos nombreux abonnés et lecteurs
de France et de l étranger , avec nos vœux de nouvel
an , l'expression de notre gratitude pour la bienveillance
qu'ils n'ont cessé de nous témoigner. Nous remercions
aussi cordialement les Revues et Semaines religieuses
qui ont bien voulu signaler nos études et nous ont
fait l'honneur de reproduire quelques- uns de nos
articles. Les encouragements et les félicitations qui
nous sont venus de tous cotés nous engagent à poursuivre
hardiment la voie que nous nous sommes tracée , sans
tenir compte des criailleries de certain roquet hargneux
qu'enrage le succès de notre œuvre.
Des évêques et des supérieurs de grand séminaire ,
des religieux et des curés , des maîtres de chapelle et
des savants , dont le nom fait autorité , nous ont écrit
pour nous louer de notre indépendance à défendre la
bonne cause et les droits de la vérité , à V encontre
de certains systèmes trop facilement acceptés par ceux
qui ne veulent pas se donner la peine d'approfondir les
questions controversées.
Nos lecteurs seront heureux d'apprendre que M. G.
Houdard, dont le beau livre sur Le rythme du chant
dit grégorien , d'après la notation neumatique attire
en ce moment l'attention du monde savant, nous a promis
sa collaboration régulière et se propose d'exposer sa
N^aô. Janvier 1898.
2 RKVUE DE CHANT GRliGORIEN
théorie sur l'interprétation des neuines ^ accojiipagnée
de nombreuses transcriptions ^ dans une série d'articles ,
dont le présent numéro donne le commenceînent.
Nous ne sommes pas , qu'on le sache bien , les adver-
saires systématiques de Solesmes. Nous adjnirons\ autant
que personne ^ les beaux travaux de Dom Pothier et de
ses confrères et nous savons les apprécier à leur juste
valeur; mais notre admiration ne va pas jusqu'à en faire
des fétiches ^ devant lesquels il n'est pas permis d'élever
la voix et dont toutes les paroles doivent être acceptées
comme des oracles. Ce serait assurément faire injure à
leur modestie que de les considérer comme infaillibles
et à labri des erreurs que les savants les plus illustres
ne savent pas toujours éviter.
Un écrivassier de bas étage nous fait un reproche de
notre « éclectisme » et de la « liberté de penser et
d'écrire » accordée aux rédacteurs de la Revue. //
appelle cela un « pur chaos ».
Autant nous aimons à discuter loyalement avec des
hommes, dont nous pouvons ne pas partager toutes les
opinions , mais dont nous apprécions hautement le
caractère et le mérite , autant nous n'avons que du
mépris pour les charlatans et les vils insulteurs qui ,
comme M. Dabin , ne savent que baver l'injure et le
mensonge.
Nous continuerons donc, comme par le passé, à laisser
à nos collaborateurs toute facilité pour défendre leurs
opinions en pleine liberté. Il nous plait que la Revue
soit une tribune ouverte à tous ceux qui désirent y exposer
leurs idées et leurs études sur la musique religieuse et
le chant grégorien, car nous n'appartenons à aucune
coterie et nous n'allons pas chercher notre mot d'ordre
dans un conciliabule fermé aux profanes. Nous ne
voulons pas que nos lecteurs soient tenus systématique-
ment dans l'ignorance de tout ce qui se fait en dehors
de nous et à l'écart du mouvement scientifique et des
découvertes nouvelles qui peuvent se produire.
REVUE DE GHAKT GRÉGORIEN 3
Novs cherchons avant tout la vérité, sincèrement et
sans arrière pensée , et nous serons toujours prêts à
r accueillir , de quelque part quelle vienne , de Solesmes
ou d'ailleurs ; tout en demeurant respectueusement
soumis aux décisions de la Sainte Eglise , qui seule a lé
droit de trancher en dernier ressort toutes les questions
qui se rattachent au culte divin.
Le Directeur de la Revue.
S. GRÉGOIRE ET LE CHANT LITURGIQUE
II. — Le Sacramentaire Grégorien
Nous avons vu dans un article précédent' , que la compilation
de chant liturgique connue sous le nom à.'Antiphvnaii'e, ne
peut être attribuée exclusivement à S. Grégoire ; elle fut
l'œuvre collective de plusieurs pontifes romains antérieurs à ce
saint pape, fut revue et coordonnée de nouveau soit par ses
successeurs, soit par les préchantres de la basilique vaticane , et
complétée encore plus tard, à la fin du VHP siècle et dans la
seconde moitié du IX" , par Adrien I et Adrien II , comme
nous l'apprend la notice de ce même pape tirée d'un manuscrit
provenant de Saint-Martial de Limoges-.
De plus , rien dans les œuvres de S. Grégoire , ou dans les
monuments de son époque et des siècles immédiats , ne laisse
supposer qu'il ait pris une part directe et active à la composition
des mélodies liturgiques. Ce n'est que deux siècles et demi après
sa mort, qu'on commence à faire de lui un musicien et un
compositeur. Quelle est donc l'origine de cette tradition éclose
au IX* siècle, qui attachera désormais son nom à l'Antiphonaire
romain ?
Saint Grégoire fut, on ne peut le nier, le grand restaurateur
de la liturgie romaine. Lui-même nous atteste, dans sa lettre
à révêque de Syracuse , qu'il rétablit les anciennes coutumes et
en introduisit de nouvelles et d'utiles \ Il ordonna avec soin les
Stations dans les basiliques ou dans les cimetières des saints
Martyrs, fixa les prières et les cérémonies du saint sacrifice de
la Messe et composa le livre qui est appelé des Sacrements '. De
sorte que, comme le dit un auteur récent : « ia réforme grégo-
« rienne peut être considérée comme le fondement de la liturgie
« romaine actuelle, et, de fait, après S. Grégoire on n'a plus
1. Voir Revue de musique religieuse , n" 15 , Février 1897 , pp. 257 et suiv.
2. Hic Antiphonarium romanum , sicut anterior Adrianus, diversa per loca corrobora-
vit. (Lebœuf, Traité théorique et pratique sur le chant ecclésiastique, 1741 , p, 103.)
3. In quo ergo Graecorum consueludines secuti sumus, qui aut veteres nostras restau-
ravimus , aut novas et utiles conàtituimus, in quibus tamen alios comprobamur imitari ?
(Epist. ad Joannem Syracus. lib. IX, ep. 12).
4. Walatrid Strabo - de rébus ecclesiasticis , cap. 22. — Joan. Diac Vita S. Gregorii,
lib. II , cap. 18 et 19.
4 REVUE DÉ CHANT GRÉGORIEN
« fait aucune innovation substantielle au Sacramentaire qui porte
« son nom'.»
Certains savants modernes, comme M. l'abbé Duchesne ,
dans les Origines du culte chrétien, et M. Gevaért , dans la
Mélopée antique , ont soulevé des doutes au sujet de l'auteur de
ce livre , dont ils refusent la paternité à S. Grégoire ; mais
l'opinion traditionnelle a été solidement défendue par Dom
wSuitbert Baûer, Bénédictin de la Congrégation de Beuron'^ et
par le D'' Ferdinand Probst , chanoine de Breslau •*.
Plus récemment encore , Mgr Magani , évêque de Parme , dans
l'ouvrage que nous venons de citer , a de nouveau établi que ,
si le .Sacramentaire , dans la forme où il nous est parvenu , est
contemporain du pape Adrien I et contient des additions posté-
rieures à S. Grégoire , il n'a cependant subi aucun remaniement
essentiel depuis son époque et que l'œuvre du saint Docteur s'y
retrouve à peu près intacte'''.
S. Grégoire étant donc considéré comme l'auteur du Sacra-
mentaire et le grand rénovateur de la liturgie , dont le chant a
toujours été partie intégrante , on en vint naturellement à lui
attribuer la composition ou au moins la refonte des chants de la
Messe.
Voyons si cette conclusion est fondée. Il nous faut examiner
pour cela: d'abord ce que contient le Sacramentaire, puis quels
sont les changements que S. Grégoire v a introduits, et enfin
si le remaniement de ce livre suppose un travail analogue opéré
sur l'Antiphonaire.
« Le Sacramentaire grégorien, dit M. l'abbé Duchesne, com-
prenait: 1° l'Ordinaire de la Messe; 2° les oraisons, préfaces et
autres parties variables de la Messe , récitées ou chantées par
l'évêque officiant , pour tous les jours de fête et de station ;
cette série embrasse tout le cours de l'année ecclésiastique : elle
commence à la veille de Noël ; 3" les prières de l'ordination des
diacres, prêtres et évêques'*. » On n'y trouve pas les lectures
faites par les diacres ou les clercs inférieurs, leçons de l'Ancien
Testament, épîtres et évangiles, ni la partie chantée par le peu-
ple ou la Schola qui était contenue dans V Antiphonaritim , ou
recueil des antiennes de l'Introït , de l'Offertoire et de la Com-
munion, tandis que le Cantuarium renfermait les chants exécutés
à l'ambon , comme Je graduel , Y alléluia ou le trait ; car avant le
X" siècle on ne rencontre pas de missels pléniers^ , c'est-à-dire ,
contenant toutes les parties lues ou chantées de la messe.
S. Grégoire pouvait donc refondre les prières de la messe ^ orai-
sons et préfaces , sans avoir à toucher au chant des Antiennes
qui se trouvaient dans un recueil tout-à-fait distinct.
1. L'antica liturgia romana , par Mons. Francesco Magani , cvêque de Parme , vol. I,
p. 137. Milano, tip. pont. S. Giuscppc , 1897.
2. Ucber das sogennante Sacranientarium Gclasianuni. — Historisches Jalirbuch des
Gôrrcs Gcsclschaft , vol. XIV, pp. 241-301 , 1895.
3. Die altesien rôniischen Sacranientaiien und Ordines erklàrt von D"" Ferd. Probst.
pp. 297 et suiv. Miinstcr, 1892.
4. \1ons. Magani . op. cit. vol. 1, pp. 116 et suiv.
Cf. QucUen und lorschungcn Zur geschicluc des Missalc Romannm von D"" Adalbert
Ebner. Itci llaliciim , p. 381. Fribourg, Herder , 1896.
5. Ûiigincs du culte chrétien , p. 116.— 6. tbner , op. cil. p. 360.
REVUE DE CHANT GREGORIEN O
Quand S. Grégoire arriva au trône pontifical , l'église Romaine
était déjà en possession d'un recueil de formules liturgiques ,
connu sous le nom de Sacramentaire Gélasien. C'est ce recueil
qui servit de base à son travail de révision , et Jean le Diacre
nous signale en ces termes les modifications qu'il y apporta :
« Il réunit^ dit-il, en un seul volume le livre du pape Gélase
qui contenait la solennité des Messes, retranchant beaucoup de
choses , en retouchant quelques-unes et en ajoutant plusieurs
autres pour l'exposition des leçons évangéliquesV » La compa-
raison des deux Sacramentaires va nous expliquer le sens des
paroles de l'historien de S. Grégoire.
Multa subtrahens. Le nombre des messes est moins consi-
dérable dans le Grégorien que dans le Gélasien. Pour certains
jours celui-ci en contient deux: Ascension, Vigile de la Pente-
côte, Dédicace de l'Eglise , Consécration de l'évêque , etc. ; il y
en a même trois pour le Jeudi saint et le recueil dit Léonien en
offre un plus grand nombre ; tandis que le Grégorien n'a qu'une
messe pour chaque jour de fête ou de station. La collecte de la
messe dans le Gélasien a deux ou trois oraisons, le Grégorien
n'en contient qu'une seule ; la postcommunion, aux messes de
ietr.pore a toujours deux oraisons dans le Gélasien , dans le
Grégorien la seconde oraison ne se trouve qu'aux messes du
Carême et à quelques autres. Le Gélasien contient 44 préfaces
propres, le Grégorien n'en a plus que 13. De plus, S. Grégoire
a retranché certaines messes qui n'avaient plus de raison d'être
à son époque, comme: prohibendum ab idolis , de pascha
annotina , etc.
Pauca convertens. L'ordre des fêtes est modifié ; on en trouve
quelques unes dans le Gélasien qui manquent dans le Grégorien
et réciproquement. Il en est de même de certaines bénédictions.
Les titres des fêtes et des jours de synaxe sont souvent diffé-
rents; il y a aussi quelque variété dans les formules et les rites du
baptême et des ordinations, et dans les cérémonies des trois
derniers jours de la semaine sainte. Mais il est bon de remarquer
que la plupart de ces divergences tiennent à ce que le sacramen-
taire gélasien ne nous est parvenu qu'après avoir subi de
nombreuses retouches et interpolations gallicanes , et que dans
bien des cas le sacramentaire grégorien a pour lui le suffrage du
recueil léonien, ce qui est en faveur de l'antiquité de ses formules.
« Jamais , dit M. l'abbé Duchesne , le sacramentaire léonien
ne mentionne une fête propre au Gélasien ; au contraire , il
contient six ou sept fêtes propres au Grégorien ^. »
Les deux sacramentaires différent encore en ce que les
messes des Saints sont placés à part dans le Gélasien ,
tandis que dans le Grégorien elles sont confondues avec les
messes du temps. De plus , bon nombre d'oraisons ne sont
plus les mêmes. Le Docteur Probst a calculé que sur 492 oraisons
que contient le Grégorien, 147 seulement, c'est-à-dire à peu
1 . Sed et Gelasianum codicem de missarum solemniis , multa subtrahens , pauca
convertens , nonnuUa vero superadjiciens pro exponendis evangelicis lectionibus , in
unius libri volumine coarctavit. (Joan. Diac. Vita S. Gregor., lib. Il, cap. 17.)
2. Origines du culte chrétien, p. 126.
6 REVUE DE CHANT GRÉGORIEN
près un tiers, sont identiques au Gélasien'. Nous savons en
outre , par le témoignage même de S. Grégoire qu'il fit réciter
le Pater de suite après le Canon ^ , suivant en cela les liturgies
de S. Basile et de S. Jean Chrysostome , en usage à Constanti-
nople , tandis qu'auparavant on ne le récitait qu'après la fraction
du pain , comme cela se retrouve dans l'Ambrosien^ le Gallican,
le Mozarabe et dans la plupart des anciennes liturgies orientales.
Nonnulla super adjiclens. Quelles sont les additions faites
par S. Grégoire ? D'abord , le Kyrie eleison , alternant avec le
Christe eleison et formant neuf invocations aux trois personnes
divines , puis les mots : Diesque nostros in tiiapace disponas
jusqu'à ^r^^^ numerari ajoutés au Canon de la Messe. Mais la
phrase de Jean Diacre a un sens plus étendu et se rapporte à
un autre genre d'additions , car il dit : nonnulla superadjiciens
pro exponendis evangelicis lectionibus. M. l'abbé Duchesne
avoue ne pas savoir ce que signifie ces mots ■'. Quelques uns ont
voulu voir dans ces paroles une allusion aux homélies que le
saint Docteur avait l'habitude de faire après la lecture de l'Evan-
gile' ; d'autres pensent qu'il s'agit ici des pièces chantées qui
auraient été comme un développement du texte évangélique^ ;
or , dans ce passage de Jean Diacre il n'est pas question de
l'Antiphonaire , mais seulement du Sacramentaire qui ne contient
que les prières récitées par le Célébrant. On trouve , il est vrai ,
â la marge de certains manuscrits, l'indication des Introïts ,
Répons, Offertoires; mais, comme le fait remarquer Muratori,
ces notes ont été ajoutées recentiori matin. Monseigneur
Magani , de son côté, pense que ces mots se rapportent non
pas à l'homélie , mais à la leçon évangélique elle-même , dont
S. Grégoire aurait fixé les proportions*^. Puisque le travail
de révision du saint Docteur a porté surtout sur les oraisons, ne
pourrait-on pas croire plutôt que Jean Diacre a voulu dire , que
celles-ci furent mises en rapport avec le texte de l'évangile
qu'on lisait à la Messe ?
Quoiqu'il en soit , l'illustre pontife a pu fort bien remanier le
Sacramentaire sans modifier les parties chantées par le chœur
qui se trouvaient dans un livre distinct. Il a pu aussi , ce que
nous admettons du reste, faire une nouvelle compilation des
Antiennes de la Messe , pour compléter celle faite par ses
prédécesseurs , soit en supprimant les Messes hors d'usage ,
soit en en ajoutant quelques nouvelles pour les Fêtes intro-
duites de son temps , sans pour cela remanier les chants déjà
existants. On ne voit pas que S. Grégoire ait fait aucune
addition aux grandes solennités de l'année ecclésiastique.
Son Sacramentaire ne renferme pas de messes pour les
Dimanches ordinaires entre l'Epiphanie et le Carême et depuis
l'Octave de Pâques jusqu'à l'Avent , qui se trouvent au moins
en partie déjà dans le Gélasien ; ce qui semble indiquer qu'il ne
toucha pas à cette partie du cycle liturgique.
I. Op. cit , p. 321. — 2. Orationem vero Dominicani idcirco mox post precem
dicimus. (Epist. ad Joan. Syracus.)
5. Origines du culte chrétien, p. 121 , note 2. — 4. Grisar, Zeitschrift fur kathol.
Théologie. IX lahrg. p. 592. — 5. Probst, op. cit. pp. 319-520. — 6. Op. cit., p. 131.
REVUE DE GHANT GREGORIEN 7
Quant aux fériés du Carême, dont les Messes se trouvent
déjà dans le Gélasien, quelques auteurs en attribuent l'institution
à S. Grégoire, mais certaines particularités qu'on y remarque
nous font croire qu'il faut en faire remonter la composition
beaucoup plus haut.
On a observé que les antiennes de Communion pour les
fériés du Carême sont tirées des psaumes i à 26, se succédant
dans leur ordre numérique, et forment ainsi une série suivie
qui commence au mercredi des Cendres et se termine au ven-
dredi avant le Dimanche des Ramaux '. Au mercredi des Cendres
correspond le psaume 1 , au vendredi suivant le psaume 2 , et
ainsi de suite -.
- Les Dimanches n'appartenant pas à l'office férial sont en
dehors de la série; mais les jeudis n'y sont pas compris non
plus , ce qui prouve que les jeudis ne figuraient pas encore dans
la liturgie du Carême, à l'époque où les 26 psaumes qui nous
occupent furent ainsi répartis sur les autres jours delà semaine.
Or, les jeudis n'ayant été pourvus de Messes que par S. Gré-
goire II (715-731', l'arrangement des autres messes fériales est
donc antérieure à ce pontife.
Le samedi après les Cendres que la plupart des manuscrits
désignent sous le nom de Sabbato vacat , et qui aujourd'hui
encore n'a pas d'antiennes propres , ne figure pas non plus dans
la série -^ Cependant le Sacramentaire Gélasien , qui ne contient
pas encore les messes des jeudis du Carême , est déjà pourvu
d'une messe et d'une station pour la feria Y II in quinquage-
sima , c'est-à-dire le samedi qui nous occupe. Il faudrait donc
remonter au-delà du dit Sacramentaire pour trouver le premier
auteur du système.
Mais , objectera-t-on avec M. Gevaert , cet arrangement ne
peut avoir pris place dans le graduel romain , qu'«à une époque
où le Caput jejunii était déjà, comme aujourd'hui, le mercredi
des Cendres, et non plus, comme pendant les premiers siècles,
le Dimanche suivant. Or, comme ce primitif usage quadragést-
mal n'avait pas cessé d'être en vigueur à Rome , sous Grégoire
le Grand (voir son homélie XVI in Evangelid), nous devons en
conclure , que la susdite série de textes antiphoniques n'a pu
être introduite dans la messe , qu'au cours du VII* siècle*. »
C'était , il est vrai , l'opinion la plus répandue jadis parmi les
liturgistes , que S. Grégoire n'a connu que les 36 jours de jeûne
effectif , entre le premier Dimanche du Carême et celui de
Pâques ;, mais , Dom Morin la considère aujourd'hui comme
surannée, et s'étonne à bon droit, de la voir figurer dans les
Origines du culte chrétien de M. l'abbé Duchesne^. Tomasi,
Azevedo et Vezzosi avaient déjà adopté le sentiment contraire et
i.Un mot sur VAtiHphonale Missaruni. pp. i 5 et suiv. Solesmes 1890.
2. Les stations quadragésimales suivent une marche parallèle La station du mercredi
des Cendres est dans la première région de Rome, celle du vendiedi dans la deuxième
région et celle du lundi suivant dans la troisième. (Ibid. pp. 34-35.)
3. Il en est de même pour le samedi avant le Dimanche des Rameaux , Sabbato vacat ,
Dominus Papa eIeemo:!jnatn dat , qui était dépourvu de messe , ce qui explique que la
érie des Communions s'arrête à la férié précédente.
4. L<i Mélopée antique , p. XXIL
• '5-. -Les- vérita4)Ies origines du chant- grégorien , p. 73 j note i.
8 REVUE DE CHANT GRÉGORIEN
l'auteur de Un mot sur VAntiphonale Missarum conclut « qu'il
est impossible d'affirmer avec certitude que les jours addition-
nels du Carême n'entraient pas déjà à titre préparatoire , dans
l'ordonnance liturgique grégorienne'. »
Le texte de l'homélie XVI, sur lequel s'appuient M. Gevaert
et les partisans de l'ancienne opinion , ne parle pas seulement
du jeûne de 36 jours, mais mentionne aussi le jeûne de 40 jours :
Discutiendum nobis est , cur hœc ipsa abstinentia per quadra-
ginta dieriim numerum ciistoditur. Il y est question de deux
périodes distinctes : une de 40 jours et l'autre de 36. Le temps du
Carême ne commençait en réalité que le Dimanche après le
mercredi des Cendres et ne contenait par conséquent que 36
jours de jeûne effectif^ mais il était précédé d'une période prépa-
ratoire de 4 jours, ce qui faisait un total de 40 jours de jeûne.
S. Léon le Grand (440-461), près d'un siècle et demi avant
S. Grégoire , dans plusieurs de ses homélies , parle aussi des
40 jours de jeûne : Cognoscimus ad celebrandum paschœ diem ,
merito nos quadraginta dieriim jejunio prœparari-.
Même, longtemps après que l'observance des 40 jours de jeûne
fut devenue d'usage général , les écrivains ecclésiastiques conti-
nuent l'enseignement symbolique traditionnel au sujet des 36
jours de jeûne dans lesquels, comme S. Grégoire, ils voient la
dîme de l'année. Et les manuscrits des Sacramentaires , aussi
bien que de l'Antiphonaire , désignent toujours le premier Diman-
che du Carême par le titre : Dominica in Qiiadragesima
inchoantis initium. — Initium Quadragesimœ ; tandis que le
mercredi des Cendres est dans le Sacramentaire gélasien : In
jejunio prima station, feria IV. Plus tard, on ajouta à cette
dénomination : Caput jejunii. Mais le Concile de Soissons , en
853 , le place encore en dehors du Carême et l'appelle : Feria
qiiarta ante initium Quadragesimœ.
C'est donc seulement le Dimanche que commençait le temps
quadragésimal. Le bréviaire romain a maintenu un reste de cet
ancien usage ; jasqu'aux Vêpres du samedi après les Cendres ,
l'Office divin s'accomplit comme dans le reste de l'année.
Mais, pourquoi dans notre liste de Communions fériales, cette
semaine supplémentaire n'a-t-elle pas de messe pour le samedi ?
Le D"" Probst pense avec raison que ces jours de jeûne prépa-
ratoires au Carême , étaient dans l'origine ceux des quatre-temps
du premier mois\ Or, l'on sait que le samedi des quatre-temps ,
il n'y avait pas le matin de synaxe eucharistique ; le soir seule-
ment, commençait à Saint-Pierre la vigile solennelle, pendant
laquelle avait lieu l'ordination ; elle était suivie de la messe aux
premières heures du Dimanche. Au temps de S. Grégoire , nous
apprend Egbert d'York , le jeûne du premier mois qui autrefois
se célébrait en dehors du Carême , fut assigne à la première
semaine de la période quadragésimale*. Et le Liber pontificalis
1. Ob. cit. p. 3S. — Cf. Kosma de Papi , Liturgia sacra catijolica, p. 324 et note 4.
2. V. Probst op. cil. pp. 195-196 , où sont cités tous les textes de S. Léon, relatifs
aux 40 jours de jeune.
3. Op. cit. pp. 19 et suiv.
4. Quod jejunium sancti patres in prima hebdomada mensis primi statuerunt , IV et VI
feria et sabbato , exceptis ditbus quadragesimalibus . Nos autem in ecclesia Angelorum idem
REVUE DE CHANT GREGORIEN y
qui, en parlant du pape Symmaque (498-514), dit : Hic fecit
ordinationes IV in urbe Roma per mens, decembr. et febr.,
et du pape Félix III (526-530): Hic fecit ordinationes II per
mens, februario et martio , dit au sujet de S. Grégoire: Hic
fecit ordinationes II una in Quadragesima et alia in mense
septima ' .
La composition des Communions fériales du Carême est donc
certainement antérieure à S. Grégoire ; puisque à son époque le
samedi des quatre-temps et de l'ordination était celui qui pré-
cédait le deuxième Dimanche ; elle est peut-être même plus
ancienne que S. Gélase , puisque dans son Sacramentaire on
trouve déjà une messe pro feria VIL
La série des 26 communions présente des lacunes qu'il nous
reste à examiner. Les psaumes 12 , 16, 17, 20 et 21 , ont été rem-
placés par cinq antiennes évangéliques qui toules, sauf la der-
nière , se retrouvent dans le Responsale gregorianum. ou recueil
des chants de l'Office. Le chant presque syllabique de ces
antiennes contraste d'une manière frappante avec les cantilènes
mélismatiques des autres Communions ^.
« Il est clair , dit Dom Cagin , qu'un rétormateur a passé par
là : il a voulu mettre ces jours-là , le chant de la communion en
rapport avec le chant de l'évangile ■\ » Dom Morin va plus loin
et veut y voir la main de S. Grégoire corrigeant l'œuvre d'un
de ses prédécesseurs ^
Ne pourrait-on pas aussi supposer que l'ordonnateur de l'office
férial, quel qu'il soit, a simplement conservé les antiennes qui
se chantaient déjà avant lui, aux messes de ces fériés , désignées
peut-être comme jours de scrutin pour les catéchumènes-', tout
en assignant à ces mêmes fériés les psaumes qui leur corres-
pondaient dans la série des vingt-six psaumes, car, jusqu'au
IX" siècle, la Communion fut accompagnée d'une psalmodie
antiphonique. Et de fait, dans plusieurs manuscrits, après
l'antienne Videns Dominus fientes sorores La\ari , (fer. VI
post Dom. IV Quadrag.), la rubrique renvoie au psaume 21.
C'est justement celui qui devait appartenir à cette férié en
suivant l'ordre numérique.
Une des additions que l'on peut avec certitude attribuer à
primi mensis jejunium , ut noster didascalus beatus Gregorius , in suo antiphonario et
missali libro , per pedagogum nostrum beatum Augustinum transmisit ordinatum et
rescriptum , indifferenter de prima hebdomada quadragesimœ servamus , (Egbert Ebora-
censis archiepiscopi de institutione catholica dialogus. Interrogatio i6 no i.)
1. Lib. Pontif. pp. 263, 279 et 312.
2. Ces Communions sont celles du Samedi après le 11^ Dimanche du Carême , du Ven-
dredi et du Samedi après le III« Dimanche , du Mercredi et du Vendredi après le IVe Di-
manche. L'antienne de communion Voce inea du premier Lundi de Carême , qui est
aujourd'hui remplacée dans le Missel romain^ par TAnt. Amen dicovohis , se trouve encore
dans le graduel Dominicain. (Tournai, 1890.) .
3. Un mot sur VAntiphonah, p. 21. — 4. Les véritables origines , p. 74.
5. « Il est intéressant de constater que les péricopes auxquelles sont empruntées ces
antiennes correspondent à quelques uns des jours les plus solennels du Carême dans
les liturgies milanaise et espagnole, par exemple , les Dimanches de la Samaritaine,
de l'Aveugle-né , de Suzanne et de Lazare. Ces scènes évangéliques auraient-elles été à
l'origine commémorées aussi à Rome le Dimanche , puis postérieurement transposées
à quelques jours de scrutin particulièrement importants pour les aspirants au baptême ? »
(Dom Morin , op. cit. p. 75 , note 2).
10 REVUE DE CHANT GRÉGORIEN
S. Grégoire est le chant de V Alléluia à toutes les messes des
Dimanches et fêtes, en dehors du Carême et du temps de la
Septuagésime ' ; mais il semble que le plus souvent le choix de
ï Alléluia et du verset fut abandonné au chantre. Dans plusieurs
endroits de l'Antiphonaire la rubrique porte : Alléluia quale
volueris , et les alléluia manquent dans beaucoup de messes
pro Sanctis.
Le savant éditeur du Graduale Salisburiense fait observer,
dans son étude sur la formation de VAntiphonale Missariim
qui sert de préface à cette publication, que : « Les versets de V Al-
léluia , entant que distincts de V Alléluia lui-même, varient
tellement et si universellement qu'on se demande tout d'abord
s'ils faisaient partie du plan original.
« h' Alléluia lui-même , ajoute-t-il, était sans doute en usage à
Rome , dès les temps anciens , au moins tout d'abord le jour de
Pâques, puis ensuite plus fréquemment , jusqu'à ce que S, Gré-
goire en eut étendu l'usage à tous les Dimanches et fêtes. Mais
il est possible que les versets soient une addition postérieure,
due à la même tendance de pourvoir de paroles le jubilus , qui
plus tard produisit les Séquences. Cela en expliquerait la diversité.
« On peut en donner une autre raison. Dans le principe, les
Allelluia et leurs versets n'étaient pas assignés à des messes
séparées, mais se trouvaient groupés ensemble suivant les
différentes saisons, Pâques, le temps de la Pentecôte et de la
Trinité. On pouvait faire un choix dans ces différentes collections
pour chaque circonstance particulière ; d'où s'en suivait natu-
rellement une grande diversité. Mais cela ne suffit pas à rendre
compte de toutes les variantes qu'on rencontre. On y trouverait
bien la raison d'une différence dans l'emploi des matériaux
tirés d'une provision commune , mais cela n'explique pas
pourquoi les collections d'Alleluta varient d'un manuscrit à
l'autre, et ce genre de différence est tout aussi remarquable que
le premier.
« De plus , on a adapté de nouveaux versets à d'anciens Al-
lelluia et même l'on n'a pas cessé de composer de nouveaux
Alléluia jusqu'à la fin du XV" siècle, avec une liberté dont il
n'y a pas d'exemple dans le reste de l'office. Graduel, Offertoire
ou Communion. En général, cette formule de chant semble
n'avoir point participé à cette stabilité qui est si caractéristique
des autres parties de la Messe '^ »
Une nouvelle preuve que la refonte du Sacramentaire n'a pas
toujours coïncidé avec une pareille retouche de l'Antiphonaire
se trouve dans les divergences qui existent entre ces deux livres.
Le Sacramentaire commence par la vigile de Noël, l'Antipho-
naire par le premier Dimanche de l'Avent. Dans l'Antiphonaire
on ne trouve pas trace de sainte Anastasie à la deuxième messe
de Noël, tandis que le Sacramentaire contient une préface propre
à la Sainte, ce qui semble indiquer une messe spéciale. Au jour
de la Circoncision, l'Antiphonaire a seulement une messe en
1. Epist. ad Joan Syracus.
2. The Sarum Graduai and the gregorian Antiphotiale Missarutn , by Walter Howard
Frère, M. A. pp. X-XI. London, Bernard Quaritch, 1895.
REVUE DE CHANT GRÉGORIEN M
l'honneur de la B. Vierge Marie, il a aussi une ; messe pour le
Dimanche après Noël et une pour la vigile de l'Epiphanie qui
manquent dans le Sacramentaire. La messe du IIP Dimanche y
fait également défaut. Le Sacramentaire contient une messe pour
le samedi avant le Dimanche des Rameaux, tandis que l'Anti-
phonaire au même jour porte l'ancien titre : Sabbatum vacat. Le
' Sacramentaire n'a pas la messe de l'Invention de la Sainte Croix
qui se trouve dans l'Antiphonaire ; celui-ci a de plus les Roga-
tions , la messe de la vigile de l'Ascension et du Dimanche
suivant qui manquent dans le Sacramentaire. L'Antiphonaire a
les 23 Dimanches après la Pentecôte, terminés par le 24* Diman-
che , consacré à la Sainte Trinité ; or , aucun de ces Dimanches ne
se trouve dans le Sacramentaire. On rencontre également de
nombreuses différences dans les fêtes des Saints'.
Mgr Magani attribue ce manque d'uniformité à ces mauvaises
têtes de musiciens, qui ne peuvent rester en repos et qui, au
nom de l'harmonie , du bon goût et de je ne sais quoi encore,
sont toujours à varier, à modifier, à changer-.
Pour nous, cela prouve simplement, non pas que vS. Grégoire
n'ait pas mis la main à une compilation de l'Antiphonaire , mais
que ce livre était en quelque sorte indépendant du Sacramentaire
et ne jouissait pas, au moins dans le principe, de la même
autorité ni de la même stabilité. Il est clair que l'un des deux
livres a subi bien des retouches et des interpolations qui ne
figurent pas dans l'autre , et qu'on ne se croyait pas astreint à
garder dans les pièces de chant, la même uniformité, la même
fixité que dans les formules de prières.
Aussi bien, l'histoire ne signale que deux papes qui se soient
occupés de la collection d'oraisons et de préfaces, connue sous le
nom de Sacramentaire , S. Gélase et vS. Grégoire , et après celui-
ci, il n'est plus question de refonte totale , mais seulement
d'additions partielles , tandis que l'anonyme de Gerbet men-
tionne les nombreux pontifes et préchantres qui, avant oa après
S. Grégoire, ont travaillé à coordonner et à revoir l'Antiphonaire
Le fait d'avoir réorganisé la liturgie et publié le Sacramentaire
suffit donc à expliquer pourquoi , à partir du IX^ siècle , le seul
nom de S. Grégoire est resté attaché au recueil des chants de la
Messe, bien que la plus grande partie des pièces qu'il renferme
n'aient pas été composées ou remaniées par lui.
A suivre. J. Dupoux.
1. Magani. L'Antica Liturgia romaiia , I, pp. 125-127.
2. Certo é una disgracia questa dell' Antifonario Gregoriano , ch'io sarei inclinato ad
attribuire a quelle testoline svegliate , coite ma irrequietissime dci musicomani , i quali
in nome dell' armonia , del buon gusto e di tant' altre cose , ch'essi solo conoscono
sono sempre in sul variare , modificare , cambiare , di non presentare ne' suoi codici
quella uniformità che si riscontra nei Sacramentarii e nei lezionarii. {Ihià. p. 127.
Nous avons reçu du R. P. Soulier une réponse à l'article de
M. l'abbé Artigarum , que V abondance des matières et l'envoi
tardif nous obligent à renvoyer à un prochain numéro.
42 REVUE DE CHANT GRÉGORIEN
L'ART DIT GRÉGORIEN
D'APRÈS LA NOTATION NEUMATIQUE
(Premier Article)
Dans une série d'articles, je me propose d'aborder l'étude des
points les plus importants de la théorie musicale grégorienne,
telle qu'elle se dégage pour moi de l'analyse des manuscrits
neumés.
La mesure, les pieds rythmiques, la déclamation, la consti-
tution de la phrase mélodique, l'accentuation, le sens rythmique
et le sens expressif des neumes, sont tous des sujets intéressants
que nous devrons définir en nous appuyant sur la notation seule.
Nous rapprocherons ensuite de nos conclusions les textes anciens
qui ont traité des mêmes matières, et nous jugerons en dernière
analyse de la fragilité ou de la solidité de notre théorie.
Dans ce premier article nous traiterons :
De la Constitution de la Mesure dans le Chant dit Grégorien ,
AU POINT DE VUE THÉORIQUE ET PRATIQUE.
La mesure du chant dit Grégorien est la mesure isochrone des
rythmes successifs composant le mélos, ou, en d'autres termes,
le mélos Grégorien est composé d'une suite de rythmes isochrones
successifs.
Qu'est-ce qu'un rythme ? c'est la réunion des notes constituant
un groupe musical d'une durée fixée « ab initio » pour chaque
œuvre en particulier.
Des rythmes isochrones successifs sont donc des groupes
musicaux, qui, pris un à un, ont une durée d'émission égale à
chacun des autres groupes.
Si , par égard pour des usages reçus de longue date , nous
adoptons la valeur-durée moderne que nous appelons « la noire »,
comme type graphique représentant la durée totale d'un de ces
rythmes, nous dirons, — pour employer le langage pédagogique
de nos contemporains —que la mélodie grégorienne est composée
d'une suite de temps successifs représentés graphiquement par la
noire, ou par les subdivisions 2, 3, 4, 5, 6, 8, croches, doubles
et triples croches, selon le nombre des notes constituant chacun
des rvthmes neumés à transcrire en notation moderne
u
'fc^'U
8
A la vue d'une semblable notation temps par temps (simple
trompe-l'œil accusé par la noire type de durée totale) ne serons-
nous pas tentés de conclure en faveur d'une de nos mesures
modernes, peu usuelles à la vérité; -~ synonyme de -^^ ou ;^?
Gardons-nous bien de l'identification, là est l'écueil!
Une mesure ainsi notée aurait un triple inconvénient.
Le premier: de laisser croire à l'exécutant, — tant est grave
l'influence de la forme extérieure des objets sur notre intellect —
que chaque fraction de la mesure doit être battue selon l'usage
par frappé et par levé, faisant ainsi: d'un seul temps rythmi-
que embrassant la division graphique entière ^ deux temps
secondaires.
REVUE DE CHANT GRÉGORIEN 13
Le second: de créer, par ces frappés et ces levés, des sensa-
tions de temps forts et de temps faibles (dans chaque mesure
ainsi constituée), sensation dont l'effet serait désastreux par la
mélodie.
Le troisième : de rendre toujours douteuse l'attribution du
nombre exact de notes qui revient à chacune des fractions du
temps entier , dans les groupes de trois ou de cinq sons , et
surtout dans les groupes agrémentés de notes d'ornement dont
le mélos est émaillé.
En effet, si, en battant cette sorte de mesure, nous accusons
les deux temps (le fort et le faible) , comment répartirons-nous
entre eux deux les notes constituant les groupes de 3 et de
5 sons? En appliquerons-nous deux ou un au frappé et le reste
au levé, dans les groupes de trois sons? et, dans les groupes de
cinq sons , sera-ce trois ou deux notes au frappé et le reste au
levé?
Comme, d'autre part, d'après les neumes , ces trois ou cinq
notes sont généralement égales en durée , et en ce moment nous
les envisageons comme telles, il sera nécessaire, pour sauvegarder
l'égalité du rythme et obtenir le legato fondu de la mélodie , de
battre seulement \e frappé de la mesure sans accuser le levé,
afin d'éviter de faire sentir la division mathématique de l'un ou
de l'autre au milieu d'un groupe indivisible en deux fractions
égales. C'est , d'ailleurs , ce que nous faisons actuellement
lorsque nous rencontrons dans le cours de la mélodie un groupe
de trois noires , par exemple , n'embrassant que deux temps
d'une mesure à 4 temps.
Exemple: fez=^^ZlÉ=^d^— t=£^=l£r=
Nous battons régulièrement le i-"", le 2^ et le 3" temps , puis
nous glissons sur le 4% en faisant un geste souple qui détruit
l'arrête vive de ce 4® temps, et ce procédé revient à peu près au
même que si la mesure était battue à 2 temps dans la mesure à -f .
Dans le cas qui nous occupe nous devrons écrire et battre en
un seul temps :
1 et non 1 — 2- ou 1 2 —
La différence qui existe entre ces trois versions étant fort peu
de chose à l'audition, pourquoi, dira-t-on, ne pas battre franche-
ment à deux temps la mesure de cette mélodie; et, mieux encore,
pourquoi ne pas réunir deux à deux les temps successifs , de
manière à former une dipodie dans le genre antique.? Au moins,
c'est une mesure cela, et son adoption tournerait la difficulté une
fois pour toutes!.. Erreur profonde. D'abord, je ferai remarquer
que dans ce cas nous créerions de nous-mêmes une division qui
n'existe pas , et , dans le premier cas , nous recouperions , de
notre propre autorité, un groupe neumatique , ce qui ne se peut
ni ne se doit , si l'on prétend restaurer le chant dans sa pureté
originelle.
14 REVUE DE CHANT GRÉGORIEN
Ensuite/si, pour me servir de -l'expression de mon interlocu-
teur supposé : « C'est une mesure cela , » je maintiens qu'elle est
inapplicable à la mélodie grégorienne et je pose en fait , que:
1° Si l'on respecte la notation neumatique et la théorie du
X* siècle on ne pourra pas créer la dipodie rêvée; 2° si, proprio
motU; ou crée cette dipodie, on fera œuvre mauvaise; 3° si
l'on traduit les neumes selon le sens que l'enseignement leur
2iS>s\gne, grosso modo, on trouvera toujours, au contraire, une
mélodie simple, parfaitement naturelle, (bien que d'un tour'
diffèrent de celle que nous pratiquons), et corroborant toujours
l'enseignement en question.
Tout cela, je le prouve.
Rien , dans les anciens auteurs, ne nous laisse supposer que la
mélodie fût battue par dipodies , lacune très grave dans leurs
écrits, puisque cette question touche un point fondamental de la
structure rythmique de la mélodie. La dipodie n'était donc pas
d'usage dans cette sorte de chant, et il ne nous appartient pas
plus de la créer que de la supprimer , si elle avait existé.
De plus , enserrer une mélodie grégorienne dans le cadre de la
dipodie est une impossibilité matérielle, parce que la sensation
forte, ou faible, que nous ressentons des frappés et des levés de
nos mesures modernes, est constamment froissée par la sensa-
tion mélodique éveillée en nous à l'audition d'une mélodie
grégorienne rythmée dipodiquement , telle que la suivante:
Ex.k
Pu-er na - tus est no - bis et fi - li - us da - tus est
^"^-»-7?-»~-^^j^— ^ dont le sens mélodique moderne requiert sans
— W-U-— F-^3^— 3 contredit la division mesurée moderne ci-
no - bis, etc. dessous
da - tus est no - - bis : cujus imperium , etc.
La dipodie suivant l'ex. A est donc contredite par le sens
mélodique de la phrase musicale , et la conclusion suivante
s'impose: Théoriquement, la mélodie grégorienne est mesurée
par pieds rythmiques, ou temps, successifs, tous égaux en durée,
mais pratiquement, pour nous modernes et dans l'intérêt d'une
exécution artistique , cette mélodie peut être battue , à la
moderne, par mesures inégales, quant au nombre de temps les
composant, comme je viens de le montrer dans l'ex. B, en
divisant la phrase selon son sens musical.
L'objection: « Que les Anciens ne se souciaient pas du sens
musical tel que nous le comprenons d'après les temps forts et les
temps faibles de la phrase », n'est d'aucune valeur, attendu que,
quand bien même la mélodie grégorienne eût pu être rythmée par
dipodies, sans choquer les auditeurs de l'époque, nous savons
REVUE DE CHANT GRÉGORIEN 15
qu'elle n'était pas rythmée de cette façon, aucun texte ne nous
permettant même de penser qu'elle puisse l'avoir été.
Mais, à supposer que le texte à invoquer, pour prouver qu'elle
ait pu être rythmée dipodiquement , ait disparu , comme par une ■
fatalité étrange , de tous les traités qui nous sont parvenus ,
essaiera-t-on de ramener cette mélodie au cadre de la dipodie
d'après un arrangement arbitraire, assez aisé en définitive ?
La scansion de la mélodie se présentera comme il suit :
'.0-ft-0-l-- y 0 .^-0-L0-
0-P-0-
Pli - er na^ - tus est no - bis et fi - 11 - us da-
r— N-
tus est no - bis : eu- jus imperium , etc.
Je pourrais prétendre, comme artiste, que ce pas de polka
est indécent à l'Eglise, mais, outre que c'est une question de'
sentiment personnel, il y a, ce semble, deux raisons qui s'opposent
à une semblable traduction; l'une, capitale : la notation neuma-
tique est écartée et n'est plus qu'une invention incohérente, si
réellement la mélodie qu'elle représente est rythmée de cette
façon; l'autre, incidente : la traduction ainsi faite n'est pas consé-
quente avec elle-même, si l'on veut tenir compte de la notation
neumatique, même interprétée d'après un système arbitraire.
En effet ,» voyez les syllabes « tus est » des mots « natus
est, datus est, » elles sont traduites ici par des croches; or,
représentées neumatiquement par des virga et des punctum ,
c'est fixer en principe que virga et punctum isolés représentent
une note brève, croche par exemple ! Admettons-le, bien
qu'arbitraire; mais alors les syllabes « er » de puer, « bis » de
nobïs, « us » de filius , représentées également par des virga ou
des punctum, ne devant pas, si l'on veut être logique, être
traduites par des noires, mais bien par des croches, comme les
syllabes précédemment visées, nous aurons donc trois temps
incomplets , et à compléter par des soupirs ? La chose est possible^
pour nobis fin de membre de phrase, mais non pour puer et
datus.
{A suivre). G. Houdard.
CORRESPONDANCE
Nous recevons du diocèse d'Evreux la lettre suivante que nous
publions à titre d'information.
« Monsieur LE Directeur, ' •
«Le compte-rendu de la brochure de M, Dabin , que vous avez
donné dans votre dernier numéro, a été lu et commenté avec la
plus vive satisfaction par la plupart de mes confrères , qui ont
éprouvé un vrai soulagement en voyant juger comme il le
mérite ce personnage funambulesque. V^ous serez peut-être
curieux de connaître l'origine de ce pamphlet.
î6 REVUE DE CHANT GRÉGORIEN
« Voici les faits :
« Il s'agissait de faire choix d'une édition de chant pour notre
diocèse. Quelques naïfs, trompés par les réclames assourdissantes
de certaines revues, penchaient, sans trop savoir pourquoi, pour
l'édition de Solesmes. Mais le plus grand nombre ne se sentait
aucun attrait pour cette notation moyenâgeuse, pour ces voca-
lises à perte de vue et ces répétitions de notes sans fin. »
« Une commission était nommée et la question était en sus-
pens, quand M. Dabin se posa en champion du chant Bénédictin.
Il allait, disait-il, frapper un grand coup qui mettrait fin à toutes
les indécisions, réconforterait les partisans de Solesmes et impo-
serait silence à tous les opposants. Tout le monde était dans
l'attente.
« Mais, à peine la diatribe si bruyamment annoncée eut-elle
paru, qu'on s'aperçut bien vite que le foudre de guerre n'était
qu'un fantoche risible et que son grand sabre, dont il menaçait
de pourfendre tous les récalcitrants , avait plutôt la tournure
d'une latte d'arlequin.
« Si c'est par de telles pantalonnades , bonnes tout au plus à
amuser les badauds , que les Bénédictins croient nous convain-
cre , ils en seront pour leurs frais. Il suffirait d'une ou deux
brochures comme celle de M. Dabin, pour ruiner à tout jamais
leur crédit déjà fortement ébranlé. L'officine où s'élaborent de
pareils produits a trop l'air d'une baraque de foire !
« Et M. Dabin ose bien reprocher à Rome d'avoir cédé à un
éditeur la propriété de son chant. Sans doute, il aurait préféré
voir le Chef de l'Eglise vendre lui-même ses livres liturgiques,
comme un épicier débite sa moutarde. C'eut été un encourage-
ment pour le petit commerce de ses associés.
« La cause est désormais jugée : nous garderons notre ancienne
édition. La Commission s'est dissoute, et la Semaine religieuse
du diocèse a donné elle-même le signal de la déroute , en repro-
duisant, comme réponse à M. Dabin, le jugement sévère que
Monseigneur l'évêque de Chalons vient de prononcer contre le
chant et la méthode de Solesmes dans une lettre pastorale
récente.
« Merci aux hommes de cœur qui ne craignent pas de prendre
en main la cause du chant liturgique paroissial, menacé par ces
nouveautés soi-disant archéologiques, et aux feuilles indépen-
dantes qui défendent bravement le terrain pied à pied contre
les envahissements du chant monacal , telles que la savante
Revue de Marseille et le vaillant Néochorisme de M. l'abbé Teppe,
que M. Dabin appelle , dans son jargon faubourien , le Chat noir
de la musique liturgique, sans doute parce qu'il donne la chasse
à tous les rongeurs de son espèce.
« Veuillez agréer, Monsieur le Directeur, l'expression de ma
cordiale sympathie.
« C , Curé. »
Le Gérant : J. MINGARDON.
Marseille. — Imprimerie J. Mingardon el Gie , place Sébuslopol , 11.
REVUE
DE
CHANT GRÉGORIEN
ET DE MUSIQUE RELIGIEUSE
S. GRÉGOIRE ET LE CHANT LITURGIQUE^
III. — L'Antiphonaire Centon (Suite)
Le texte des Répons de l'Office, avons-nous dit, n'est pas
toujours tiré de la Sainte Ecriture. D'autres chants très anciens
offrent la même particularité: c'est ce qu'on appelait autrefois
psaumes ^n^és psalmi idiotici , pour les distinguer des psaumes
de David , qui formaient la base du chant liturgique. « Ces
sortes de psaumes , dit M. l'abbé Batiffol , avaient été au IP et
au IIP siècle en grande faveur tant chez les catholiques que chez
les hérétiques -. » L'historien Eusèbe mentionne « les psaumes
et les chants chrétiens, composés depuis l'origine par des fidèles,
et qui célèbrent le Christ Verbe de Dieu, en le proclamant
Dieu lui-même ^. »
Mais l'abus que faisaient les hérétiques de ce genre de cantiques
les fit éliminer de la liturgie cathoHque. Cependant ils ne dis-
parurent pas complètement. L'Eglise grecque redit encore
aujourd'hui le psaume du soir , Phôs ilaron Lumière joyeuse ^
et nous chantons à la Messe l'ancien psaume matutinal des
Landes , Gloria in exceisis Deo , dont le texte se trouve déjà
dans les Constitutions apostoliques \ Le Te Deum , quoique de
composition plus récente, est aussi mw psalmus idioticus'K
A la fin du IV siècle , ces sortes de chants redeviennent en
honneur. S. Ambroise fait chanter des hymnes de sa composition
et S. Augustin lui-même, pour inculquer au peuple la doctrine
catholique, corrompue par les Donatistes, compose un psaume
abécédaire dont toutes les strophes commencent par une lettre
de l'alphabet. Après chaque strophe formée de douze versets
s"intercalait un hypopsalma ou réponse chantée par tous les
fidèles ^ Ce refrain n'est autre chose que l'antienne qui accom-
pagnait le psaume. S. Jean Chrysostome nous donne la raison
de cet usage. Parlant du psaume Confitemini Domino auquel
l'assistance répondait par le verset //^r^<://>5ç//,3;77 fecii Domiiius,
il ajoute : « Le peuple ignore le psaume en entier; on a donc
1. V. Kevue de Musique religieuse , Février 1897 , Janv. et Mars 1898.
2. Histoire du Bréviaire roinain , p 9
3. Euseb. Hist. EccL, V. 28. 5. — 4. Cousiil. Jposl., VII , 47.
5 . Le Te Deum est mentionné pour la première fois dans la Règle de S. Benoît et
parait avoir été composé dans la première moitié du V^ siècle. (V. BatiiTo'l , op. cit
pp. 98-99 )— 6. Relract. lib. I, cap, 20. ' ''
N° 29. Avril 1898.
50 REVUE DE CHANT GRÉGORIEN
réglé qu'il chanterait un verset' mélodieux, exprimant quelque
dogme sublime '. »
L'Antienne était donc primitivement le chant de l'assemblée
qui répondait au psaume, d'où le nom à'hypopsalma, et s'associait
aussi bien au psaume antiphonique, chanté à deux chœurs, qu'au
psaume solo dont elle rompait la monotonie. La forme la plus
ancienne de l'antienne parait avoir été V Alléluia hébraïque qui
s'intercalait entre les psaumes-, comme aujourd'hui V Alléluia
de la messe se mêle au psaume du Graduel. La mélodie devait
en être très simple , afin de pouvoir être retenue facilement
par le peuple , tandis que la reprise des répons de l'Office et des
versets de l'Offertoire , les vocalises actuelles de l'Alleluia , les
antiennes de l'Introït et la plupart des antiennes de Communion
ne peuvent avoir été composées qu'à une époque où leur
exécution était réservée au chœur des moines ou des clercs.
Mais à quelle époque les chants de la Messe et de l'Office
commencèrent-ils à être réunis en recueil? D'après l'anonyme
de Gerbert , si S. Damase organisa la liturgie de Rome d'après
le modèle de celle de Jérusalem , ce fut S. Léon le Grand (440-
461) qui régla le chant pour tout le cours de l'année ecclésiastique.
Beatissimus Léo papa annalem cantum omnem instituit ^
D'autres documents nous attestent que ce pontife s'occupa de
perfectionner la Liturgie. Le liber Pontificalis nous apprend
qu'il ajouta à la sixième oraison du Canon ces mots.* Sanctum
sacriftcium , immaciilatam hostiam ; Honorius d'Autun affirme
qu'il avait composé des Préfaces et Tommasi a reconnu que le
style de S. Léon se rencontre souvent dans les oraisons et
Préfaces du sacramentaire gélasien'*.
De plus , le Liber Pontificalis lui attribue la formation d'un
monastère d hommes auprès de la basilique de Saint Pierre. Ce
ne pouvait être que pour le service du culte et spécialement pour
le chant de l'Office divin ; car , plus tard nous voyons les abbés
de ces monastères basilicaux porter le titre d'archichantre de
l'église de Saint Pierre et composer à leur tour des recueils du
chant annueP.
Nous pouvons donc ajouter foi au témoignage du liturgiste
anonyme dont Gerbert a publié le curieux opuscule. « Ce
document est , d'après Dom Morin , l'œuvre de quelque moine
frank du VHP siècle, qui est allé examiner de près l'usage et
la tradition des monastères romains , parmi lesquels surtout , on
le sait , se recrutaient les membres de la Schola. Il semble tout
particulièrement au fait des traditions qui avaient cours dans les
monastères situés près de Saint Pierre. C'est là apparemment qu'il
a dû puiser ces détails, trop peu remarqués jusqu'ici, sur les
divers personnages qui ont élaboré le chant liturgique de
Rome*'. »
1. Versuni, ut qui esset sonotus et sublime aliquod dogma continerct , populum
succinere sanxcrnnt , quando quidem totum psalmumignorabat. (Exposit.iii f>saJvi. uy).
2. V. Batilïol, op. cit. pp. 7-8 — Cf. Gevaert , La Mélopée antique, pp. 160-161.
3. De prandio injiiacborutn (apud Batiffol. Histoire du Brév. roin. p. 349).
4. V. Dom Guérangcr. Institut, liturg., t. I , pp 137-138.
5. V. Batiflbl , op. cit., pp. 58-59-67-69.
6. Dom Morin, Les vciitahlcs origiues... , pp. 67-68.
REVUE DE CHANT GRÉGORIEN 51
M. l'abbé Batiffol pense qu'il est plus ancien peut-être
qu'Egbert d'York (732-766) ' ; mais une particularité de sa relation
nous fait croire qu'il lui est postérieur. Il nous apprend que
dans les monastères basilicaux, aux Matines des saints apôtres
et des autres saints , on lisait les actes de leur martyre. Psalmi
cum eorum passionibusvel gestis ciim responsoriis et antiphonis
de ipsis pertinentes canuntur ^. Or , d'après Y Or do de la
Vallicellane , publié par Tommasi, les passions et les gestes des
saints ne commencèrent à être lus dans l'église de Saint Pierre,
qu'au temps d'Adrien T'' (772-795) ; jusque là , ils ne se lisaient
que dans l'église du titre ^ L'écrit anonyme ne peut donc
remonter au delà d'Adrien.
Le manuscrit qui le contient est conservé à Saint-Gall '' . Le
commencement est en écriture du VHP siècle , mais la partie
où se trouve le récit en question est du IX*" siècle , d'après
Dom Baûmer qui en a fait une description détaillée^. Il a donc
pu être écrit pendant le séjour de Romanus à Saint-Gall (790-830)
et d'après les renseignements fournis par lui. Ce serait ainsi un
témoin authentique de la tradition romaine à cette époque.
Cette compilation des chants liturgiques , commencée par
S. Léon , fut ensuite amplifiée et complétée par ses successeurs
ou par leur ordre ; mais jusqu'au temps de S. Grégoire , elle ne
parait avoir été destinée qu'à l'usage des basiliques de Rome et
n'avoir pas été connue en dehors de ses limites. A partir de
cette époque , elle commence à se répandre au loin.
C'est d'abord S. Augustin et ses compagnons qui , envoyés
par S. Grégoire en Angleterre , y introduisent la liturgie et la
cantilène romaines. (597). Le vénérable Bédé , en divers endroits
de son Histoire, mentionne plusieurs personnages qui étaient
maîtres dans le chant ecclésiastique , suivant la coutume de
Rome , qu'ils avaient apprise des disciples du bienheureux
Grégoire ou de leurs successeurs ^.
M. Gevaert qui cite ces textes , en conclut qu'on n'y découvre
pas la moindre allusion à un livre de chant portant le nom de
S. Grégoire et qu'il n'y est pas fait mention des cinq chants
variables de la Messe ". Mais n'est-ce donc rien que le témoignage
d'Egbert d York qui, en 747, mentionne l'Antiphonaire et le
Missel de S. Grégoire transmis par S. Augustin ^P ce que semble
\.0p. cil, p. 55.
2. De prandio monachor . , ap. Batiffol. op. cit , p. 340.
3. Passiones sanctorum vel gesta ipsorum usque Adriani tempora tantum modo ibi
legebantur ubi ecclesia ipsius sancii vel titulus erat. (Tommasi , t. IV , p. 325.)
4. Stiftsbibliotek, N° 349. — 5. V. Batiffol, op. cit., p. 338.
6' Il dit du diacre Jacques (633): Otioniam cantandi iu ecclesia eral peritissimus , etiam
magisler ecchsiaslica cantionis , juxla morem Romaiwnuii , (Bedx' Hist. eccl. gentis
Anglorum , L. II. c. 20); de l'évêtjue Putta (vers 670): Virinn, maxime moiulandi in
ecclesia, more Rontanoniin , qnem a discipulis beali papa Gregoiii didicerat , perilurn , (Jbid.
1 IV. c. 2 ; du chantre Maban (vers 709) : caniaiorem egi eginm qui a siiccessoribus beati
papa Gregorii in Cantia fueral cantandi sonos edoclus , (Ibid. 1. V. cap. 20).
7. Les Origines du chant Ulurgique , p. 66.
8. De Inslit. cathol. Interrog. 16 , N° i . — Quant au prétendu Missel de S Grégoire ,
récemment publié par M. Rule , (The Missal of S. Angustiuc's Abbey , Caulirbury , Edited
by Martin Rule, M. A. Cambridge 1896) , il est aujourd'hui démontré que l'original,
sur lequel aurait été copié le manuscrit du Xle siècle reproduit par M. Rule , ne peut
52 RKVUK DE GH.VXI' C. UÉG 0 I! I EX
confirmer un passage du vénérable Bèdc où cet historien relate
que le saint pape envoya à la demande d'Augustin, avec de
nouveaux ouvriers apostoliques, un certain nombre de livres,
necnon et codicesplurimos '. Et pour ce qui est des chants de la
Messe, ^ddi raconte qu'au synode d'Onestrefelda , tenu vers
700, S. Wilfrid déclara avoir été le premier après la mort des
disciples de S. Grégoire , qui ait enseigné à chanter à deux
chœurs, suivant le rite de la primitive église , les répons et les
antiennes , binis adstantibus choris persultare , responsoriis ,
antiphonisque reciprocis'-. Or, nous avons vu que les chants
variables de la Messe ne sont pas autre chose que des Antiennes
et des Répons. Ce qui ressort de ces différents textes , c'est que
nulle part la composition des cantilènes n'y est attribuée à
S. Grégoire ; on y parle seulement de chants apportés par
S. Augustin et conformes à l'usage de Rome , juxta morem
Romanorum.
Plus d'un demi-siècle après S. Grégoire, eut lieu une seconde
mission musicale dans la Grande Bretagne. S. Benoit Biscop,
abbé de Wearmouth et maître du vénérable Bède , étant allé en
pèlerinage au tombeaa des saints apôtres (vers 676), obtint du
pape Agathon d'emmener avec lui « le vénérable Jean , archi-
chantre de l'Eglise de Saint Pierre et abbé du monastère de
Saint Martin (près la basilique Vaticane), pour enseigner à ses
moines la manière de chanter, pendant tout le cours de l'année
ciirsum canendi annunm ^ qu'on observait à Saint Pierre de
Rome. Jean, se conformant aux prescriptions du pape, apprit de
vive voix aux chantres anglais, l'ordre et le rite du chant et de
la lecture, et tout ce qui était nécessaire pour la célébration des
fêtes du cycle ecclésiastique; il laissa même tout cela par écrit
et on le conserve encore dans ce même monastère (de Wear-
mouth) , où beaucoup sont venus le transcrire de tous les lieux
environnants ''. »
Après avoir pris possession de l'Angleterre , la cantilène
romaine dut pénétrer en Germanie à la suite de son grand apôtre,
S. Boniface (715-755), qui , d'origine anglo-saxonne et sacré à
Rome par le pape Grégoire II , ne pouvait propager d'autre
psalmodie que celle de Rome , car le pape S. Zacharie lui
écrivait au sujet des bénédictions en usage chez les Franks ,
« qu'elles étaient contraires à la tradition apostolique et qu'il
devait enseigner à tous , ce qu'il avait reçu de la sainte église
Romaine ''. » Déjà , vers 720, S. Grégoire II , dans un capitulaire
adressé à l'évêque Martinien , qu'il envoyait en qualité de légat
visiter les nouvelles chrétientés de la Bavière , lui recommandait
de donner aux prêtres « le pouvoir de psalmodier, suivant la
forme et la tradition de la sainte Eglise romaine et du siège
apostolique , psallendi ex figura , et traditione sanctœ aposto-
licœ et Romanœ sedis ecclesice ordine tradetis potestatem ^.
remonter au delà du IX^ ou même du X^ siècle. (V. The Mass Booh of S. Grcgory the
Gréai bv Rev. Herbert Thurston Te Monlh. , Sept. 1896 , p. 63).
I. Bùhe Hisl. Ecdes. L I. c. 29. — 2. Vita S Wiljridi , cap. 4^.
3. Buice Hisl Ecdcs. L. 1\', c. 18 — 4. Zachan'a paj-a Episl 12. Libb. Cor.cil. t. VI ,
p. 1526. — 5. Cnpiluhirc Cregorii IL IbUl., p. 1452.
REVUE DE CHANT GRÉGORIEN 53
Vers le milieu du VHP siècle, le chant et la liturgie de Rome,
répandus déjà dans les pays du Nord, commencèrent à s'intro-
duire aussi dans le royaume des Franks. Les Gaules étaient en
possession d'une liturgie ancienne qui offre de nombreux points
de ressemblance avec celle des églises d'Orient. Saint Germain,
évêque de Paris (555-576), nous a laissé, dans une de ses lettres,
une description assez précise de la messe solennelle , célébrée
suivant le rit gallican '. Les chants y étaient nombreux.
C'était d'abord, à l'entrée du célébrant, VAntiphona ad prce-
legendum , qui était accompagnée d'un verset de psaume et du
Gloria PatrP et correspondait à notre Introït. Après le Dominus
vobiscum et avant la Collecte, le célébrant entonnait le Tfisa-
gion, Agios o theos et le chœur le continuait en grec et en latin ,
comme cela se fait encore le Vendredi-Saint, à l'Adoration de
la Croix. Il était suivi du Kyrie eleison chanté par trois enfants ^
et du cantique de Zacharie Benedictiis Dominus Deus Israël ,
psalmodié à deux chœurs. Pendant le Carême, ce dernier chant
était remplacé par une antienne spéciale commençant par ces
mots : Sanctus Deus archangelorum . Après la lecture de la
leçon prophétique et de l'épître , on chantait l'hymne des trois
enfants dans la fournaise, également supprimée durant le carême,
et un répons exécuté par des enfants. Puis avait lieu la procession
solennelle du saint Evangile, pendant laquelle, à l'aller et au
retour, le clergé reprenait le chant du Trisagion. A la suite de
l'homélie qui accompagnait l'évangile, les lévites psalmodiaient
une prière pour le peuple, en forme de litanie.
A l'offertoire, pendant que les diacres portaient processionnel-
lement à l'autel, le pain et le vin du sacrifice, le chœur exécutait
un chant mélodieux-*, analogue au Cheroubicon bysantin. Les
éléments sacrés étant déposés sur l'autel et recouverts d'un voile
précieux, on entonnait un cantique appelé Laudes où V alléluia
se trouvait trois fois répété; cela se faisait seulement en dehors
du Carême. La préface était suivie du Sanctus , ce qui se retrouve
d'ailleurs dans toutes les liturgies, et la fraction du pain accompa-
gnée d'une antienne ', que le rit Milanais a conservé sous le nom
de Confractorium. Enfin, pendant la communion des fidèles, on
psalmodiait le Trecanum , comme symbole de la foi au mystère
de la sainte Trinité. C'était une hymne composée de trois strophes
qui se pénétraient les unes les autres , de manière à figurer l'union
des trois personnes divines".
1. V. Lebrun. Explication de la Messe, t. II. Dissert. IV. Art. II. — Cf. Duchesne.
Origines du culte chrétien , pp. i8o et suiv.
2. Antiphona autem dicta quia prius ipsa anteponitur, et sic ponetur psalmi versiculum
cum gloria Trinitatis adnectetur. {S.Gennani Episl. I.)
3. Très autem parvuli qui ore uno sequenies Kyrie eleison (5. Gcrin.Ep. I.j Dans les
Constitutions apostoliques , ce sont aussi les enfants qui répondent les premiers A}'r;e eleison
à la litanie diaconale {Const. Apo-t. lib. VIII); et la Peregi inalio Sylvia nous dit qu'à la
comémoraison des vivants et des morts , après chaque nom proclamé par le diacre ,
c'étaient toujours les enfants qui répondaient AynV eleison: « Scmlier pisiuni plurinii stant ,
respondentes scinpcr : Kyrie eleison. « (V. Duchesne, op. cil.., p. 472.)
4. Nunc autem procedentem ad altarium corpus Christi, non jam tubis itreprehensi-
bilibus, sed spiritualibus vocibus prœclara Christi magnalia dulci modilia psallit Ecclesia.
(S.Gerni. Ep. I). — 5. S.icerdoie autem frangcnte, supplex clerus psallit antiphonam.(7^.)
6. Trecaium vero quo.i psallitur signum est catholica; fidci de Trinitatis credulitate
54 REVUE DE GHÂ^^T GHÉGORIEN
Ces chants si variés paraissent avoir diverses provenances. La
psalmodie après les lectures et après la communion, la litanie
diaconale à la suite de l'homélie et le Saiictus de la Préface se
trouvent déjà dans les Constitutions apostoliques; L Alléluia
de l'Offertoire est d'origine bysantine, ainsi que le Kyrie eleison
et le chant du Trisagion\ dont l'usage fut prescrit dans les
Gaules par ]e deuxième concile de Vaison, tenu en 529, sous la
présidence de S. Césaire. L'Introït suivi de la doxologie se
retrouve à Rome aussi bien qu'en Orient^, quant à l'antienne du
Confractorinm , elle a pu venir de Milan où elle est encore usitée.
La première introduction du chant Romain dans les Gaules,
semble due à vS. Chrodegang, évêque de Metz. Ce pieux prélat,
au retour d'un pèlerinage à Rome (754), institua dans sa cathé-
drale une communauté de clercs, à l'instar de celles qui desser-
vaient les basiliques pontificales et leur imposa le chant et l'ordre
des offices de l'église Romaine : Ipsumque clerum romana
imbiitum cantilena , morem atque ordinem Romanœ ecclesiœ
scrvare prœcepit'-\
Quelques années après^ l'évêque de Rouen, Remédius, fils de
Charles Martel, étant venu en abassade à Rome (700), obtint du
pape Paul P'" la permission d'emmener avec lui Siméon, prieur
de la Schola cantorum , pour initier ses moines aux modulations
de la psalmodie: ad intruendum eos inpsalinodiœ modulationc.
Siméon ayant été rappelé à Rome, par suite de la mort du préfet
de la Schola, l'évêque envoya ses moines terminer leur éduca-
tion musicale à Rome même, où le pape donna l'ordre de les
instruire dans la science du chant ecclésiastique , jusqu'à ce
qu'ils l'aient acquise à la perfection''. Vers la même époque, le
même pontife écrivait à Pépin: « Nous vous envoyons tous les
livres que nous avons pu trouver, savoir : l'Antiphonaire , le
ResponsaV^... »
Six ans auparavant (734), le pape Etienne II, opprimé par
Astolphe , roi des Lombards, était venu chercher un asile en
proccdere. Sic enim prima in secunda , secunda in tertia et rursum tcrtia m
sccunda et secunda rotatur in prima. Ita Pater in Filio mysterium Trinitatis complectit :
Pater in Filio, Filius in Spiritu sancto , Spiritus sanctus in Filio et Filius rursum in
Pâtre. {Ihid. — Cf. Gerbert, De, catilu. t. JI. p. 126.)
1. Le Trisagion a commencé a être chanté à constantinople , sous le règne de
Théodose II , vers 446. (V Lebrun, op. cit. t II. Dissert. VI , art. I.)
2. Le même concile de Vaison, ordonna d'ajouter Siatt enil après le Gloria Palii,
comme cela se pratiquait déjà partout ailleurs. (II. Coiic. l'ascns, can. 5-5.)
Nous avons dit précédemment, d'après Dom Morin, que le Mouogeuès bysantin était
une simple antienne sans verset de psaume ni Gloria Palri. Or, le tropaire O viouogcncs
tiios , dont la composition est attribuée à l'empereur Justinicn ('527-565), n'est qu'une
partie de l'Introït. Il se chante après la deuxième des trois Antiphones qui se psalmodient
au commencement de la Messe célébrée selon le rit grec. Chacune de ces Antiphones
est elle-même composée d'un certain nombre de versets de psaumes suivis de la doxologie.
(V. (.a Lituroie grecque de S. Jean Chrysoslovie , p. 25 et suiv. Paris, Rctaux. 1896. —
Cf. W. Christ. Anlhologia grccca caniiimmi Christiaiioruni pp. xxxii-LViii et 51-53.).
3. Paiihis diaconus. Patr. lat. t. 89, p. 1057.
4. Eosque optime collocantes solerti industria camdeni psalmodiœ modulationcm
instrui pnrcepimus, et crcbro in eadem , donec perfecte cruditi efficiantur, ecclesiasticx
doctrina cantilena: disposuimus efficaci cura perrnanerc. (Lettre du pape Paul Jcrà Pépin
roi des Francs. Patr. lat., t. (S9, p. 1187.)
5. Pauli I. Epi st. 25,
REVUE DE CHANT GRÉGORIEN 55
France ; ce fut à cette occasion que Pépin le Bref fit un décret,
renouvelé par Charleniagne , en 789, qui mettait fin à l'usage
gallican et enjoignait à tous les clercs: « d'apprendre le chant
Romain et de célébrer désormais l'office nocturne et la Messe en
conformité avec le Saint Siège apostolique'. »
On connaît le zèle de Charlemagne pour faire adopter dans
tout son empire la psalmodie Romaine , comme en font foi les
livres Carolins , dans lesquels il déclare : « que toutes les
provinces des Gaules, la Germanie et l'Italie , même les Saxons
et autres nations des plages de l'Aquilon, ont adhéré, dans la
manière de psalmodier, à la tradition du Siège apostolique-. »
Les chroniqueurs mentionnent l'envoi en France de plusieurs
chantres Romains, fait par le pape Adrien V' , à la demande de
Charlemagne. Bien que parfois ils diffèrent sur quelques détails
et que toutes les circonstances de leurs récits ne méritent pas
toujours pleine créance, comme la légende de ces douze clercs
envoyés par Etienne III à Charlemagne, qui se seraient entendus
pour varier tellement leur chant qu'il ne put y avoir, sur ce
point, ni unité, ni accord dans l'empire des Franks, le fond de
l'histoire ne saurait être douteuse^
Le moine d'Angoulême raconte qu'Adrien donna à l'empereur
deux chantres très savants, Théodore et Benoît, qui se fixèrent
l'un à Metz, l'autre à Soissons , et que tous les Antiphonaires de
France furent corrigés sur ceux qu'ils avaient apportés ''. Mais le
récit qui offre le plus de caractères d'authenticité est celui
d'Ekkeart le jeune, moine de Saint-Gall, dans la deuxième moitié
du X" siècle. D'après lui, Petrus et Romanus se rendaient tous
deux à Metz, mais ce dernier, étant tombé malade en route,
s'arrêta à l'abbaye de Saint-Gall où , avec la permission de
Charlemagne, il demeura jusqu'à sa mort pour y instruire les
moines. 11 y laissa l'Antiphonaire authentique dont il était
porteur, et ce manuscrit était tenu en telle vénération dans la
célèbre abbaye qu'on le conservait près de l'autel des saints
Apôtres et que, dans les cas douteux, on y avait recours pour
corriger l'erreur ^
Plus tard, Wala, célèbre abbé de Corbie'"', et cousin germain
de Charlemagne, envoyé en embassade à Rome, y obtint du
pape Grégoire IV (827-844) de nouveaux Antiphonaires, dont trois
volumes étaient consacrés à l'office nocturne et le quatrième ne
contenait que l'office du jour, sans doute les chants de la Messe,
Tria volumina de nocturnali officio et quartum quod soliun-
1. Omni clero. — Ut cantum Romanum pleniter discant et ordanibiliter per noctur-
nale vel gradale peragatur, secundum quod beatœ memorias genitor noster Pippinus rex
decertavit ut fieret, quando Gallicanum lulit, ob unanimitatem apostolicae Sedis et sanctje
DeiEcclesiai pacificam concordiam. (^Balii\. Capilul. Aqiiigrancn, cap. 90. — V. Duchesne,
op. cit., p. 97-)
2. Contra Synodum Cvceconim de iniagin , lib. I. (V. Dom Guéranger, Iiislit. liliirg.
t. I, p. 264.) \
3. V. Th. Nisard. U Archéologie musicale, pp. 363 et suiv. — Cf. Dom Guéranger,
Inslittil. lilurg. t. I. p. 241 , note 3.
4. Caroli Magni Fila per monachutn Engolisimmevi . V. Th. Nisard , op. cit., p. 361.
5. Ekheardi junioris liber de casibus monasterii SancH-Galli ; cap. IV. — V. Th. Nisard,
op. cil., p. 366.
6. Mort en 836.
56 RKVUE DE GHÂIiy'T GRÉGORIEN
7nodo continebat diurnale. On lisait dans un de ces volumes
qu'il avait été mis en ordre anciennement par le pape Adrien:
Esse illud ordinatiim prisco tempore ab Hadriano Apostolico.
Amalaire , qui les examina et les compara avec les Antiphonaires
de Metz, reconnut que ceux-ci étaient un peu plus anciens et qu'ils
en différaient, non seulement par la disposition, mais aussi par
le texte et par la multitude de répons et dantiennes contenus
dans les nouveaux Antiphonaires et inconnus à Metz'.
Il ressort de ce texte que l'Antipbonaire avait subi des change-
ments assez importants sous Adrien I", qui l'avait remanié et
augmenté en y ajoutant nombre d'antiennes et de répons ,
comme le confirme l'inscription citée par Amalaire - et la notice
de ce pape dans le manuscrit de Saint Martial de Limoges'*.
Ces modifications portaient surtout sur l'Office des Heures ,
car « jusqu'au neuvième siècle, il n'y eut guère d'uniformité
dans ce domaine'. » Il ne faudrait pas croire cependant que le
recueil des chants de la Messe soit resté immuable depuis
l'époque de Saint Grégoire. Nous avons constaté dans un article
précédent les divergences qui existent entre le Sacramentaire
Grégorien et l'Antiphonaire, contemporain d'Adrien. Les messes
des Dimanches ordinaires surtout ne paraissent avoir été fixées
que dans le courant du VIII' siècle et les manuscrits offrent sur se
point de nombreuses variantes. Le Sacramentaire grégorien n'a
pas de messes déterminées pour les Dimanches après l'Epiphanie,
pour les Dimanches après Pâques ni pour ceux après la Pente-
côte ; il contient seulement des messes pour les fériés des Quatre-
temps de Septembre et pour le Dimanche précédent.
On trouve , il est vrai , dans le Gélasien 8 messes pour le temps
de Pâques à la Pentecôte et dans le troisième livre i6 messes^
sous le titre de: Ovation, et prec. pro Dominicis diebus; mais
rien n'indique que ces messes fussent assignées à tel ou tel
Dimanche en particulier. Ce sont des messes ad libitum , parmi
lesquelles le prêtre pouvait choisir à sa convenance pour les
Dimanches qui n'avaient pas de messes propres. S.Grégoire ne
changea rien à cet ordre de choses et n'inséra pas ces messes
dans son Sacramentaire par ce que, comme le dit l'auteur du
Prologue au Sacramentaire, elles étaient déjà éditées par d'autres^
et qu'il ne crut pas devoir les corriger.
Au VIIL" siècle , on voulut assigner une messe à chaque
Dimanche et cela se fit de différentes manières. Certains manus-
crits comptent 25 Dimanches après la Pentecôte , d'autres les
divisent en plusieurs séries qui vont: de la Pentecôte à la fête de
1. Qiia; memorata volumina contuli cum nostris Antiphonaiiis, invenique ca, discre-
pare a nostris non soluni in ordinc , vero ctiani in verbis et multitudine rcsponsoriorum
et antiphonarum qu.is nos non cantanius. Cognovi nostia volumina antiquiora esse
aliquanto tempore volumine illo Romanas urbis. (Amalarii , De oïdive Aiiliphoiiarii ,
Prohcrus. Patr lat., t. 105, p. 1245.)
2. Hoc opus summus réparât pontifex Dominus Adrianus sibi memoriale per s;i>cla.
Ibid , p. 1246 )
3. Parisiinis 2400 (V. Doni Morln , les véri!al>lcs oii^'iiies, p. 24.)
4. Duciicsnc. Onl'iiies du aille cbrélitii, p. 457. — Cf. Doni Morin , op. cit., p. 19.
■ 5. Quia sunt et alia quxdam quibus neccssario sancta utitur Ecclesia , quiv idem paier
ab aliis jani édita esse inspiciens pr.vterniittit. (Prologns ad Saciaiiieiil. Giegor.)
REVUE DE CHANT GRÉGORIEN 57
S. Pierre , de S. Pierre à S. Laurent , à S. Michel ou à S. Cyprien,
et de ces fêtes à l'Avent'. On ne composa pas de nouvelles
messes pour les Dimanches qui en étaient dépourvus , mais on
se contenta d'utiliser les matériaux contenus dans les Sacramen-
taires existants. Ces messes se trouvent déjà dans le Supplément
au Sacramentaire Grégorien , compilé au VHP siècle par un
abbé Grimoldus, suivant l'opinion de Paméhus, confirmée d'ail-
leurs par plusieurs manuscrits-. Le Missel romain est en général
conforme au Supplément du Sacramentaire ; seulement il ne
compte que 24 messes après la Pentecôte et l'ordre des messes
n'est pas toujours le même.
Les Messes des Dimanches après l'Epiphanie fuient prises soit
dans les Messes de l'Octave et du temps de Noël , soit dans
d'autres endroits du Gélasien et du Grégorien. Les Dimanches
du temps pascal sont empruntés au Gélasien ainsi que les
Dimanches après la Pentecôte^ où l'on a reproduit les seize
messes pro Dominicis diebus qui se trouvent dans le troisième
livre de ce Sacramentaire^ L'Antiphonaire ne compte que trois
Dimanches après l'Epiphanie et 23 après la Pentecôte. Les
antiennes du XVIIP Dimanche appartiennent à une messe de
dédicace; c'était celle de l'église de Saint Michel Archange , au
sixième mille de la voix vSalaria , qui se célébrait à Rome le
29 Septembre''; car, le Dimanche en question tombait aux envi-
rons de cette date.
Une autre addition postérieure à S. Grégoire est la Messe des
Dimanches qui suivent les Quatre-Temps , désignés dans les
Sacramentaires sous le titre de Die Dominico vacat. Le Samedi
précédent , appelé Sabbato in XII lectionibus , parce qu'on y
lisait douze leçons, comme aujourd'hui au Samedi-Saint, n'avait
pas de messe ; on se réunissait le soir à Saint-Pierre pour la
Vigile qui se terminait aux premières heures du Dimanche par la
messe solennelle''. Les Sacramentaires donnent les oraisons de
cette messe , mais ils assignent au samedi les oraisons qui se
récitaient entre les leçons. 11 en était encore ainsi au temps de
vS. Grégoire. Plus tard on avança au samedi matin la cérémonie
de l'ordination qui s'accompplissait autrefois pendant cette
Vigile, et la messe qui la terminait fut aussi rapportée au samedi.
Il fallut donc pourvoir d'une messe le Dimanche suivant, mais on
y récitait le même évangile qu'à la messe de la Vigile; cela se
fait encore au IV° Dimanche de l'Avent et au IP Dimanche du
Carême. Quant aux pièces chantées, on les emprunta à une des
fériés précédentes ou à un autre Dimanche. Le IV" Dimanche
1. V,Dr Probst. Die aeJleslen roemischen Sacrameutarien iind Ordines, p. 376. — Cf. The
Sartini Graduai and Ihe Gregorian Antiphonale Missarum , by A. H. Frère, Préface,
pp. XI et suiv.
2. Probst. op. cil. p. 302 , note 3 , où l'on cite un abbé Grimoldus, mort l'an 800, qui
aurait fondé ou gouverné l'Abbaye bénédictine d'EUwangen dans le Wurtemberg.
3. Dans le Missel romain, ces messes sont celles des Dimanches V à XXII après la
Pentecôte; tandis que la messe du XXIIIe Dimanche est celle du Dimanche avant les
Quatre-temps de Septembre , dans le Sacramentaire grégorien. Mais l'Antiphonaire ne
parait pas toujours d'accord avec cet ordre. (V. Probst, op. cil., p. 379.)
4. V. Duchesne. Origines du ctille chrèlien, p. 265.
5. Sabbato apud beatissimum Petrumapostolum vigiliascelebremus. (S. I^okî'j 5e'rw/o«.)
58 REVUE DE CHAN'T GRÉGORIEN
de l'Avent a pris son Introït , son Graduel et sa Communion au
mercredi de la troisième semaine, le II' Dimanche du Carême
a tiré toutes ses antiennes du mercredi de la première semaine.
Pour le P' Dimanche après la Pentecôte , on a pris une des
messes du Temps Pascal dans le Gélasien et pour le Dimanche
après les Quatre-Temps de Septembre la messe de dédicace de
S. Michel , comme nous l'avons vu plus haut.
Il est a remarquer, que, pendant cette période, si l'on ajouta
nombre d'antiennes et de répons à l'office divin, on composa
fort peu de chants pour la messe. Grégoire II (715-731) donna
des messes aux jeudis du Carême qui jusque-là n'en avaient pas
eues, mais les antiennes furent empruntées à des messes plus
anciennes.
A suivre. J. Dupoux.
LE LIVRE DE M. HOUDARD
ET LA CRITIQUE DE M. AUBRY
Nous recevons de M. G. Houdard la lettre suivante. Nous l'insérons
d'autant plus volontiers que nous avons été choqué , aussi bien que lui ,
des attaques peu conrtoises dont il a été l'objet, de la part d'un écrivain
qui se figure que la présomption et le persiftiage peuvent tenir lieu de
science et de saine critique.
Monsieur le Directeur,
Quelques-uns de vos lecteurs auront sans doute lu la critique
de mon ouvrage , parue dans la Tribune de S. Gervais , (Février
1898). Permettez-moi d'user de votre hospitalité pour répondre
en quelques mots à ce factum peu digne d'un polémiste sérieux.
Je ne me plains pas de voir discuter mes théories , c'est le
droit de chacun, et je n'ai que des remerciements à adresser au
R. P. Souiller et à M. L'Abbé Vigourel pour la modération et la
courtoisie avec laquelle ils ont critiqué mon livre, l'un dans la
Musica Sacra de Toulouse, l'autre dans la Revue de Grenoble.
Qu'on m'oppose des raisons solides, je suis prêt à les accepter;
mais, ce que je ne puis admettre, c'est que le premier venu,
trouvant plus commode sans doute d'insulter que de réfuter, se
permette , par des insinuations perfides et des railleries de
mauvais goût, de jeter le discrédit sur une œuvre qui a au moins
le mérite de la franchise et de la loyauté.
Et d'abord , je dois reconnaître que la rédaction de Saint-
Gervais est tout-à-fait hors de cause, car elle se déclare incom-
pétente pour apprécier scientifiquement mes assertions. Elle
s'est donc adressée à M. P. Aubry, licencié es lettres , licencié en
droit, archiviste paléographe, etc. etc., pour savoir « quel juge-
ment l'érudition contemporaine peut porter sur ce travail. »
Or, après un examen approfondi de mon ouvrage, celui-ci
ne trouve à y incriminer que quelques points, pour la plupart
étrangers à l'objet du livre.
C'est ainsi qu'il me décerne un brevet d'ignorance , parce que
REVUE DE CHANT GRÉGORIEN 59
j'ai écrit prœcinxit au lieu de precinxit avec un e cédille ,
fdiœ au lieu de filie avec un e simple et que je me suis servi du
mot page au lieu de folio , en citant les manuscrits. N'étant pas,
comme M. Aubry, archiviste-paléographe , je n'ai pas cherché
à faire du pédantisme , ce qui est à la portée de tous , mais je me
suis contenté d'interpréter les neumes , ce que bien peu ont eu
le courage d'essayer jusqu'à ce jour.
Je ne relèverai pas l'accusation de plagiat , dont je me serais
rendu coupable, au dire de M. Aubry, en empruntant à la
Paléographie musicale de 1894 ma théorie des nuances ryth-
miques , marquées par les neumes. Il est possible que, sur
certains détails d'interprétation, je me sois rencontré avec les
savants écrivains de Solesmes ; mais , si tel était depuis cette
époque l'enseignement admis par les Bénédictins , comment se
fait-il que, dans sa Conférence de 1896, à l'Institut Catholique,
Dom Mocquereau affirmait encore que la musique grégorienne
« est basée sur l'égalité des notes et des syllabes '. »
D'ailleurs, s'il est question de priorité, dès 1876, M. l'abbé
Hermersdorff , de Trêves, reconnaissait dans son Micrologus
Guidonis , que « la durée temporaire des longues est souvent
indiquée par un petit trait horizontal couché au dessus de la
syllabe. » Et le R. P. Germer-Durand , dans la Musica Sacra
de Toulouse, de Novembre 1879 » disait aussi en parlant de la
tenue : « Quelquefois , elle est marquée longue par un trait
horizontal placé sous la lettre. »
J'arrive aux points spécialement visés dans la critique de
M. Aubry.
i" « Si , au dixième siècle , dit-il , les groupes neumatiques
étaient interprêtés conformément à la théorie du temps rythmi-
que , il devait en être de même au onzième et au douzième
siècle, lorsque naquit la notation proportionnelle. Si donc les
groupes neumatiques, ou, pour mieux dire , les éléments de
chaque groupe , avaient eu déjà une valeur réelle dans
l'exécution , pourquoi les mensuralistes auraient-ils cherché
autre chose ? »
Mais, M. Aubry ignorerait-il donc la révolution radicale qui
s'opéra dans le rythme du chant grégorien , au cours du
XP siècle ? N'a-t-il pas lu le passage d'Aribon se plaignant « que
la science des proportions était depuis longtemps morte et
enterrée?» {Gerbert Script. IL p. 237}. Ne sait-il pas que les
mensuralistes du XIP siècle donnaient aux notes du déchant
une valeur tout à fait arbitraire , afin de faire concorder ensemble
plusieurs mélodies différentes chantées simultanément ?
Il est vrai que ces questions d'histoire musicale ne figurent
pas au programme de la licence es lettres ou même de la licence
en droit, et M. Aubry est jusqu'à un certain point excusable de
ne pas les connaître. Aussi bien , ne devrait-il pas se mêler
d'écrire sur ce qu'il ignore et le prendre de si haut avec ceux
qui, sans se prévaloir de diplômes, ont fait une étude appro-
fondie des vicissitudes du rythme grégorien.
1. V. Tribune de Saint Gervais , Décembre 1896 , p. 180.
60 REVUE DE CHANJ GRÉGORIEN
2° M. Aubry veut bien mettre à mon actif « un certain nombre
d'idées personnelles , » sur lesquelles il passe « d'une plume
légère , car, ajoute-t-il, elles sont toutes plus ou moins
erronnées. »
« Un exemple amusant, dit-il à ce sujet: Voici la graphie de
l'intensité de la prononciation sur le mot
Do-mi-nus
« Or, M. G. Houdard doit avoir sur cette question des lumières
qui nous échappent, car nous avions jusqu'ici la candeur de
croire que la phonétique romane , d'accori avec les règles de
la versification rythmique, mettait sur la dernière syllabe nus
un accent secondaire qui relevait la voix et faisait persister en
roman la syllabe posttonique accentuée. »
Ce qui est fort amusant, c'est de voir qu'un savant de la force
de M. Aubry ignore qu'en roman , c'est-à-dire dans toutes les
langues dérivées du latin: français, italien, espagnol, portugais,
provençal et catalan , la syllabe finale des mots dactyliques en
latin est faible et ne porte qu'un son muet ou semi-muet , qui
s'efface presque complètement dans la prononciation. Quelque-
fois même, la dernière syllabe disparaît tout à fait; mais, le
plus souvent , la pénultième se contracte avec la syllabe
accentuée , de sorte que les trois syllabes se réduisent à deux.
Il en était de même, du reste , dans le latin vulgaire où l'on
disait: Domnus pour Domimis ^ sœclum pour sœculum , ora-
cliim pour oraculum. Or , à moins d'admettre , dans le même
mot , deux syllabes consécutives accentuées , il faut bien
reconnaître que la dernière syllabe ne peut porter aucun accent,
même secondaire.
C'est ainsi qu'angelus est en français ange , en espagnol
angel , en portugais anj'o ; apostoîus devient apôtre , apostol ,
apostolo ; episcopiis , évêque , obispo , bispo ; populus , peuple ,
puéblo ^ povo ; inonachus , moine, monje, monge , etc.
Si donc, dans les langues romanes , la dernière syllabe des
mots dactyliques latins est sourde et presque annihilée , n est-
ce pas la preuve que dans la prononciation latine, ces mêmes
syllabes , loin d'être marquées par une élévation de la voix ,
n'avaient aucune force et ne portaient pas d'accent?
C'est d'ailleurs ce que dit Dom Pothier, à la suite de tous les
philologues ; « Dans une accentuation régulière , chaque mot
est produit par une impulsion unique , qui commence avec la
première syllabe du mot, atteint le point dominant de sa force
sur la syllabe principale , appelée pour cela syllabe accentuée ,
et vient expirer pour ainsi dire , sur la fin du mot '. »
Voilà donc à quoi aboutit l'examen scientifique de M. P. Aubry:
à prononcer un jugement contraire à toutes les données de
l'histoire et de la philologie.
La seule chose que je trouve admissible dans le réquisitoire
où M. Aubry cherche à m'écraser de tout le poids de sa science
autoritaire et inexorable , c'est la phrase finale. Je crois , comme
I . Les Mélodies grégoriennes , p. loi.
REVUE DE CHANT GRÉGORIEN 61
lui , qu'une œuvre de science ou de vulgarisation n'a de charme
que « si l'auteur adopte le ton de la discussion courtoise , parce
que , la polémique engendrant la polémique , on aurait tort de
compromettre par des querelles stériles les destinées de la
musicologie. »
M. Aubry fera bien désormais, avant de prendre la plume,
de méditer cette pensée et de se laisser guider par elle.
Agréez , Monsieur le Directeur etc.
G. HOUDARD.
NOUVELLES ÉTUDES sur le CHANT GRÉGORIEN
{Suite , voir N°^ 27 et 28)
« Il est à remarquer que la mélodie des Lamentations que
M. Fleischer nous présente, d'après le manuscrit florentin men-
tionné plus haut et un autre manuscrit napolitain , est tout à fait
différente du chant romain traditionnel , et que les neumes
franks donnés par Gerbert (De Cantu I, p. 530). s'en rappro-
chent davantage. Mais, si les manuscrits de Saint-Gall reprodui-
sent cette mélodie plus fidèlement que tous les autres, cela ne
prouve-t-il pas en leur faveur?^ En tous cas^ le rythme y est très
exactement déterminé, si la mélodie r,e parait pas y avoir été
marquée avec le même soin. Le P. Dechevrens a donc tout à
fait raison, d'avoir pris pour base, dans le but qu'il se propose ,
les manuscrits si nombreux et en partie si anciens de l'école de
Saint-Gall. L'avenir montrera si M. Fleischer a obtenu de
meilleurs résultats pour ce qui concerne la fixation de la mélodie.
Déjà Guy d'Arezzo disait, peut-être avec quelque exagération,
en parlant des neumes italiens, que la plupart des chantres et de
leurs élèves , même en chantant tous les jours pendant cent ans,
ne pourraient pas parvenir à apprendre sans maître, ne serait-ce
qu'une courte antienne. {De ignoto cantu, init.)
« La différence entre les neumes franks et les neumes italiens
ou lombards est si fondamentale , qu'elle donne à supposer, que
le système autrefois en usage à Rome, et transplanté ensuite à
Saint-Gall, était tout autre que dans le reste de l'Italie. Si donc
les neumes ont une origine italienne, les neumes franks viennent
directement de la source.
« M. Fleischer laisse trop négligemment de côté la difficulté
qui provient du caractère distinctif des neumes franks. Il a l'air
de dire que Romanus aurait préparé, pour son voyage à travers
l'Allemagne, un exemplaire portatif de l'Antiphonaire avec une
notation très abrégée, se fiant pour le reste à sa mémoire. Les
neumes de Saint-Gall témoigneraient de cette abréviation, soit
par la néghgence du dessin mélodique , soit par la petitesse des
signes neumatiques. Mais en admettant qu'on ait apporté de
Rome au pays frank un exemplaire ainsi abrégé , qui aurait
ensuite servi de copie à tous les Antiphonaires au Nord des
Alpes , peut-on croire que ni Romanus, ni Petrus , ni aucun
autre chantre venu de Rome , ne l'ait transcrit de nouveau ,
62 REVUE DE CHANT GRÉGORIEN
puisque le besoin d'un texte plus parfait et plus facile à lire devait
se faire sentir chez les étudiants de ces contrées. Mais, si Romanus
a apporté à Saint-Gall la notation romaine ou l'y a rétabli, les
soi-disant neumes franks ne sont autres que les neumes romains
authentiques.
« Du reste, M. Fleischer s'imagine trop facilement qu'une
notation ait pu se transformer ainsi en une autre si différente et
si parfaite au point de vue rythmique. On admettrait plutôt
l'hypothèse que la notation de Saint-Gall s'est formée là même
par des perfectionnements sucessifs. Cependant le P. Schubi-
ger, dans son Histoire de l'école de chant de Saint-Gall, ne nous
donne aucune information à ce sujet; bien au contraire, il nous
apprend que le texte original des mélodies n'a subi aucune
modification , sous le rapport de l'écriture. C'est Romanus lui-
même qui, pour déterminer plus exactement l'exécution des
neumes, y ajouta les lettres dites roinaniennes , caractéristiques
des manuscrits de son école. Ekkehard IV, mort en 1036, assure
que l'Antiphonaire authentique , transcrit par Romanus , était
encore conservé à Saint-Gall et qu'on le consultait dans les
cas douteux. Cette dernière remarque est de la plus grande
importance.
« Le P. Dechevrens fait les observations suivantes au sujet des
manuscrits neumes. Il a reconnu que la notation des livres de la
première époque, spécialement de ceux du IX" et du XP siècle,
est la plus parfaite au point de vue du rythme. A partir de ce
moment, on néglige de plus en plus toute indication rythmique,
jusqu'à ce que, vers la fin du XV' siècle^ on se contente de
marquer exactement la mélodie par le moyen de la portée, sans
tenir compte du rythme. Saint-Gall cependant était toujours tenu
en très haute estime , à Rome même et jusqu'en Angleterre. On y
conservait jalousement la notation ancienne, et, non seulement
on y repoussait le nouveau système d'écriture sur lignes , quoi-
que plus commode , mais on n'y admettait pas non plus le chant
polyphone. On ne trouve à Saint-Gall aucun manuscrit gui-
donnien antérieur au XVP siècle , qui ne soit évidemment
originaire d'ailleurs ; jusqu'à la fm du XVIII" siècle , on s'y
servait encore de signes neumatiques , qui depuis longtemps
avaient disparu des livres imprimés. On y voit même un
Psalterium novissimum monasticuin noté en neumes , qui
fut en usage jusqu'à la suppression de l'Abbaye. Malgré cela ,
non seulement Bernon, abbé de Reichenau, se plaignait déjà au
XP siècle qu'on négligeait le rythme indiqué par les anciens
livres, mais, même à Saint-Gall, les manuscrits témoignent d'une
décadence, plus lente sans doute, mais qui devenait de jour en
jour plus étendue et plus saisissante. Au IX" et au X^ siècle, au
XPmême, l'intégrité et l'accord des manuscrits sont merveilleux.
Ils sont tous écrits dans la forme romanienne, quoique quelques
uns ne portent pas les lettres significatives , mais les signes
rythmiques s'y trouvent entrés grand nombre. Le P. Dechevrens
cite plus d'uiie douzaine d'anciens manuscrits parmi les meil-
leurs , et , par des reproductions phototypiques , montre aux
REVUE DE CHANT GUKGORIEN 63
yeux de tous les modifications successives qui se produisirent
dans la notation. L'état des manuscrits confirme de tout point
les témoignages des théoriciens du Moyen-Age relatifs au rythme
et à sa décadence, et indiquent à l'observateur le chemin à suivre
pour pénétrer le secret des anciennes notations.
« Le P. Dechevrens laisse donc complètement de côté les
manuscrits italiens ou lombards, espagnols et provençaux, et se
limite aux seuls manuscrits franks. L'avenir prouvera si c'était la
meilleure voie à suivre. Les matériaux cependant ne lui font pas
défaut pour reconstituer la physionomie artistique du rythme du
plain-chant au IX'' et au X" siècle. Mais, avant d'aller plus loin,
on ne doit pas oublier que l'objet de ses recherches est avant tout
une question historique qui n'a pas, au moins pour le moment,
d'application pratique, et, qu'en aucun cas, il ne prétend aller
contre les décisions de l'Eglise.
« Le P. Dechevrens nous présente huit messes transcrites de
deux manières : c'est d'abord une traduction exacte des neumes
placés au-dessus du texte liturgique, puis un arrangement plus
facile dans le goût moderne , où le rythme latent dans les
neumes est exprimé par les signes de notation usuelle et la
mélodie divisée en phrases et en incises. Quel but s'est proposé
le R. P. en nous donnant cette transcription? Depuis longtemps
il avait fait connaître que^ pour fournir un moyen de contrôle
à sa théorie , il avait arrangé de la sorte 30 messes complètes,
dont les 8 messes qui figurent dans le Mémoire présenté au
Congrès de Fribourg ne sont qu'un extrait. Ces messes seront
reproduites en phototypie dans l'ouvrage imprimé.
« Le R. P. espère qu'on y trouvera des matériaux suffisants
pour se rendre compte de l'application de sa méthode. On peut
apprécier par là le soin et l'exactitude qu'il a apportés dans ses
recherches. Il avait déjà, en 1895, donné la clef de son inter-
prétation et publié de longs tableaux, 011 les neumes élémen-
taires, simples et composés, ainsi que les neumes d'ornement,
sont traduits en notation moderne. »
(A suivre). G. GIETMANN , S. J.
CORRESPONDANCE
Plusieurs de nos lecteurs nous ont écrit pour protester contre la
partialité dont M. Aubry a fait preuve dans sa critique du livre de
M. Houdard. Nous extrayons de notre correspondance les passages
suivants :
« M. P. Aubry en voulant frapper trop fort n'aurait-il pas frappé dans
le vide? Sa critique, heureusement, vient un peu tard. Beaucoup de
personnes déjà ont eu le temps de prendre connaissance de l'ouvrage de
M. Houdard et de se pénétrer de ses traductions. Elles ne peuvent que
ressentir une certaine tristesse en voyant le critique de Saint-Gervais
s'efforcer de réduire à néant un travail considérable, qui ne donne pas
64 REVUE DE CHA^'T GRÉGORIEN
seulement des promesses mais des résultats positifs. Le côté pratique
existe et nous l'avons déjà expérimenté ; il ne peut faire autrement que
de se propager.
«r Dès le début de l'article , certaines expressions vous impressionnent
péniblement et en font prévoir la conclusion. Eh I bien , malgré le
jugement porté par M. Aubry , je garde ma conviction , que d'autres ont
partagée , sur les conséquences immédiates à tirer de la théorie de
M. Houdard. Sa théorie du temps rythmique est applicable même à nos
éditions actuelles , quoique l'auteur s'en défende et ne veuille l'admettre
que sur un texte non altéré. Le temps rythmique donne de la cohésion
aux groupes , établit une sorte de proportion dans les valeurs de notes ;
toute raideur est enlevée par l'observation des nuances , des retards et
une certaine liberté basée sur les lois de la déclamation.
« Les exemples donnés par M. Houdard sont nuancés avec le plus grand
soin et donnent l'impression d'un art vocal arrivé au dernier degré de
perfection. Est-il juste et à propos d'insinuer qu'il va transformer
r Antiphonaire en une Sonate de violon ?
« Le coup est perfide , car , après cela , les amateurs de notes carrées ,
négatives du rythme et de la nuance , ne voudront pas admettre les
croches et les doubles-croches des notations de M. Houdard. On craindra
un chant trop rapide , sans réfléchir que les mêmes valeurs dans un
Adagio ou un Largo ont une allure très calme.
« M. Aubry veut-il nous faire croire que M. Houdard fait fausse route
en reconstituant de la sorte les mélodies, avec les groupements de notes
et les nuances indiquées par les signes neumatiques eux mêmes? Il n'est
que traducteur et lors même que ces traductions exigeraient une exé-
cution artistique, comme celle à\\r\e sonate de violon ^ qui songerait à
s'en plaindre ? La Schola de Saint-Gervais donne tous ses soins à
l'exécution de la musique Palestrinienne ; négligera-t-elle les mélodies
grégoriennes, parce qu'elles font partie de l' Antiphonaire?
« Il est de toute évidence que l'inspiration qui a dicté ces mélodies,
a sa source dans l'âme et le cœur du compositeur ; c'est ce même
sentiment délicat et expressif qui se continue et se développe plus tard
dans \ç:sAria de Bach et les Adagio de Mozart.
« Le traducteur peut nous dire qu'il a la conviction d'avoir révélé la
forme inconnue de l'art musical , cultivé du 1V° au X® siècle ; je ne fais
aucune résistance pour le croire , tant je suis charmé par la beauté pure
et idéale de ces chants. Examinez V Alléluia, Justus germinabit , p. 216
du livre de M. Houdard, et dites-moi si la théorie qui a produit une
reconstitution aussi admirable , doit être condamnée ou approuvée.
Tel arbre , tels fruits I
Laurent Rolandez ,
Organiste à l'Institution des Chartreux de Lyon.
Le Gérant : J. MINGARDON.
Marseille. — Imprimerie J. Mingordon et Cie , place Sébastopol , 11.
REVUE
DE
CHANT GRÉGORIEN
SYSTÈME BÉNÉDICTIN DU RYTHME ORATOIRE
La Revue de Grenoble publie , dans son numéro d'Octobre
dernier, la fin d'une Etude sur « la notation grégorienne ».
Cette étude , signée du nom du R. P. Dom Bourigaud , se
termine par cette phrase :
« En se conformant ainsi au rythme oratoire^ même dans
les développements purement mélodiques , cette théorie de Vexé-
cation du Chant Grégorien a pour elle l'appui inébranlable
des origines liturgiques , de la forme même des neumes et des
théoriciens du moyen-âge. Elle est ainsi vraiment scientifique ,
car elle est d'accord avec les seules sources traditionnelles dont
nous puissions faire usage. »
11 est curieux de remarquer l'insistance et l'inconscience avec
lesquelles les Maitres les plus en vue de la restauration bénédic-
tine, viennent tour à tour défendre l'œuvre commune. Lorsque
je dis défendre, c'est un euphémisme que j'emploie, car, pour
parler franc, c'est démolir qui serait le vrai mot.
En quelques pages et à l'aide de quelques exemples , permettez-
moi de faire la preuve, que le système bénédictin est faux et que,
inconsciemment ou très volontairement, ses propagateurs ne
tiennent aucun compte de la science et des seules sources tradi-
tionnelles dont nous puissions faire usage, qu'ils annoncent
toujours être leur appui inébranlable. »
Tâche aisée, en vérité, le R. P. nous ayant préparé nos armes.
Je cite : {p. ^7, n° d'octobre).
« Rappelons - nous , écrit le R. P., ce que dit à ce sujet,
« S. Odon : « De même que deux, trois ou quatre lettres forment
« une syllabe, et que parfois la syllabe n'en renferme qu'une,
12 3 4
« par exemple: a-mo, tem-plum... il nous plait comme étant le
« mieux que tous les mouvements du chant soient partagés en
« syllabes dont chacune ne renferme qu'une, deux, ou trois
« notes. »
Première stupéfaction de ma part. A partir de « il nous plaît... »
ce n'est pas du S. Odon, mais du Dom Bourigaud, trop coutumier
du fait de maquillage' des textes qui lui déplaisent. A cette tra-
duction fantaisiste et pro domo en tous cas , substituons le
texte même de S. Odon' :
« Sicut duai plerumqiie litterœ aut très aut quatuor unam
1. Voir Revue du Chant Grégorien de Marseille, no 21, août 1897, P- 553 ^^ s^iv,
2. On sait qu'il y a doute sur le véritable auteur de ce texte,
N" 33. Janvier 1899.
12^ rëVue de chaN't grégorien
faciunt syllabam, sive sola littera pro syllaba accipittir; ita
QUOQUE ET IN MUSICA PLERUMQUE SOLA VOX PER SE PRONUNTIATUR ,
PLERUMQUE DU^ AIT TRES VEL QUATUOR COHERENTES UNAM CONSO-
NANTIAM REDDUNT, QUOD JUXTA ALIQUEM MODUM , MUSICAM SYLLABAM
NOMINARE POSSUMUS. >>
On voit si le R. P. suit le texte de près, et ce texte est une
source ! ! une des seules doiit il nous soit permis de faire usage !
Que serait-ce, si le texte n'avait qu'un intérêt secondaire ?
Suivons notre chemin.
Remarquons l'opposition complète et parfaite des deux pro-
positions: 'y^- *y'- jy^- 'y'-
*^ IN LiTTERis : a - mo , tem - plum
1 2 3 4
syl. ^y^- *y^' ^yl-
C'est clair. Chaque syllabe est égale à sa voisine :
Dans le texte : a - ™0' tem - pium, font 4 syllabes
Dans la mélodie : T T T T d° d°
2 3 4
,.>j- • 0 0 0 0 0 0 0 0 0 ,
c est-a-dire : 1 |_j 1 1 1 .^ ' m qui en sont
les équivalents rythmiques précis.
L'accent tonique étant un simple renforcement et non un
allongement de la syllabe affectée d'accent, ne change pas la
rature rythmique de la syllabe musicale qui lui correspond.
Comment le R. P. applique-t-ii ce principe de S. Odon ?
Laissons-lui la parole :
« (P. 37): En conséquence, commente le R. P., unissant les
« deux accents, grave et aigu, dont il a été question, pour les
« proférer sous une même impulsion, f obtiens un mot mélo^
« dique de deux syllabes, etc...!!'y>
Deuxième stupéfaction ! C'est là le commentaire suggéré au
R. P. par le texte qu'il invoque ? Il est vrai qu'il a tronqué le
texte, et dénaturé la partie tronquée. Et c'est ainsi qu'il prétend
établir le bien fondé de la théorie de Solesmes .? C'est tout sim-
plement pitoyable, sinon profondément triste, et j'en souffre
plus en catholique qu'en théoricien. Je le dis hautement, car la
condescendance respectueuse doit faire place à la discussion
purement scientifique. Tant que les R. P. n'ont eu qu'à aligner
de belles périodes littéraires, cela a marché tout seul ou à peu
près; mais, depuis un an que la discussion tend à se placer sur
son vrai terrain : les textes, alors nous assistons à V effondrement.
On va le voir sans que je force la note des récriminations.
Ainsi donc^ dans un alinéa, nous apprenons par un texte
authentique regardé et présenté comme une source traditionnelle.
« Que tout groupe de i , 2, ^ , 4 sons est une syllabe musicale »
et dans l'alinéa suivant, le R. P. nous enseigne, de sa propre
autorité, que ce groupe est un mot composé d'autant de syllabes
qu'il y a de sons exprimés par le signe neumatique !
Donc contradiction formelle entre ces deux enseignements.
« Donc le système bénédictin est faux dès la base\ »
I. Il faudra bien que l'on se rende compte que je n'ai rien avancé contre lui, que je
ne sois prct à démontrer, et que le ton quelque peu agressif de mon ouvrage n'est qutj
REVUE DE CHANT GUÉGORIEN l'i3
Est-ce à dire que cette interprétation du texte de S. Odon, soit
absolument personnelle au R. P. ? Nullement. Dom Pothier la
met en avant dans son ouvrage « les Mélodies Grégoriennes; i>
et, tout récemment, au cours des quatre articles dirigés contre
ma théorie, M. l'Abbé V. la proposait dans des termes presque
identiques; les voici :
« Dans les vocalises le rythme gardera sa nature de rythme
oratoire, mais le groupe que sera-t-il ? une syllabe, ou un mot ?
S'il est un mot (sic) chacun des sons équivaut à une syllabe... »
« et , ajoute quasi triomphalement M. l'Abbé V. , voila le
« SYSTÈME BÉNÉDICTIN ! ^ »
On comprend bien le : S'il est un mot ? Il faut donc qu'il soit
un mot pour donner raison à la méthode bénédictine. Or , le
groupe n'est pas un mot mais une syllabe.
Le voilà donc affirmé, une fois de plus, dans toute son équi-
voque volontaire.
On ne peut pas mettre de côté, un texte contraire à sa thèse,
avec plus de désinvolture que ne le font au profit de la leur,
les maîtres dont je cite les écrits. Bien mieux, tout aussitôt,
M. l'Abbé Vigourel, me décerne un brevet de parfait interpré-
tateur du texte en question : « Pour M. H. , dit -il la formule
« est une syllabe et non un mot... » Mon Dieu, oui, pour moi
c'est cela , parce que Guy d'Arezzo le dit formellement avec
S. Odon; je suis donc dans la vraie tradition, de l'aveu de mon
vénéré contradicteur, et je conclus encore une fois : Donc le
système bénédictin est faux dès la base, puisqu'il est contraire
au texte ancien qu'il proclame être « son appui inébranlable. »
Aussi, n'est-ce pas sans quelque surprise que, plus loin, je lis
cette phrase du même critique : M. H., on le voit !... pour adap-
ter la doctrine de Guy d'Arezzo à son système est obligé de la
travestir ! »
Ceci, on me permettra de le dire sans fiel aucun, ceci dépasse
la mesure !
Qui donc travestit la doctrine de Guy d'Arezzo ?
Est-ce moi ? M, l'Abbé V. a répondu : non.
N'est-ce pas le R. P. Dom Bourigaud qui imagine un texte
pour le substituer au texte authentique, deux fois contraire à son
enseignement quotidien ?
N'est-ce pas M. l'Abbé Vigourel, qui dans son ardeur, quelque
peu aveugle, n'a pas même remarqué ses contradictions à mon
égard et se hâte d'affirmer, sans doute de peur que le lecteur ne
regarde le texte de trop près, que : « voilà le système bénédictin. »
Querelle de mots, dira-t-on ? Que ce groupe soit un mot ou
une syllabe, à quoi bon disputer ?
11 importe beaucoup au contraire, puisque, d'après le principe
bénédictin du groupe-mot « toutes les notes-syllabes de la mé-
lodie sont égales, sauf la dernière de chaque mot, tandis que
d'après le principe guidonnien du groupe-syllabe « toutes les
KOTes-lettres sont égales dans le groupe et que de groupe à
la résultante d'une fébrilité immaîtrisable, à mesure que j'avançais dans la découverte du
néant théorique de la théorie bénédictine.
I. Voir page 133 , n^ 8 , mars 1898, Revue de Grenoble.
124 kEVÙE DE CHA,NT GRÉGORIEN
groupe il y a une grande variété de combinaisons rythmiques
purement musicales, selon la constitution du groupe par i, 2, 3,
4 notes.
he groupe-syllabe produit donc un rythme franc, musical avant
tout, — comme toute musique l'exige, — tandis que le groupe-
mot ne produit que déséquilibrement constant. On va le voir
immédiatement.
Prenons le mot « Alléluia ^ »
Je traduis en premier lieu les neumes de Saint-Gall-, d'après le
principe de Guy d'Arezzo ou d'Odon. Savoir : une syllabe musi-
cale est formée d'un, deux, trois ou quatre sons, et représentée
par un neume. J'obtiens ceci :
Neumes: Epiph. Porr.flexus
prxpunctis Scand. Clicis Pod . tiquesc. Trait.
Al - le -
C'est une vraie perle musicale, comme on en découvre à cha-
que pas en suivant ma théorie, c'est-à-dire celle de Guy d'Arezzo.
Or , 1° Si je consulte la notation bénédictine transcrite en
notation moderne, (Voir plaquette musicale-' des conférences de
Dom Mocquereau à l'Inst. Cath. 10 Dec. 1897), je lis :
Neumes sous-entendus ! ! ! Pressus Torculus resup.
Mouv. jN;^ 160. Pod. Scand. major. Trait snbbi punciis. Trait.
Al - le - - lu - - ia.
On voit déjà clairement si les inots arbitraires du système
bénédictin correspondent aux syllabes musicales de l'enseigne-
ment guidonnien, c'est-à-dire aux neumes authentiques!
Je ne crains pas de mettre au défi mille chanteurs, chantant
sur les neumes, de découvrir dans les groupes-syllabes authen-
tiques notés neumatiquement, ex. A, la mélodie qui, pour eux
tous, devra être représentée par les neumes sous-entendus dont
je donne le nom , au-dessus de l'exemple B.
Et 2" si je lis tout simplement la notation carrée sur 4 lignes du
Liber-Gradualis bénédictin , en admettant a priori que chaque
formule de cette notation carrée corresponde rigoureusement
à la notation neumatique primitive , hors de ma vue, j'obtiens
une TROISIÈME version que je chanterai :
Neumes sous-entendus :
l'oil . Pod. Potl. Cliiis Trait Torculus
Ex. C
• le
Tous les groupes sont dénaturés ? Pourquoi ?
Comment, de plus, à la lecture de ces groupes nouveaux,
imaginer que l'on doive les dénaturer comme ils le sont selon la
1. (De l'Ali. ^. Te martyrum). Voir Gradualis de Soiesmes, p.nge 29,
2. Man. 339, p. 132, du fac simiie T. I. Paléograpiiie.
j. On ne m'accusera pas de fantaisie, cette fois,
ftEVUE DE CHANT GRÉGORIEN 125
version B, (puisque cette version est la transcription rythmique
de la notation carrée ex C), et, comment peut-on prétendre que
ce mode de chanter la mélodie notée au Gradualis, ex. C, soit
conforme à la tradition, alors que les neumes de St-Gall traduits,
ex. A, selon l'enseignement de Guy d'Arezzo, nous donnent la
version si musicale par laquelle j'ai commencé ma démonstration.
Et c'est en s'appuyant sur les « sources » (on a vu le respect
qu'on leur témoigne) que l'on nous propose une semblable restau-
ration ? Qui dit restauration dit remise en état; ov , n'est-ce pas
une « démolition » en règle, pierre à pierre, de l'édifice musical
élevé par nos aïeux, que cette étrange façon de procéder ?
Et encore, qu'est-ce donc que cette phrase qui termine la 3*
ligne de la page 41 : « /^ chanteur doit se laisser guider par un
principe supérieur à celui de la concordance des paroles et de
la musique, celui de la prééminence du rythme musical », (ce
qui, entre parenthèses, est absolument conforme à ma théorie
tant attaquée comme étant l'œuvre d'un musicien !)
Mais, où trouver le rythme musical qui, d'après le R. P., doit
primer toute considération, sinon dans la notation neumatique
inventée pour remplir cet office précis ? Or, comment respecter
le rythme musical autrement qu'en respectant les neumes et
l'enseignement qui les explique? Or, encore, que fait-on, en
suivant le système bénédictin, et des textes? et des neumes ? 11
suffit de relire tout ce qui précède pour être édifié à ce sujet.
La Paléographie porte sur sa page de titre ces trois mots : res
non verha : « J'ai exposé les faits, sont-ils en faveur de l'œuvre
de Solesmes, qui se contente de se défendre par des mots sonores ?
Avais-je tort de dire dans mon ouvrage, que la notation bénédic-
tine (ex C) sous-entend souvent une autre notation neumatique
que la notation originale (ex. A), et qu'ensuite les principes du
phrasé bénédictin (ex. B) ne respectent jamais pour ainsi dire les
neumes primitifs ? Tout cela est irréfutable; je répète ce mot
qui a soulevé des tempêtes contre moi, et je le maintiens, puisque
nul n'a pu jusqu'à ce jour, saper à la base aucune de mes
affirmations.
Il y a plus grave encore contre Solesmes et, si un critique m'a
adressé le « ne sutor ultra crepidam », je suis tenté d'adresser
aux maîtres actuels le non moins antique « Quos vult perdere
Jupiter , etc ! » En effet, le R. P. Dom Bourigaud , citant le texte :
« ut veluti metricis pedïbus cantilena plaudatur » n'ajoute-t-il
pas en guise de traduction : « afin que l'allure du chant soit
analogue à celle de la poésie , et par le fait équivalente à celle
de la prose. » Que penser de cette déduction cavalière d'une
traduction fantaisiste ?
On se sent envahir par un malaise indéfinissable en lisant de
telles choses , manifestement contraires à la vérité , sous la signa-
ture d'un religieux qui ne peut arguer de son ignorance du latin !
Comment ne voit-on pas que , puisque la mélodie doit être battue
(plaudatur) comme le sont les pieds métriques; 2° puisque
chaque pied est représenté par un neume , cum. et neumœ loco
sint pedum ; 3° puisque chaque syllabe est assimilable à un pied,
il faut de toute nécessité que la mélodie soit rythmée pied par
126 HEVUË DE CHA.NT GRÉGORIEN
pied, c'est-à-dire syllabe par syllabe (de i, 2, 3, 4 sons adjoints) et
qu'en conséquence: i" notre traduction A est seule vraie: 2° la no-
tation C, qui recoupe tous les neumes primitifs et lui en substitue
d'autres, est fausse: et 3° la ruine est consommée par la méthode
d'exécution B, qui ne respecte plus rien , ni neumes , ni syllabes ,
ni notation, tout étant livré à l'arbitraire du groupement, nécessité
par l'application des principes du phrasé bénédictin sus-rappelé.
Alors que dire d'un système qui forge les textes lui manquant,
tronque ceux qui lui sont contraires, déduit d'un principe formel,
volontairement traduit à faux, une théorie qui, en contradiction
avec ce principe, ne repose sur rien, dénature les groupements
rythmiques authentiques, et finalement, applique une théorie
d'exécution ne tenant plus compte de rien autre que d'une
notation préparée pour la mettre en œuvre ?
On voit ce qu'il reste de l'affirmation finale du R. P. : cette
théorie de V exécution du Chant Grégorien a pour elle l'appui
INÉBRANLABLE DES ORIGINES LITURGIQUES , DE LA FORME MÊME DES NEUMES
(on l'a vu, hélas !) et des théoriciens du moyen-age (on a lu les
interprétations qu'ils suggèrent!). Et non content de toutes ces
belles choses, le R. P. termine : Elle est d'accord avec les seules
sources traditionnelles dont nous puissions faire usage. »
On se sent désarmé par tant de candeur et je m'en voudrais
d'ajouter quoi que ce soit.
Concluons.
Il y a des œuvres défendables dans leurs grandes lignes et
sujettes à critiques dans quelques petits détails : d'autres , et
l'œuvre de Solesmes est du nombre, admissibles dans de minces
détails extra théoriques, mais indéfendables dans leurs grandes
lignes.
Nous nous trouvons donc en présence d'une restauration inad-
missible, si on nous la donne comme conforme à la tradition;
mais digne d'être étudiée, si on nous la propose comme un moyen
de réagir, sans nous brusquer outre mesure , contre les errements
aussi pitoyables qu'invétérés du plain-chant actuel. Je prie le
lecteur de graver cette dernière phrase dans sa n.émoire, afin
qu'il se souvienne à l'occasion que je ne veux aucun mal a
l'œuvre actuelle. Vérité archéologique mise à part.
G. Houdard.
ÉTUDES DE SCIENCE MUSICALE
Par le R. P. DEGHEVRENS, S J.
/. et II. Etudes {suite, voir n"^ 31 et 32).
Les chapitres V et VI, sont consacrés à l'étude des tons et des
modulations. Bien que certains auteurs de l'antiquité et du moyen-
âge aient confondu les tons et les modes, il y a entre eux une
différence essentielle.
Le mode est une forme particulière de la mélodie et se distingue
par les tétracordes qui le composent, tandis que le ton est le lieu
de la mélodie; son échelle est formée des mêmes intervalles que
celle des autres tons, mais elle est placée sur un degré différent,
1
REVUE DE CHANT GRÉGORIEN 1S7
plus grave ou pltis aigu. Ainsi, dans la musique moderne nous
n'avons que deux modes, le majeur et le mineur; mais ces deux
modes peuvent se transposer sur chacun des degrés de la gamme
chromatique et former ainsi en tout , vingt-quatre échelles
mélodiques.
Prenant pour base la génération harmonique, le R. P. trouve
quinze échelles musicales que l'on peut construire sur chacun des
quinze premiers termes de la série, et d'où l'on tire ensuite un
certain nombre de gammes ou échelles particulières, distribuées
en genres et en modes.
Chaque ton donne naissance à trois gammes du genre diato-
nique^ anémitonique et chromatique, qui, à leur tour, forment
onze modes, et l'on arrive ainsi à un total de cent soixante-cinq
gammes, dont aucune n'est absolument semblable aux autres.
Le R. P. en donne le tableau complet, ,p. 266).
Bien qu'au point de vue matériel, un ton ne se distingue d'un
autre que par la place qu'il occupe dans l'échelle générale des
sons, cette position n'est pas aussi indifférente qu'on pourrait le
croire de prime abord.
« Tout autre, en effet, est le caractère d'une mélodie, lorsqu'elle
est chantée sur les cordes aiguës de la voix ou sur ses cordes
graves. Les sons aigus sont plus éclatants, les sons graves plus
sourds , ils exigent plus de lenteur et vibrent avec moins de force ;
ceux du médium sont les plus doux et les plus purs. Il en résulte
que chacun de ces trois groupes de sons, dans les instruments
comme dans la voix humaine, produit des mélodies d'un caractère
spécial. » (p. 267).
Les Anciens avaient remarqué la différence de caractère qui
existe entre ces trois genres de voix. Ils attribuaient aux voix
hypatoïdes ou graves « un caractère mâle, énergique, propre à
exciter le courage et à dilater l'âme, en la portant aux grandes
choses; » aux voix nétoïdes ou aiguës, un caractère féminin,
propre seulement à exprimer les sentiments humbles, doux et
tristes; aux voix mésoïdes ou moyennes enfin, une expression
douce et tranquille qui convient à l'âme, quand elle « s'élève au-
dessus des agitations de ce monde, pour converser avec le ciel. »
Une mélodie composée dans un des quinze tons, peut être
transcrite dans tous les autres tons. Elle conservera bien les
mêmes intervalles, le même mouvement et les mêmes repos;
mais son caractère se modifiera à mesure qu'elle s'éloignera du
ton primitif.
« Une autre raison qui contribue encore à différencier les quinze
tons , c'est l'impossibilité pour les voix humaines de les parcourir
tous de la même manière. » ^p. 270). La moyenne générale des
voix ne peut ni s'élever trop haut, ni descendre trop bas, et ne
dépasse guère l'étendue d'une octave et demie. Il n'y aura par
conséquent que les mélodies écrites dans les tons moyens qui
pourront faire usage des deux tétracordes de la gamme, le
supérieur et l'inférieur. Les autres emprunteront de préférence
celui des deux tétracordes qui se trouve dans les limites des voix
moyennes; pour les tons aigus, ce sera le tétracorde inférieur,
pour les tons graves, le tétracorde supérieur, ce qui donne nais-
128 ÉEVUE DE CHANT GRÉGORIEN
sance à deux genres de mélodies , les plagales et les authentiques.
Les grecs connaissaient cette différence dans l'emploi des
quinze tons. « L'hypodorien se chante tout entier, dit Aristide
Quintilien; mais chacun des tons suivants, plus aigus que l'hy-
podorien , ne peut être chanté que jusqu'à la corde qui correspond
à lanète des supérieures du mode hypodorien^ et non pas au delà,
la voix faisant défaut pour y atteindre. » (p. 271).
De même que de la différence des tétracordes naît, en grande
partie, le caractère propre de chaque mode, ainsi l'emploi plus
fréquent de tel ou de tel tétracorde donne à chaque ton , une
expression particulière.
« Dans la musique grégorienne, nous dit le R, P., il n'est fait
aucun usage des tons, les modes y sont distribués sur une échelle
unique laquelle embrasse plus de deux octaves, depuis le sol de
basse jusqu'au la aigu du ténor... Nulle part les auteurs qui ont
écrit sur ces matières, ne laissent entendre qu'il faille jamais
déplacer ces modes et transposer les mélodies sur d'autres degrés
de l'échelle modale. » (p. 272].
Cette affirmation manque d'exactitude, car Guy d'Arezzo et
Hucbald, font mention de la transposition des modes, qui
s'opérait par la substitution du si^ au si)^ ou réciproquement. Nous
trouvons en effet dans les manuscrits le mode de la transposé en
ré, le mode de r^' transposé en sol, le mode de mien la, le mode
de si en mi et le mode de do en fa.
« Au point de vue pratique, continue le R. P., toutes les
gammes étaient ramenées à peu près aux cordes moyennes, ce
qui veut dire qu'en réalité on ne faisait usage que d'un très
petit nombre de tons, les plus favorables aux voix, et qu'on
transposait tous les chants trop graves ou trop aigus, pour être
bien exécutés sur leur échelle propre. » (p. 272).
C'est ce qui se pratique encore aujourd'hui en adoptant une
dominante uniforme à laquelle viennent s'adapter les échelles
des différents modes. Nous convenons avec le R. P. « que ce
procédé affaiblit singulièrement la force des mélodies, et leur
enlève beaucoup de leur caractère propre. » Il serait préférable
de donner à chaque chant le degré d'élévation qui lui convient,
suivant le caractère de la mélodie, les sentiments qu elle cherche à
exprimer et les circonstances dans lesquelles elle se fait entendre.
C'est ce que recommandait Hucbald : « Suivant les fêtes , le temps
et le nombre des chanteurs, on devra chanter les psaumes et
toute autre mélodie sur un ton plus ou moins élevé, car il n'est
pas indifférent de varier le ton suivant les circonstances. Par
exemple, la joie matutinale éclate sur un ton plus élevé qu'aux
assemblées nocturnes, où il convient déchanter plus doucement
sans somnolence. C'est à la raison et au bon goût de déterminer
quand, et jusqu'à quel point il convient de hausser le ton des
mélodies, comme aussi de les chanter ou plus vite ou plus lente-
ment. » Commemor. brevis de tonis et psalmis modulandis.
Ce que nous appelons aujourd'hui modulation était connue
par les Anciens, sous le nom de mètabole ou mutation. La mo-
dulation peut consister en un changement de genre , de mode,
ou de ton.
HËVUË DE CttANT GRËGORIKN l->9
On change de genre, quand on passe de la gamme diatonique
à la gamme anémitonique ou chromatique Si la tonique et la
dominante ne changent pas, la modulation est simple, mais elle
serait complexe, si elles étaient transportées sur d'autres degrés
de l'échelle.
On change de mode , quand la mélodie passe d'une échelle
modale à une autre échelle modale, par exemple, quand après
avoir parcouru les tétracordes du mode de re, elle se meut sur
les tétracordes du mode de fa. Tant que l'on ne sort pas du ton
primitif, la modulation reste simple, mais elle devient complexe
s'il y a en même temps changement de ton , par exemple : si l'on
passe de la gamme avec bécarre à la gamme avec bémol.
Il y a enfin mutation de ton, quand, la mélodie se trans-
porte d'une échelle à i'aut'^e et fait usage de sons nouveaux qui ,
n'existaient pas dans l'échelle précédente. Cette espèce de
modulation peut s'employer seule ou se combiner avec les
précédentes. Suivant la remarque d'Euclide : « Plus il y a de
cordes communes entre deux tons , plus aussi le passage de l'un
à l'autre est facile et doux ; au contraire, il devient dur et difficile
à mesure que les cordes communes disparaissent. »(p. 283.) Ainsi
la modulation du ton de do au ton à.Q fa ou de sol est des plus
faciles, puisque la gamme de do ne diffère que par une seule
note des deux tons voisins.
Le R. P. donne d'excellentes règles pour l'emploi des modula-
tions soit simples, soit complexes. Bien que toutes ces modula-
tions ne puissent s'appliquer au chant grégorien et que, d'autre
part, le R. P. ne les envisage qu'au point de vue purement
mélodique , ces règles ne laissent pas d'avoir une utilité incon-
testable pour les musiciens et les organistes , et nous allons les
résumer brièvement:
Modulations simples. 1° La modulation immédiate et sans
intermédiaire est toujours permise entre tous les modes, faisant
partie de la même famille tonale. Ainsi de même qu'en musique
on peut toujours passer du mode de la mineur à celui de do
majeur, ainsi dans le plain-chant la mélodie passe aisément du
premier au troisième ou au sixième mode grégorien, etc. :
2° On peut toujours moduler directement et sans intermédiaire
entre deux gammes semblables , parentes au premier degré. Par
exemple , entre y^a; et do , do et sol , sol et re.
3" Entre deux gammes semblables, qui ne sont pas parentes au
premier degré, il faut, en règle générale, autant d'intermédiaires
qu'il y a de générations entre les deux gammes. Ainsi de fa à sol
il faut un intermédiaire qui est do. De do à mi, trois intermé-
diaires sol , re et la.
Modulations complexes . 4' La modulation peut être directe et
immédiate entre deux tons, parents au premier degré, dans tous
les genres et tous les modes de ces deux tons ; par exemple: de
fa majeur en la mineur, de do majeur en re ou en ;/// mineur.
5" On peut toujours moduler directement et sans intermé-
diaire d'un mode quelconque dans tous les autres modes qui ont
avec lui une même ossature modale.
L'ossature modale d'un mode . c'est la tonique, la quinte, et la
130 REVUE DE CHANT GRÉGOniËN
quarte; ce sont là les éléments essentiels , qui forment comme sa
charpente. Ainsi en musique moderne , on peut passer de do
majeur en do mineur, parce que les degrés principaux sont les
mêmes: do fa sol do. De même dans le plain-chant, passe-t-on
du protus en la au deuterus en la : la si do re mi — la si-^ do re
mi , parce que les notes essentielles la re mi ne varient pas.
6" D'un ton quelconque on peut moduler directement dans
tous les tons, qui possèdent en commun avec lui un mode à
ossature modale semblable. Cette règle, qui n'a pas d'application
dans le chant grégorien et n'en a probablement jamais eu dans
la musique ancienne, peut trouver son emploi dans la musique
moderne, où, parle moyen des altérations, on peut arriver à
reproduire toutes les échelles diatoniques et chromatiques des
Anciens et des Orientaux. Ainsi le mode de do a une ossature
commune avec les modes de re , de m/', de 50/, et de la trans-
posés un, deux, quatre ou cinq degrés au-dessous de leur échelle
naturelle, on peut donc du ton de do passer au ton de sih y la^,
fa et îfiib.
Le mode de mi, dans le ton de do , a une ossature commune
avec les modes de re et de do haussés d'un et de deux degrés, et
les modes de sol et de la abaissés de deux et de trois degrés. On
peut par conséquent passer de la gamme de do à celle de mi
majeur, re majeur, la majeur et sol.
7° Tout mode en relation directe avec un autre mode de ton
différent, d'après la règle précédente, peut lui servir d'intermé-
diaire dans les tons de relation trop éloignée, pourvu que cet
i ntermédiaire soit en rapport immédiat avec chacun des termes
de la modulation.
Ainsi le ton de do n'est point en relation immédiate avec le
ton de fat, mais il peut y arriver par l'intermédiaire des tons de
re de la ou de mi , qui sont en rapport immédiat soit avec do
soit avec fait- « D'où il suit qu'il n'y a guère de tonalités si
distantes qu'entre elles la modulation ne puisse s'établir, mélo-
diquement ou harmoniqueraent , au moyen d'un ou de deux
intermédiaires bien choisis » (p. 302.1
La musique grégorienne connaît les deux espèces de modula-
tions modales et tonales. La mélodie y charge assez souvent de
mode dans le cours du même morceau, mais par suite de l'insuf-
fisance de sa notation, le plain-chant ne possède que deux
échelles tonales, l'échelle avec sit ou ton de do et l'échelle avec
siV ou ton de fa , et ne peut par conséquent moduler que dans les
tons les plus voisins de la tonique , celui de la dominante et
celui delà sous-dominante. Cependant certains morceaux du 7* et
du 8' mode, qui semblent exiger le fajt dans quelques passages,
laissent supposer l'existence d'une troisième échelle tonale qui
serait celle de sol.
En terminant l'analyse de cette deuxième étude, nous nous
permettons de recommander au lecteur désireux d'approfondir
ces questions si pleines d'intérêt, que nous n'avons pu qu'effleu-
rer ici , de vouloir bien les étudier dans l'ouvrage même du
R. P. Dechevrens. Les développements fournis par l'auteur et
les nombreux exemples cités à l'appui, éclairciront ce qui aurait
REVUE DE CHANT GRÉGORIEN 131
pu paraître obscur dans le compte-rendu fort imparfait que nous
en avons donné. On n'aura pas à regretter le temps consacré à
cette lecture.
(A suivre). J. Dupoux.
Nous avons reçu , il y a quelques jours , l'Appendice IV à la 11° Etude ,
que le P . P. Dechevrens vient de faire paraître. Il contient en premier
lieu une Etude sur la musique arabe , et en second lieu une Réponse aux
difficultés soulevées par un article de la Musica sacra de Toulouse. Cet
Appendice est en vente, comme le reste de l'ouvrage ., chez l'Auteur,
26 , rue Lhomond, à Paris.
LE CHANT DES MANUSCRITS
Il ne suffit pas d'avoir le texte des manuscrits, il faut encore
l'interpréter , et cette lecture des neumes constitue le grand
problême qui s'impose à tous ceux qui cherchent à reproduire
les chants de l'antiquité. Sans doute, le travail est délicat: tous
accordent que l'on peut rejeter certains accessoires, difficiles et
surannés, qui reflètent le goût du moyen-âge, bien plus que les
pensées de S. Grégoire. Mais on ne s'entend pas toujours pour
déterminer les détails mélodiques qui pourraient être éliminés à
ce titre. Bien plus , dans le reste du chant , l'accord sur les
principes d'exécution est loin d'être unanime.
Néanmoins , les études poursuivies depuis nombre d'années
n'ont pas été sans apporter quelque lumière : personne ne
défendrait plus maintenant les théories de l'abbé Raiilard , si
utiles poutant, lorsque l'on commençait à déchiffrer les neumes.
Je voudrait dans cet article, examiner l'exécution de Dom
Pothier. Je la prendrai dans son ouvrage Les Mélodies grégo-
riennes, âgé dJ-jà de plus de seize ans. Lui aussi, il était en
avance lorsqu'il écrivait son livre. Depuis lors, on a élucidé
bien des points encore mal définis ; mais ses partisans se sont à
peu près immobilisés dans son système, au lieu de profiter des
études subséquentes.
Les principales modifications à apporter à sa méthode roule-
raient sur les points suivants :
1° 11 faudrait mettre plus de liaison qu'il ne fait, dans le chant.
Dom Pothier estime que dans un groupe de cinq notes « ce ne
sera pas interrompre la continuité que de renouveler légèrement,
au troisième son, par exemple, le mouvement d'impulsion
donné à la voix. » {Mélodies grégoriennes, p. çç.J Dans la
pratique bénédictine , on exagère encore cette impulsion qui ,
pour le commencement du neume , devrait correspondre seule-
ment à l'impulsion de notre temps fort. De ce chef, on a souvent
reproché au chant bénédictin , d'être saccadé.
2" Faire des longues et des brèves. Dom Pothier en admet,
sans doute : il y est bien forcé par les théoriciens de l'antiquité,
mais il retire en détail tout ce que sa règle générale paraît
accorder. Ses longues ne sont pas des longues, au vrai sens du
mot.^ 11 admet d'abord (p. 18$) « la longue d'accent, qui est
plutôt forte que longue. » Ce n'est donc pas de la vraie longueur.
13â RKVUE DE CHANT GRÉGORIEN
Puis il a la longue àe pressus, celle-là à un caractère également
spécial. Le pressus réunit entre elles deux notes semblables
qui formeraient une espèce de syncope. Dom Pothier a -le tort
de multiplier outre mesure ce pressus , au sujet duquel les
manuscrits sont plus sobres, et qu'ils marquent d'un signe parti-
culier. Enfin, dit-il, «il y a principalement la longue de pause
qui, évidemment, ne ressemble point aux deux autres. » En
effet, c'est une note rallentie^ ce qui, au point de vue du rythme,
diffère beaucoup d'une note allongée. Et ce serait tout. De ces
trois sortes de notes, aucune n'est franchement longue, comme
les théoriciens le voudraient, et comme le plain-chant doit en
avoir.
3° Quand les notes se répètent deux, trois, quatre et jusqu'à
cinq fois de suite , Dom Pothier (page loj) pense qu'il suffit « de
prolonger le son , en proportion du nombre des notes qui se
rencontrent unies sur le même degré. » Il traite , en un mot , les
strophici , d'ornement que l'on peut retrancher sans aucun
inconvénient. C'est quelquefois vrai ; mais plus souvent , les
différentes notes du strophicus répétées comme l'indique le
compositeur, font partie intégrante de la pensée mélodique, et
leur suppression défigure tout le passage musical.
Aussi, nous croyons qu'il faut essayer de reproduire ce neume
qui ne nous surprend que parce que, depuis une centaine d'années,
son exécution est réservée aux seuls instruments de musique.
4° Il y a dans le morceau des moments où il faut reprendre la
respiration , ce que Dom Pothier semble oublier en nous parlant
de ce qu'il appelle les longues de pause. Je crois qu'il faut diviser
sa longue de pause en deux parties: la première, occupée par
une note ordinaire ; la seconde, par un silence qui prolonge en
quelque sorte la note précédente.
Dom Pothier semble s'opposer à ce silence sans lequel notre
haleine ne pourra pas suffire à chanter tout le passage, serions-
nous arrivés à l'avoir « aussi longue que possible. » (page i6b).
Et si l'on respire en cachette « sans arrêter le mouvement de
récitation, et comme à la dérobée » (page 16')) le chant aurait
encore le défaut de ne pas présenter à l'oreille des fragments
faciles à saisir: la mesure de l'oreille étant réglée sur la mesure
de notre respiration.
Ces préliminaires posés, voici ce que deviendrait la commu-
nion ye/5/«5 Dominus du Mercredi après le second Dimanche de
Carême, donnée et commentée par Dom Pothier à la page 185
de ses Mélodies grégoriennes. Je la note en caractères modernes,
plus aptes à rendre complètement l'interprétation mélodique'.
Je surmonte ma traduction des mêmes signes et chiffres que
celle de Dom Pothier, pour pouvoir ensuite discuter son analyse.
t
I. Je mets une barie de mesure avant la note la plus accentuée de chaque irai
musical. J'attirerai l'attention sur cette manière d'écrire , qui permet à un chef de
choeur de diriger véritablement une exécution de plain-chant. Il peut en eflct frapper
cette note , ainsi que les autres fortes qui pourraient se trouver avant le silence ,
marqué par un soupir ou demi-soupir. La reprise mélodique, jusqu'à la barre suivante
s'indiquerait en levant la main de bas en haut. Le silence se commanderait par un
mouvement horizontal.
REVUE DE CHANT GRÉGORIEÎ^ 133
4^ ^ 5 8 5 5 2 * Z 5^_ _fi ^ t^_
Domi- nus et justi - ti - am dile - xit
^^331 6 6 5 10 ¥:
sequita- tem vi - dit
6 5 12 13 14_ 11 10 X^K^
}—f^*-É-^—^~\-'~\ r-h- |-p- '-»— »-£--g-#-^— ^-# -}~^0-^-0—0-^—^—i]
-H— I — ; — 1-^-\ — r
vul - - tus e - - jus.
* Demi-pause avec ou sans respiration , dit Dom Pothier ,
dont nos phrases en italiques repioduiront l'analyse, je dirais:
toujours avec respiration; et je mettrais encore au défi n'importe
quel chanteur d'exécuter ce morceau avec les cinq respirations
indiquées par l'astérisque.
Un manuscrit de la chartreuse de Villeneuve, du XIIP siècle
(Bibliothèque d'Avignon), qui marque soigneusement les coupes,
nous donne sept repos dans ce même morceau. Et pourtant ses
membres de phrase nous paraissent encore bien longs, notam-
ment celui qui ne coupe pas le mot vuHiLs.
J'ai mis onze repos, mais je conviens que ceux qui suivent
immédiatement les mots /W5/W5, et, dilexit, sont moins impor-
tants et qu'à la rigueur on pourrait s'en dispenser.
** Pause complète, avec respiration. C'est le repos plus grand,
qui distingue les deux parties de ce morceau. Aussi le marquons-
nous par un soupir.
*** Repos final.
1. Syllabe accentuée. On peut la prolonger, et c'est mieux de
le faire toutes les fois que le sens musical n'y met pas opposi-
tion. Autrement elle sera brève et faible , comme dans le mot
œquitatem.
2. Syllabe faible avec temps vide ou retard: mora ultimœ
vucis. Pourquoi ne pas avouer franchement un repos, au lieu
d'indiquer un temps vide , terme dont on ne donne nulle part la
vraie signification qui, chez les grecs, était celle d'un silence.
3. Syllabe commune , n'ayant de valeur que ce qu'il lui en
faut pour être nettement articulée. J'accorderais cette observa-
tion à Dom Pothier , mais avec réserve : tout en articulant
nettement , on peut aller plus ou moins vite. Il faudrait, je crois,
faire entrer en ligne de compte le mouvement du morceau, dont
nous avons ici la note ordinaire.
4. Groupe proféré d'une seule impulsion de voix, avec pause
finale en manière de point d'orgue\ Les neumes portent, au
sujet de ce passage , un petit trait qui prolonge ïut du torciilus.
Le manuscrit d'Einsiedeln a, de plus, un petit trait à la tête de
la virga qui représente le second ut du passage. A cause du
repos nous ne mettons qu'une croche pour cette dernière note.
5. Groupe de sons liés, sans arrêt , ni au milieu ^ ni à la fin
I . Dans cette analyse , je me rapporte aux deux manuscrits neumatiques publiés
par la Paléographie: le codex 339 de Saint-Gall, et le manuscrit 121 de la bibliothèque
d'Einsiedeln.
1'^^ REVUE DE CHANT GRÉGORIEN'
du groupe. Je fais deux exceptions à cette direction. La première
pour mettre un court repos après le mot et. La seconde au mot
vidit dans lequel je prolonge la note /// comme culminante d'un
climacus, je crois que cette exécution ne serait pas contraire à
la règle donnée par Dom Pothier lui-même aux pages 182 et 183
de ses Mélodies grégoriennes.
6. Groupe de sons liés avec temps vide ou retard de la voix
sans silence. Le temps vide n'aurait donc pas la signification que
lui donnaient les anciens. Et pourtant s'il ne devait pas y avoir
un silence, comme je le marque dans ma traduction, je ne vois
pas pourquoi dans son exemple noté (page 18^), Dom Pothier
répéterait l'i de dilexit , ou bien Vu de vultus , pour marquer
qu'il y a « reprise du mouvement d'impulsion sur la même
voyelle. »
Vers la fin des vocalises de dilexit, et au mot œquitatem, je
ne vois pas , au contraire , l'opportunité d'un retard qui n'est
nullement indiqué dans les neumes.
7. Deux groupes de sons liés avec pressus à la jonction des
groupes. Il n'y a aucun signe àe pressus dans l'écriture neuma-
tique ; les manuscrits inscrivent même après le torculus, le
Pptit trait, signe de prolongation ou de silence. L'exemplaire
d'Einsiedeln ajoute un x après la clivis; ce signe qui indique un
silence, et qui ne se met que par exception , me paraît marquer
une intention spéciale du copiste, qui veut phraser autrement
qu'à Saint-Gall; il annulerait par \h, le petit trait du groupe qui
précède et le repos qu'il représente. Dom Pothier a suivi la
même leçon qu'Einsiedeln et je l'accepte d'autant plus volontiers
qu'elle me paraît plus conforme au sentiment de l'oreille.
8. Groupe commençant par deux sons unis a la manière des
syncopes et finissant par un retard de la voix très peu sensible.
Les neumes font si peu de syncope entre les deux ut, qu'ils
rattachent le premier au torculus qui précède. Par contre, ils les
prolongent tous les deux par un petit trait, et accentuent le
second comme note culminante d'un climacus.
9. Groupe s unissant au précédent et se proférant pour cela
en manière de torculus, c est-à-dire légèrement. Ce groupe,
dans les manuscrits, est une clivis barrée , marquant le prolon-
gement et l'appui sur la première note, ce qui est bien le rythme
d'une finale. L'exécution doit donc être opposée à la légèreté
du torculus.
10. Groupe de sons liés et prolongés à cciuse du repos. Le
repos sera pris sur la dernière note qui ne sera pas prolongée à
cause de cela.
11. Groupe de sons liés avec un léger accent sur la note
culminante, le suis d'accord, pourvu que l'accent amène aussi
un léger prolongement.
12. Son appuyé pour préparer le quilisma. Le premier son
d'un neume est analogue à notre temps fort ; en ce sens ,
j'accepte bien l'appui.
Je serais porté à croire que dans le principe, on faisait un repos
immédiatement avant cette syllabe tus. Cela met plus d'équihbrc
REVUE DE CHANT GRÉGORIEN 135
entre les deux membres de phrases , et le second membre se
trouve, je crois, isolé dans d'autres morceaux. Mais la règle d'or,
à laquelle on a bientôt sacrifié , est venue mettre obstacle. De là,
une diversité d'interprétation: les uns suppriment le repos, au
risque de s'essouffler; d'autres le transportent un neume plus tôt,
c'est ce que fait le manuscrit de Saint-Gall, dont nous suivons la
transcription.
13. Groupe de trois sons (il faudrait dire quatre) dont le
premier est un trille, et si on le simplifie, il faut qiiil soit
coulé très légèrement sans secousse ; le dernier reçoit du
mordant pour préparer le second quilisma. Je ne vois pas pour-
quoi Dom Pothier détache ce groupe de la note qui précède. Les
deux manuscrits neumatiques omettent la note du quilisma, et
dans celui d'Einsiedeln , le la qui commence forme un podatus
avec \ut qui suit. Cette variante nous laissera peut-être quelque
indication pour exécuter ce quilisma ajouté au manuscrit : le
si devra presque disparaître , il sera coulé « légèrement et sans
secousse », comme le dit Dom Pothier.
14. Groupe commençant par un trille et finissant par un
léger retard de la voix. Je supprimerais le trille et j'exécuterais
le quilisma, comme précédemment. Quand au léger retard, je
le remplacerai par un léger repos , ce qui me permettra de
prendre haleine pour élargir un peu le mouvement des notes qui
terminent le morceau.
On voit quelle différence sépare notre exécution musicale de
celle de Dom Pothier. La cause en est dans le principe même
qui préside à notre chant. Dom Pothier veut trouver dans les
paroles , dans leur sens et leur prononciation , la clef de la
musique. « Ces manières différentes, dit-il, d'exécuter soit la
note simple, soit les formules elles-mêmes, sont presque tou-
jours, on le voit, motivées par le texte. C'est le texte en effet
qu'il s'agit d'exprimer et de faire valoir. »
Nous pensons qu'il vaut mieux suivre une marche opposée: de
même qu'on peut appliquer des mélodies bien diverses à un
même texte, de même, sans faire tort au texte , on peut chanter
de bien des manières un morceau. Aussi nous dirons au chan-
teur : pour bien exécuter une pièce de plain-chant , cherchez
d'abord à comprendre la musiqvjie, abstraction faite des paroles.
Comme elle a été ordonnée par le compositeur pour s'appliquer
au texte latin , vous verrez que tout s'accordera facilement.
Si parfois, après s'y être pris de la sorte, on rencontrait une
difficulté, c'est alors qu'il faudrait examiner si l'on ne se serait
pas embarqué dans une exécution défectueuse , ou bien au
contraire , si l'on se trouverait en face de quelqu'un de ces
passages, signalés déjà par les anciens maîtres, où les paroles
doivent être sacrifiées à la musique. E. Soullier, S. J.
BOÈCE ET LES MODES ECCLÉSIASTIQUES
M. Gevaert, dans son ouvrage de La Mélopée antique , prend
vivement à partie Boèce et ses théories musicales. A sa suite,
136 ftËVUË 13E CHANT GRÉGORIEN
nombre d'écrivains se sont mis à décrier le grand musicibte du
sixième siècle ,
Ce pelé, ce gtileux , d'où venait tout le mal.
Quel était don-: son crime ? Boèce, dit M. Gevaert, <^ mathé-
maticien savant, mais assez médiocre musicien, ayant trouvé
dans quelque manuel harmonique mis sous le nom de Ptolémée,
les huit échelles tonales en notes grecques, les transcrivit, sans
y comprendre grand chose, dans son trop célèbre ouvrage De
Mitsica. »
Vovez-vous ce médiocre musicien, qui a le tort d'être trop
célèbre, et d'imposer pendant plus de cinq cents ans, une doc-
trine musicale contraire à celle de M. Gevaert.
Le cas est grave. Mais avant de l'examiner, il convient de dire
un mot sur le fond de la question, et d'exposer la doctrine des
gammes et des échelles, telle que l'antiquité nous l'a transmise.
Quand nous disons Vantiquité, il ne faudrait pas remonter
trop haut avant notre ère, car le système musical, remanié de
fond en comble vers l'époque de Périclès, a mis quelque temps
encore pour atteindre son plein développement.
On eut alors la grande échelle musicale (ou grand système),
composé de deux octaves que nous transcrivons avec les lettres
du moyen-âge, assez connues de nos lecteurs :
ABCDEFGabcdefgâ:^.
Dans cette échelle, nous pouvons découper huit gammes (ou
octaves) différentes, entre les notes Aa, Bb, Ce, etc ; chaque
octave s'élevant d'un degré au-dessus de celle qui la précède.
Si, pour ramener ces différentes octaves à la portée ordinaire
de la voix humaine, nous leur faisons subir une transposition
telle que leur note inférieure se trouve toujours au même dia-
pason , nous serons obligés, avec chaque octave, de baisser
l'échelle tout entière.
En supposant donc que la note inférieure de l'échelle soit un la ,
l'intonation de cette note que l'on appelait \2. proslambanomène
baissera d'après le tableau suivant :
ÉCHELLES GAMMES MODES
la ABCDEFGa Hypennixolydien.
sol B C D E F G a b Mixolydien.
fa CDEFGabc Lydien.
mi DEFGabcd Phrygien,
ré EFGabcde Do rien.
ut FGabndef Hypolydien.
si G a b c d e f g Hypophrygien.
la a b c d e f g «a Hypodorien.
Ainsi donc, à mesure que là gamme paraît monter, Yéchelle
descend. Mais les anciens donnaient le même nom cà la gamme et
à l'échelle qui la portait; si bien que la gamme hypodorienne, la
plus haute, correspondait k l'échelle hypodorienne, la plus basse
de toutes. La gamme de sol qui vient après, est appelée hypo-
phrygienne, comme l'échelle construite sur le 5/; et ainsi de suite ,
jusqu'à la gamme et l'échelle hypermixolydiennes qui commen-
cent sur la même note.
Nous parlons de gammes et d'échelles, on pourrait parler de
REVUE DE CHANT GRÉGORIEN 137
modes et de tons : le mode coïnciderait avec la gamme et réchelle
avec la tonalité. Du moins les modernes n'ont pas manqué de faire
ce rapprochement, et voilà pourquoi, donnant plus d'importance
à la tonalité, ils s'emportent contre les anciens qui ont confondu
les deux choses et fini par attribuer à la tonalité ce que nous
voudrions réserver pour les seuls modes.
Quelle a été la doctrine de Boece dans cette question ? Absolu-
ment la même que celle des autres auteurs : nous voyons dans
son ouvrage les huit échelles qui vont en descendant suivant
l'ordre que nous venons d'expliquer (livre III, ch. 14, 15, 16). Et
les octaves ? Nous les avons aussi, succinctement indiquées, il
est vrai , dans le chapitre 17; mais pourtant , Boèce ne leur donne
pas leurs dénominations modales : Primam igitiir dicimus esse
speciem diapason ea qiiœ est A H^ . Pourquoi donc ne fait-il pas
usage, en cet endroit, des dénominations de Ptolémée, auquel,
entre parenthèses, il n'attribue, en fait d'espèces d'octaves, que
la huitième, ajoutée aux sept autres déjà connues avant lui ?
Serait-ce bien parce qu'il était « assez médiocre musicien » ?
L'accusation est au moins singulière, s'adressant à un ouvrage
qui discute justement les points controversés entre les grands
musiciens de l'antiquité: Pythagore, Ptolémée, Architas , Aris-
toxène. Ne serait-ce pas plutôt parce que la théorie qui eut son
complet épanouissement au moyen-âge, commençant déjà à se
faire jour, Boèce aurait jugé à propos de ne pas répéter, au sujet
des octaves , les dénominations qui , en fait, ne leur appartenaient
déjà plus.
11 serait bon, pensons-nous, d'y regarder de plus près, avant
de condamner Boèce. Et que dire alors du jugement porté par
M. Gevaert sur le moyen-âge ? « Les moines érudits du neuvième
et dixième siècles, dit-il, s'en fiant à leur oracle musical , eurent la
malencontreuse idée d'appliquer les huit dénominations tonales
aux quatre octaves authentes et aux quatre octaves plagales de la
théorie ecclésiastique. Or, comme la série des tons (échelles) et
celle des modes (gammes), suivent chez les grecs une marche
inverse , le système modal se trouva entièrement pris à rebrousse-
poil. »
M. Gevaert est bien sévère pour ces pauvres moines , qui
pourtant étaient des « érudits » comme lui. Avant de déclarer
malencontreuse leur idée , ne serait-il pas convenable de chercher
s'ils n'auraient pas eu de sérieux motifs d'agir ainsi ? Hélas !
M. Gevaert n'est pas libre de le faire, car s'il donnait raison aux
moines du moyen-âge, il lui faudrait abandonner la plupart des
thèses proposées dans cet ouvrage de La mélopée antique.
Pour nous, qui n'avons pas les mêmes scrupules, qui, même,
avons déjà combattu les principales thèses de M. Gevaert, nous
voudrions essayer de justifier les dénominations des modes
ecclésiastiques. Selon nous, du reste, ce n'est pas le système
I. H veut dire le \a d'en haut, l'a de l'échelle que nous avons donnée ci -dessus. Boèce,
ï cet endroit, emploie la notation dont fit usage le manuscrit de Montpellier. C'est en
somme une simplification de la notation grecque. II a l'air de l'inventer pour la circons-
tance : SU bis diapason coronantia hœc : ABCDEFGHIJKLMNOP.
ancien qu'on aurait « pris à rebrousse-poil, » mais un système
nouveau, auquel on aurait appliqué des noms anciens.
138 REVUE DE CHANT GRÉGORIEN
Les espèces d'octaves pouvaient avoir leur importance à une
époque où la facture des instruments, confinait la mélodie dans
des limites assez restreintes. Mais lors de la composition des
chants d'église, il n'en était plus de même. Au quatrième siècle,
époque où, quoi qu'en dise M. Gevaert, apparurent les Graduels,
on dépassait assez les limites de l'octave pour avoir ces morceaux
mixtes qui vont du plagal à l'authentique, et vice-versa. Cette
extension de l'échelle s'appliquera de même à tous les morceaux
de quelque ampleur : offertoires , répons , etc. Etait-il donc
possible de s'occuper, au moins pour ces morceaux, des espèces
d'octaves ?
M. Gevaert n'a étudié que les antiennes. Quand bien même
elles seraient plus anciennes que les graduels, ce dont nous
doutons, leur peu de développement suffirait à lui seul pour les
empêcher de prendre une échelle trop étendue : mais justement
à cause de cela, que prouvent les antiennes ?
Au contraire, prenons un morceau mixte des cinquième et
sixième modes : si l'on mélange les deux octaves anciennes dans
un même morceau, elles resteront chacune à leur diapason et
nous aurons la plus haute Ff (de fa) qui serait l'hypolydienne et la
plus basse Ce d'ut) qui serait la lydienne. Ainsi, leur dénomination
serait absolument contraire à la réalité. Dans l'ordre des échelles ,
au contraire, c'est-à-dire, en renversant l'ordre des gammes, les
dénominations deviennent rationnelles. Quoi d'étonnant, dès
lors, à ce que l'on ait suivi cet ordre.
En outre, un nouvel élément s'introduisait qui , même dans les
morceaux de peu d'étendue, causait une divergence avec les
modes anciens; je veux parler de \a finale. A quel moment eut-
elle toute son importance ? Il serait difficile de le dire, mais il
faudrait, en tout cas, la faire dater d'avant S. Grégoire. Si l'on
trouve des morceaux de plain-chant qui ne paraissent pas appeler
une finale déterminée, on trouve à tous les morceaux de même
finale un air de parenté qui permet de les classer d'après cette
particularité.
Or il y avait sept finales possibles : les quatre terminaisons
mentionnées dans nos traités de plain-chant; celle de /a, qui
subsiste encore pour bon nombre de morceaux ; et, plus rarement
celles de si et d'ttt. De plus, une même finale correspondait à
deux classes de morceaux qui différaient entre eux comme les
variétés d'un même genre. Aussi a-t-on créé deux modes par
finale, ce qui en porterait le nombre à dix et même à quatorze.
On a réduit ce nombre à huit, ou plutôt, on a réussi à déguiser
les six derniers, mais si le nombre ancien subsiste, les modes du
plain-chant n'ont rien de commun avec ceux que définit la
doctrine des temps antérieurs.
Pour le prouver, il nous suffirait de remarquer deux modes
bien différents, le i"" et le 8% qui emploient la gamme de ré.
M. Gevaert , pour éviter cette objection , donne au huitième
mode la gamme de la avec un fa dièse qui, d'après lui, serait
venu postérieurement s'intercaler dans ce mode qu'il appelle
éolien ; et cela, dit-il, selon toute apparence. Comme si une
apparence suffisait pour étayer une hypothèse ! Et ce n'est même
REVUE DE CHANT GRÉGORIEN 139
pas une apparence, car la gamme de la, Q.vecfa dièse et fa
naturel n'est qu'une transposition arbitraire et inutile de la
gamme de ré avec si bémol et si naturel , absolument régulière
en plain-chant.
On trouve de même deux modes sur la gamme de mi , pour ne
pas parler de celles de fa et de sol. Rien que cela nous forcerait
à dn-e que la gamme n'était pas le seul élément qui distinguait les
modes; elle n'eut même bientôt qu'une importance secondaire,
tandis que la finale alla toujours en accentuant ses exigences.
Cette question des finales a embarrassé M. Gevaert : il
voudrait les faire remonter aux temps antiques , et , s'il leur
donnait seulement un sens de repos , il est clair que jamais il n'y
a eu un morceau sans finale. Mais s'il s'agit d'un repos pressenti
et désiré, sur une note fixée d'avance comme terme à la mélodie,
nous ne croyons pas que les anciens aient eu, à vraiment parler,
des finales. Notre grande preuve, c'est qu'aucun de leurs théori-
ciens n'en parle. L'échelle musicale avait , dans les temps
anciens, assez d'importance et de variété pour constituer à elle
seule la grande différence entre les morceaux. La finale, qui
parait être une note quelconque de cette échelle, aurait peut-
être pu créer des sous-divisions dans le mode, mais on ne les
avait pas classifiées ; nous concluons de là à leur peu d'impor-
tance dans les temps anciens.
On demandera maintenant comment il se fait que le plain-
chant, si ses modes diffèrent des modes anciens , en a gardé les
dénominations. Quand même nous ne pourrions pas répondre à
cette question , qu'importe ? Les règles du langage sont assez
capricieuses pour défier une explication a priori. Pourtant nous
croyons pouvoir donner une raison de cette anomalie dans les
termes. Quand on invente une doctrine, on ne manque pas de
trouver des mots nouveaux, ils évitent de la confusion et en
même temps, ils flattent l'amour propre du savant. Mais quand
une théorie s'établit petit à petit, par des accessions insensibles ;
quand, parti d'un faible écart initial, on arrive, après une longue
période , à une forme nouvelle pour l'art, il est presque impos-
sible d'avoir des dénominations en rapport avec le changement
accompli. Au commencement , elles paraîtraient sans objet ;
personne ne pensant que la petite dérogation faite aux règles
anciennes finira par aboutir à un art nouveau. A la fin , on n'ose
plus changer les mots anciens, car on s'est habitué au boulever-
sement apporté dans leur sens. C'est ainsi que l'on trouve dans
chaque langue des termes qui n'ont plus leur signification primi-
tive. Ce qui est arrivé à tant de vocables est arrivé de même pour
les anciens noms grecs des différents modes. Au lieu de chercher
des détours sans fin pour expliquer comment ils signifieraient
toujours la même chose, étudions séparément, et les modes
grecs, et les modes ecclésiastiques, et osons proclamer la diffé-
rence bien réelle qui , tout en séparant les deux arts , ne fait
injure à aucun.
E. SOULUER. S. J.
^^^ REVUE DE CHAXT GRÉGORIEN
LE PLAIN-CHANT DE LA SYNAGOGUE
Par le Rev. Francis L, COHEN
Il existe en Angleterre , depuis une dizaine d'années , une
société qui, sous le titre de The plainsong and mediœval music
Society , s' occw^Q de propager' la connaissance et l'étude du
chant grégorien parmi les membres de l'église anglicane. Cette
société , qui a à sa tête des prélats anglicans et des musiciens de
haute valeur, a déjà publié plusieurs ouvrages remarquables,
entre autres, le Gradiiale Salisbiiriense , fac-similé d'un graduel
manuscrit du XIIP" siècle. Elle organise des lectures, où des
conférenciers de mérite traitent les questions relatives à l'art
grégorien et à la musique du moyen-âge. Dans une de ces
conférences , le Rev. Francis L. Cohen , de la Synagogue de
Walv/orth, a lu un rapport très apprécié sur le Plain-chant de la
Synagogue , qui a été ensuite reproduit, avec des spécimens de
musique Israélite, dans les colonnes de VOrganist and Choir-
master , (Juin 1897 à Janvier 1898).
Nous avons pensé qu'une traduction de ce travail serait lue
avec intérêt par tous ceux qui s'occupent d'études grégoriennes.
En faisant ressortir les nombreuses analogies qui existent entre
le chant de l'Eglise et celui de la Synagogue, il semble donner
raison aux savants qui leur attribuent une commune origine.
J. D.
« La race Juive paraît s'être distinguée de tout temps par une
facilité singulière dans l'art de la vocalisation, même depuis ces
jours bibliques où son Temple se faisait remarquer par l'organi-
sation savante de sa musique, quand les chants de Sion étaient
renommés jusque sur la terre étrangère. Il serait facile de
montrer qu'à toutes les époques , le Juif s'est plu à associer à son
culte journalier, et même à l'étude de la Loi, certaines formes
d'intonation mélodieuse. La littérature hébraïque nous fournit la
preuve que, depuis les temps les plus anciens, l'officiant devait
réciter en chantant toutes les paroles du texte qu'il prononçait à
haute voix. Ce dut être même à une époque très reculée, que la
récitation syllabique sur une seule note commença à se dévelop-
per en cantillation et devenir une espèce de plain-chant. Non
pas cependant que cette saveur antique se révèle invariablement
à celui qui visite par hasard une synagogue; car les intonations
Juives, de même que la Liturgie Juive, sont « le résultat d'un
travail de milliers d'années. » 11 est donc nécessaire de se
rappeler l'histoire de la Liturgie, quand on examine l'origine de
telle ou telle tradition musicale de la Synagogue. Ces considéra-
tions littéraires sont du plus haut intérêt en èlle-mêmes, mais il
suffira de les résumer ici brièvement.
« Celui qui étudie la littérature Hébraïque , en comparant
les témoignages contemporains de l'antiquité avec la pratique
moderne, apprend que la tradition a été, et est encore , une force
de vitalité intense dans la vie et dans les coutumes Juives. 11 y
trouve la preuve incontestable que la musique de la Synagogue,
ÎIEVUË DK CHANT GRÉGOtllEN l4i
en prenant ce mot dans le sens le plus large , embrasse depuis
les trompettes qui donnaient le signal dans le désert après
l'Exode, ou même du chant de Miriam après le passage de la mer
Rouge, jusqu'aux compositions de notre époque. Il est clair que
dès le temps d'Esdras, sinon dès celui de David, le Juif, dans
chaque génération successive, a été exhorté à élever sa voix
dans le Sanctuaire, et que, depuis une date très reculée, on a jugé
plus convenable de déléguer à un Préchantre professionnel ,
appelé Magré (Lecteur) , dans le Temple , Cheliah Sibbour ,
(Messager de la Congrégation; , ou Hawan (Surveillant), dans la
Synagogue , ce qui à l'origine avait été le devoir et le privilège
des personnes privées. Ainsi il y a eu , et il y a encore, une suite
non interrompue d'hommes qui font leur spécialité du plain -
chant de la Synagogue, par le moyen desquels la tradition s'est
perpétuée jusqu'à nous. Ces spécialistes ont aussi dans chaque
génération succesive augmenté leur répertoire , suivant le goût
spécial de leur époque.
« Bien qu'une portion considérable de la musique qu'on entend
dans une synagogue doive être éliminée comme moderne, il en
reste cependant une quantité qui a bien son importance ; entre
autre, la plupart des intonations de l'officiant, connues sous le
nom technique de Hawamouth (chant du préchantre), qui sont
essentiellement du plain-chant.
« Les plus anciennes traditions vocales des Juifs sont fixées
dans les Neginoth (cordes, notes musicales), ou dans les Taamin
(ornements , tropes). Ce sont les accents qui marquent la cantil-
lation du texte de la Sainte Ecriture. La rapidité modérée avec
laquelle on les chante, rendent ces récitatifs juifs plus brillants
et plus expressifs que ne le feraient soupçonner tout d'abord le
terme de « cantillation. » La lecture du texte sacré n'est pas du
tout abandonnée à l'initiative arbitraire du lecteur. Il est vrai
que dans les rouleaux de parchemin dont on s'est toujours servi,
et dont on se sert encore, le texte est écrit avec les seules
consonnes, sans aucun autre signe. Mais, dans les Bibles hébraï-
ques imprimées, de même que l'on trouve les points-voyelles
ajoutés au texte pour en marquer la prononciation, ainsi trouve-
t-on les accents toniques ajoutés pour indiquer la cantillation.
« Prenant ces accents comme signes de notation, l'officiant doit
consacrer un temps considérable à apprendre par cœur le chant
mélodique de la leçon, qui compte en moyenne une centaine de
versets pour le service du Sabbat. On distinguait anciennement
dans les accents eux-mêmes, (points, traits ou crochets,) deux
formes, la forme Palestinienne et la forme Babylonienne; mais
celle dont se servent aujourd'hui tous les Juifs , a été fixée par l'E-
cole des Massorètes de Tibériade , antérieurement au VIL" siècle.
Ils eurent pour origine les signes que les lecteurs avaient coutume
de marquer sur leurs rouleaux privés. La table entière de ces
signes, — on en compte une trentaine, — se trouve dans toutes
les grammaires Hébraïques et spécialement dans les admirables
volumes du D' Wickes , sur les Accents. Vous remarquerez qu'ils
ont quelque ressemblance avec les neumes du chant grégorien.
CQKime eux, ils répondent à tous les besoins du lecteur qui ^
142 REVUE DE CHANT GRÉGORIEN*
appris tout d'abord, par la tradition orale, la cantillation elle-
même. Mais, si ce n'est dans leur origine, au moms dans leur
fonction , ils sont tout à fait différents des neumes Chrétiens :
Grégoriens, Bysantins ou Arméniens. Car leur fonction princi-
pale est de marquer avec la plus scrupuleuse fidélité , la relation
et la dépendance mutuelle des mots de chaque phrase. C'est en
pratique une notation grammaticale, qui marque la dichotomie,
ou division et subdivision en deux moitiés ; car la phrase
Hébraïque, soit en prose, soit en poésie, est construite rythmi-
quement sur le modèle de la période dans la musique mesurée,
avec ses demi-cadences et ses cadences parfaites. Il s'en suit
que plus la phrase est longue et développée , plus son accen-
tuation est compliquée : la cantillation n'ayant pris la place
du récitatif recto tono , que pour faciliter l'intelligence du texte.
L'accentuation Hébraïque est par là même une ponctuation
grammaticale nuancée de la manière la plus délicate et, de plus,
elle possède une importance herméneutique d'une haute valeur.
Ces neumes , par leur position , marquent aussi la syllabe
accentuée de chaque mot, qui, en Hébreu, doit être soit la
dernière, soit plus rarement, la pénultième. Je crois que l'on peut
conclure des allusions accidentelles faites par quelques écrivains
qu'ils sont, à proprement parler, une chirographie , ou un dessin
grossier des mouvements de la main du maître. Cela nous amène
à examiner leur valeur musicale , qui doit naturellement avoir
existé sous une forme bien développée, longtemps avant qu'on
ait inventé pour la représenter aucune sorte de notation,
{à suivre).
MUSIQUE RELIGIEUSE
Nous nous empressons de signaler aux maîtres de chapelle les compo-
sitions suivantes . pour voix et pour orgue , récemment parues chez
Marcello Capra, l'éditeur bien connu de Turin, 9, via lîerthollet. telles se
recommandent par leur caractère sérieux , leur correction élégante et le
souflle d'inspiration religieuse qui les anime. Si qur Iques-unes réclament
des voix bien exercées , d'autres sont à la portée des chœurs les plus
modestes. Une maîtrise d'ailleurs qui se bornerait à ne vouloir chanter
chanter que de la musique facile , tomberait bientôt dans la vulgarité.
On doit tendre à un idéal plus élevé, et, par une application constante,
se rendre apte à exécuter et à faire goûter du public les chefs-d'œuvre
de l'art polyphonique.
OresTE Ravanello. Messe VI , en l'honneur de S. Joseph , à 4 voix
mixtes (Sopr. cont. ten. et basse), avec accompagnement d'orgue. La
partition net : 2 fr.; chaque partie séparée: o fr. 30.
Du MÊME. Messe brève et facile en l'honneur de S. Pierre-Orseolo ,
pour 3 voix d'hommes, avec accompagnement d'orgue. La partition net :
I fr. 80 ; chaque partie séparée : o fr. 30. Ces deux messes sont chantantes
et n'oftrent pas de difficultés. Le thème initial , diversement développé ,
s'y fait entendre fréquemment dans les différentes parties et donne de
l'unité à toute l'œuvre.
Antonio Cicognani. Ave Maria à 8 voix mixtes pour 2 chœurs . sans
accompagnement. Partition : i fr. 25 ; chaque partie: 0 fr. 10. Excellente
composition dans le style palestrinien.
REVUE DE CHANT GRÉGORIEN 143
Du MÊME. Corarn Tabernaculo. Cinq motets à 4 et 8 voix, i O Saluta-
ris , 2 Pange lingua et 2 Vantum ergo. Partition : i fr. 60 ; chaque partie :
o fr. 30. Les 3 preniiers morceaux sont à 4 voix inégales sans accompa-
gnement , le quatrième à 4 voix inégales avec accompagnement et le
cinquième à 8 voix inégales et 2 chœurs , sans accompagnement. Ces
cinq motets sont également remarquables et bien appropriés au culte de
l'adorable sacrement.
Carlo BortolAN. Caro mea , Motet à 4 voix mixtes (contr. ten. barit.
basse) , avec accompagnement d'orgue. Partition : i fr. 25 ; chaque
partie : o fr. 15.
Du MÊME. Deux Pange lingua, à 3 voix mixtes (contr. ten. basse).
Le chant est fait par le ténor. Partition : i fr. ; chaque partie : o fr. i5.
Du MÊME. Ego sum panis , Motet pour 2 voix de femmes ou d'enfants,
avec accompagnement d'orgue. Partition : ofr. 70; chaque partie : o fr. 10.
Ces divers motets sont à la fois faciles et très pieux.
Gaetano FosCHINI. Ego sum resurrech'o , Antienne à 5 voix inégales
(2 sopr. ait. ten basse), sans accompagnement. Cette antienne , inspirée
du motif liturgique , à sa place marquée dans les obsèques solennelles.
Carlo S. Calegarl Sonate pour sortie , pouvant être exécutée sur
l'orgue ou l'harmonium, avec partie de pédale non obligée : Prix : 0 fr. 80.
LuDGi BOTTAZZO, Prélude pour grand orgue (2 claviers et pédale
obligée). Prix i fr. 25.
ArnALDO Galliera. Cinq pièces pour orgue (pédale obligée). Prix :
2 fr. 50. Ce recueil contient : Prélude, adagio, morceau de procession ,
Noël et Marche nuptiale.
M. Enrico BOSSI. Cinq pièces pour harmonium. La série complète :
4 fr. Offertoire, Graduel , Canzoïicina à la Vierge Marie , In memoriam
(Interlude) , Laudate Dominum (finale).
L'auteur a écrit une partie de pédale ad libitum , pour ceux qui veulent
exécuter ces morceaux sur l'orgue. Moyenne difficulté.
BIBLIOGRAPHIE
Le chant des Fidèles à l'église, par L'abbé J. Sabouret , aumônier des
Norbertines, au Mesnil-Saint-Denis [Seine et Oise). — Prix: 2^ cent.,
franco : jo cent., chez V Auteur.
L'auteur de cette brochure est d'avis, que tous les fidèles devraient
prendre part au chant des offices , et il cite à l'appui de sa thèse de
nombreuses décisions qui montrent que tel est en effet l'esprit de PEglise.
II recommande , comme moyen pratique d'arriver à ce but , de former
tout d'abord au chant liturgique , les enfants qui fréquentent les caté-
chismes , puis d'organiser des chorales parmi les jeunes gens de la
paroisse. Assurément, tout cela est fort désirable ; mais tant que, sous
prétexte d'archéologie , on continuera à dénigrer et à repousser le chant
traditionnel y le seul que l'Eglise approuve, tant qu'on s'obstinera à
enseigner aux Séminaristes un chant différent de celui que nos pères ont
pratiqué et que le peuple est accoutumé à entendre , il sera difficile
d'arriver à aucun résultat sérieux.
144 REVUE DE CttANT GRÉGORIEN
CORRESPONDANCE
Les diatribes de M. Dabin nous ont valu de nouveaux abonnés.
Voici quelques extraits de leur correspondance, qui prouvent
que tout le monde ne pense pas comme lui au sujet de notre
Revue et du système bénédictin.
27 Octobre 1898.
Monsieur,
Je vois qu'il est question, dans la Revue de chant grégorien de
Grenoble, d'une Revue que vous publiez à Marseille , également
sur le plain-chant, je suppose. Je vous serais très reconnaissant
de m'en envoyer quelques numéros à titre de spécimen.
Depuis 1868, j'étudie le plain-chant grégorien et, malgré toute
ma bonne volonté , je ne puis admettre le rythme des Pères
Bénédictins. Il est contraire au texte très clair de Guy d'Arezzo,
qui devait bien savoir, lui, comment on chantait le chant de
saint Grégoire.
5 Novembre i8çS. — Je vous prie de m 'envoyer les trois années
parues de votre Revue du chant grégorien, ainsi que ce qui est
paru de la quatrième année...
Remerciez donc M. l'Abbé Dabin. Ce sont ses Jocularia que
j'ai lus dans la Revue de Grenoble, qui m'ont fait désirer de
connaître votre Revue.
75 Novembre iSçS. — J'ai bien reçu tout ce qui a paru de votre
Revue de chant grégorien et c'est avec infiniment de plaisir que
j'ai lu et relu cette Revue. Avec elle on voit toutes les différentes
opinions et chacun y discute d'une façon courtoise.
J'ai l'honneur, etc. Th. B.
VIENT DE PARAITRE :
ÉTUDES DE SCIENCE MUSICALE
Par A. DEGHEVRENS, S. J.
3 vol. grand in-8°, avec planches et de nombreux spécimens de musique.
PRIX NET : 12 fr. 50 le vol.
Farts, chez l'auteur. 26, rue Lhoviond. — En dépôt chez M^'-" Blanc.
Typographie musicale, 4 , rue Malebranche.
Le vol. I contient : Première Etude : Origine et formation de l'cchelle musicale.
Deuxième Etude : Développement du principe musical.
Appendice I. — Système modal de Pythagore et des Grecs postérieurs.
„ II. — La musique ecclésiastique des Grecs modernes.
» III. — La musique gréco-romaine et VOcloccbos.
Le \iol. II contierit : Troisième Etude. De la musique grégorienne. — Première
partie ; Le -rythme grégorien d'après Thistoire. — Deuxième partie : Reconstitu-
tion du rythme grégorien.
Le vol. III contient tout un ensemble de documents, entre autres : Des chants litur-
giques Juifs, Grecs et Arméniens — Le tableau des neumes usités à Saint-Gall aux
IXe et X>-' siècles. — Trente Messes grégoriennes, reproduites d'après les manuscrits
de Saint-Gall , d'abord en traduction littérale, avec les neumes au-dessus de la
portée; puis en traduction rythmique, en les adaptant à la mesure moderne.
Le Gérant : J. MINGARDON.
Aluiseille. — linpiimerie J. Mingardon et Cie , place Sébastopol , 11.
DEUXIEME ANNEE N" 3 15 MARS 1899
L'AVENIR
DE LA
MUSIQUE SAGRÉK
Sommaire.
Le Hythmc du ('hant dit Grégorien d'après la nolation des
manuscrits : AppouUcc, par Georges Houdard 33
Le Rythme et l'Accent 37'
La Résurrection du Christ de Don Lorenzo Perosi 42
Etude pratique sur la choralisation des petits séminaires (Suite) :
Laquvslion des solos 46
LE RYTHME DU CHANT DIT GREGORIEN
D'APRÈS LA NOTATION NEUMATIQUE
APPENDICE
Pau Glokges Houdaru.
Quand parurent les premiers numéros de notre Revue, on
disait dans certains groupes : « Encore une revue pour
Solesmes ; elle cache son jeu, mais on le devine. » Quand vint
notre article touchant l'ouvrage de M. Georges Houdard,
d'aucuns ajoutaient avec étonnement : « La Revue évolue. »
Quand on nous vit ensuite consacrer trois articles aux Etudes
de Science ?nusica/e du R. P. Dechovrens, l'étonnenient fit
place à la stupéfaction: « Quoi donc! voilà maintenant que
vous donnez dans le panneau de la mensuration ! »
Qu'aura-t-on dit enfin en lisant dans le numéro de février
notre profession de loi relativement aux directions romaines?
Nous ne le savons encore qu'à moitié. C^tte fois, du moins,
nul ne saurait essayer d'un blàine sérieux ni définitif. Dus-
sions-nous d'ailleurs, en ce charmant pays de résistances
34 l'avenir de la musique sacrée
pieusement scientifiques que certains esprits oui semble vou-
loir faire de notre France, rester dans un isolement relatif à
cause de notre culte raisonné pour des décisions officielles
qui vraisemblablement n'ont pas su plaire à tout le monde,
que cela ne serait point de nature à nous trop intimider.
En réponse aux appréciations ci- dessus mentionnées ainsi
qu'à vingt autres passées sous silence, qu'il nous soit permis
d'observer qu'à l'égard des divers systèmes que nous avons
signalés ou analysés, quelques lecteurs paraissent nous avoir
prêté des préférences (nous allions dire des versatilités) dont
notre rédaction, non moins que notre intention, restait fort
innocente. — Il est curieux de constater qu'en notre siècle
d'indépendance à outrance, l'indépendance est la chose du
monde à laquelle on croit le moins... chez les autres.
Que l'aire? Le parti le plus sage est de suivre tranquille-
ment son chemin, sans trop se préoccuper des jugements sou-
vent superficiels qui vous côtoient : c'est ce que nous avons
fait, c'est ce que nous ferons encore. 11 faut, comme de coura-
geux explorateurs, marcher quand même et toujours, jusqu'à
concurrence... des rhumatismes ou de la paralysie, dont
veuille le ciel nous préserver longtemps!
Tout cela soit dit pour nous amener simplement à l'ordre
du jour : nous avons, en effet, à dire quelques mots du nou-
vel ouvrage de M. Georges Houdard. La lâche est facile : il
suffit de laisser parler l'auteur. S-d Tahle des Malirres et sa
Conclusion vont nous donner nne idée aussi précise que com-
plète de son très intéressant travail.
Voici donc : r sa TABLK DES MAT1ÈUI-]S.
Au Lkctkuk.
S 1. Le Temps rythmique.
Texte: Igitur queinu'linoduin (Microl., XV, 1).
— Ad cantandi scicntiam (Pseudo-Odon).
— Non autem parva similitiido {Mïriol., \V, 10).
— Sempcr tamcn aut in numéro vncuin... (Microl,, XV, 1 .
Commentaires d'Aribon et d'Aristide Quiiili!iGn.
j; I.. Syllabes simples (so/.t).
l'rcmier argument :
Texte : Sicque opus esl ut qua:>i luetricis pcdibun... (MicrOl , XV).
— Quomodo aulem Uquescant roc<'.s...((iuy d'Arezzo,Iust. Palr.1.
Deuxième artiument :
Texte : Sioquc opus <**<, etc.
Nuances : lettres romanienncs.
l'avenir de la musique sacrée 35
§ III. Syllabes doubles (duplicata!).
Texte : Non autem parva similUudo.
— Item aliquando una sy llaba {\ïicro\., XV, 8).
— Melricos autem cantus dico {yLicro\., XV, 10).
§ IV. Rythme thétique.
Note complémentaire.
§ V. Conclusion.
Cela seul suffirait à piquer bien des curieux; mais pour-
suivons.
Et voici : 2° la CONCLUSION.
Nous ne pouvons pas ne pas conclure :
1" En favew: d? TégalltS théDriqas de toutes l33 syllabas-
neumas-pieds ronslituant une pièce grégorienne.
2^ En fa'^cur : da l'égalité théorique de tous les sons composant
une même syllabe ; les sons doublement ou triplement plus longs,
dans celte syliab?, élant représentes dans la notation neumatique par
la répétition du son à augmenter de durée.
3" En faveur : du mot musical juxta,posé au mot du texte qu'il
fait souvent valoir musicalement ; et, du mot musical pur dans les
pièces fleuries, alors que le texte s'annihile complètement en tant que
déclamation oratoire.
4" En faveur: des nuances indiquées par les nouines et par les
lettres romanicnnes inventées dans ce but.
5° Conli-ele système bénédictin, qui crée: 1" des groupements,
nouveaux différents de ceux indiqués par les neumes ; 2° des arrêts
arbitraires fractionnant les membres de phrase ; .3" des longues et des
brèves arbitraires (noires et croches dans la transcription bénédictine
on notation moderne) contraires au sens mélodique cl harmonique des
groupes ncumés, etc.
6° Contre le système mensuraliste qui crée, de force, la mesure
moderne, et non le rylliuic mesuré par pieds-syllabes équivalents en
durée (temps modernes) enseigné par les théoriciens médiévaux.
7° Contre la scission arbitraire des groupes neumatiques ; scis-
sion créant des appuis arbitraires et déplaçant les ictus fondamentaux
représentés par les groupements neumatiques et affiirmatifs de la régu-
larité du rythme musical.
8° Enfin contre l'interprétation par longues et par brèves propor-
lionnelles de chaque élément neumatique selon qu'il est alîi'cté ou non
de « Virgnlaj^lana apposUa», Tpavcc que: 1° les divergences de manuscrit
à manuscrit d'une même école, touchant ces signes, s'y opposent ; 2" les
syllabes, ainsi composées, détruisent la constitution théorique de
chacune d'elles correspondant à un pied rythnii jup, et créent des în*'*-
galités arbitraires entre les rythmes successifs, coniraircment aux prin-
cipes guidoniens.
Citons encore les lignes suivantes, qui couronnent la Con-
clusion, et qui nous semblent particulièrement intéressantes.
p]n ce (jui concerne ma théorie, on devra me rendre celte justice
que :
1" Seul de tous les théoriciens, peut-être, je respecte scrupuleusement
36 l'aveniu de la musique sacrée
le i,'roupc neumatique en le Irailuisanl par un uioupc noté à la mo-
derne, et que, tel on voit le groupe transcrit dans mes exemples, tel on
retrouve le signe neumatique qui lui correspond.
2" Seule ma théorie est un bloc compact correspondant au bloc
médiéval, et nullement un assemblage de principes contradictoires
sans liens entre eux et s'appuyant comme faire se peut sur des
phrases tronquées des textes médiévaux.
Qu'il me soit permis en terminant : 1" de remercier, sans distinction,
tous ceux qui m'ont fait l'honneur de critiquer mon travail, et 2° d'af-
(irmer, une fois de plus, que je ne suis l'adversaire systématique de
p(!rsonne ; bien plus, je respecte profondément tous mes adversaires,
et, si je me permets d'attaquer leur théorie comme chacun est libie
d'attaquer la mienne, c'est tju'au-Jessus de nous tous il y a lu Write
dont personnelletncnt je suis altéré.
Ces derniers mois, nous les attendions. — Un jour que
nous complimentions M. lloudard sur la beauté artistique de
certaines de ses traductions rythmiques, il nous répondit :
« La beauté, je ne m'en soucie que très secondairement. Que
telle pièce paraisse ravissante selon le rythme bénédictin, toile
autre selon le rythme du R. P. Dcchevrens, telle autre selon
mon rythme à moi, cela m'est égal. Ce qui me préoccupe es-
sentiellement, c'est que la traduction soit vraie, c'est que
l'interprétation figurée par la notation moderne soit la photo -
j^rnphie des nenmes. Cherchons la vérité, toujours la vérité,
ri on que la vérité. »
Il est prudent de ne point juger à première lecture les ou-
vrages de M. lloudard, et particulièrement l'Appendice : à la
moindre distraction, en eiïct, la densité et hi profusion des
arguments expose le lecteur à penh-e hi grande ligne et à se
laisser absorber par de très captivants détails au détriment de
l'ensemble. A seconde et à troisième lecture, au contraire,
l'accessoire vient se grouper magiquement autour du prin-
cipal, vX l'on éprouve une satisfaction intcllecluelle très
intense à voir combien dans un tel système tout est compact
et bien déduit.
Nous savons des gens que sans le vouloir M.Houdard a mis
réellement à la torture. Après une élude consciencieuse de
son système, ils se disaient : « N'en doutons plus ; voilà la
vérité. » Puis, une fois émoussé le vif des pioniières impres-
sions, retombés dans le domaine pratique et sous rinllncnce
des habitudes ou des clichés qu'on décore du nom do tradi-
tions, ils se ravisaient : « Non, ce n'est point possible : le
système du groupe-temps ne se rattache à rien do ce qu'on
l'avenir dk la musique sacrée 37
nous a communément enseigné. » Ensuite, par le l'ail d'une
nouvelle étude du système, ils étaient empoignés de nouveau :
« Malgi'é loul, c'est celui-là qui doit être le vrai. » Tel Gali-
lée, invaincu, s'écriant après son amende honorable :
« E pw si muove! » Cliers indécis, avec V Appendice, vos
épreuves vont renaître, d'autant plus vivaces qu'il éclaire et
corrobore étrangement lo système, et que pourtant les clichés
et les habitudes sauront ne rien perdre de leurs enchante-
ments.
M. Houdard ajoute en note au bas de sa conclusion :
C'est parce que je ctierctie la Vérité pour elle-même que je ne veux
publier ofliciellement aucun recueil avant d'avoir derrière moi un
nombre respectable d'adhésions formelles; et je puis dire, sans fausse
modestie, que de tous côtés (France et Etranger) on me poursuit sans
relâche pour la publication d'une traduction complète du manuscrit
n" 339 de Saint-Gall.
Nous ne craig^nons point d'ajouter notre adhésion à celles
qui déjà sont acquises. Le R.P. Dcîhevrens a su nous donner
tout un volume de documents. F]t, des traductions de M. Hou-
dard, nous ne possédons encore que quelques tronçons, ceux
qui étaient rigoureusement indispensables pour mettre en
lumière ses théories : or, c'est vraiment trop peu. Les théo-
ries nous ont vivement intéressés; mais elles ne suffiront plus
désormais, et dès à présent nous réclamons ce qu'elles nous
ont fait espérer et ce qui doit les suivre nécessairement, le
recueil de mélodies auxquelles elles servent de base. Que
M. lloudard n'en doute pas : bien des artistes sont à l'affût et
sauront de bien dos façons utiliser ces mélodies quand il
voudra bien en faire part au public.
Nous les attendons.
A. Gabert.
LE RYTHME ET L'ACCENT
Dans le rythme oratoire, tel que l'entend l'école bénédic-
tine, « la note simple n'a point de valeur par elle-même,
mais elle emprunte toute celle qu'elle peut avoir à la syllabe
à laquelle elle correspond. Le texte, dans le chant syllabique,
doit régler en souverain le mouvement du rythme.
« Si la note (h\ chant correspond à une syllabe accentuée,
38 l'avenir de la musique sacrée
elle ser<a accentuée; si elle se rapporte au contraire à une syl-
labe obscure, elle sera faible et obscure. — Ainsi la syllabe
qui dans chaque mot est destinée à recevoir l'accent doit le
conserver et le conserver seule; en ce sens du moins que cette
syllabe sera toujours plus fortement marquée. » {Les Mélodies
ffrrgoriennes, pp. 83, 121, 122.)
Toutes les notes ont donc, d'après Dom Pothior.une durée
approximativemeTit égale, mais « on doit marquer avec plus
de force la syllabe qui porte l'accent. » {fùid., p. 12i.)
Tel est aussi l'enseignement de Doni liourigaud qui, avec
les éditeurs de la Paléographie musicale, aflirme « que dans
l'exécution du chant grégorien la règle des règles estl'accen-
tuation », et encore que « c'est le texte qui donne sa forme
au chant ». (Revue du chant grégorien, Mai 1897, p. 108. —
Août 1895, p. 15.)
La consé(juence de cette doctrine serait que le texte est le
maître absolu et que le chant n'est que son esclave. Mais
alors, que devient la prééminence de la musique et du
rythme musical si souvent proclamée par les auteurs anciens
et par les théoriciens du moyen Pige ? « Dans la musique, dit
Denys d'Ilalicarnasse, ce sont les mots que l'on subordonne
au chant et non le chant que l'on soumet aux paroles. Il en
est de même pour le rylbme. La diction rythmique et musi-
cale transforme les syllabes, les allonge et les raccourcit, de
manière bien souvent à intervertir leurs qualités; car ce ne
sontpoint les temps que l'on règle sur les syllabes, mais bien
les syllabes sur les temps. » {De romposit. ver h., XI.) Au dire
de Quintilien : « Architas et Aristoxène croyaient que la
grammaire doit être soumise à la musique. » {Instit. orat.^
1,11.)
L'auteur des hishtuta patrxnn, fixant les règles de la psal-
modie, enseigne également la supériorité de la musique sur le
texte : « Les cadences tonales sur les dernières notes des mé-
diations et des linales doivent se faire, non pas suivant l'ac-
cent grammatical, mais suivant la mélodie musicale du mode.
Comme le dit Priscien : Pas plus que la divine Ecriture, la
musique iiest soumise aux règles de Donul . » ((îerbert,
Scriptor., I, p. G.)
On voit par ces citations à quel point le système bénédictin,
(|ui fait dépendre le rythme musical de l'accentuation gram-
maticale, s'écaite de l'enseignement traditionnel. El puis,
l'avenir de la musique sacrée 39
quand le texte fait défaut, par exemple dans les vocalises de
30 notes et plus sur une seule syllabe, qu'est-ce qui détermi-
nera les notes fortes et les notes faibles?
Dom Mocquei"eau,qui trouve dans le chant grégorien « des
mesures simples ou composées de toutes espèces à 1,2, 3, etc.,
jusqu'à 42 temps », veut que « tous les temps forts de la
musique et du rythme, toutes les notes expressives, comme
les pressas, les strophicus, quoique semés irrégulièrement
dans le tissu mélodique, soient toujours à leur place régulière
au commencement de la mesure. » {Tribune de Saint- Gervais,
Janvier 1897, p. 3.)
Mais à quel signe distinguera-t-on les mesures de 1 à
12 temps? Et peut-on reconnaître dans cette succession irré-
giilière de temps, dans cet assemblage confus de notes, le
caractère essentiel du rythme qui a toujours été considéré
comme « Tordre dans le mouvement, moye^ ordinale »?
Bien plus artistique et plus rationnel est le système du
1{. P. Lhoumeau qui donne la prépondérance à l'accent mélo-
dique — appelé par lui rythmique — sur l'accent verbal, et
distingue dans chaque neume une thésis et une arsis. Seule-
ment, il prend ces dénominations non pas dans le sens des
rythmiciens, qui entendent par là uniquement le mouvement
de la main ou du pied s'abaissant ou se levant pour marquer
la mesure, mais dans le sens des grammairiens qui désignent
par ces mots l'accent grave et l'accent aigu,
« On voit donc dans le rythme, dit-il, deux accents : l'un
métrique, et au frappé, c'est le temps fort de la mesure;
l'autre, rythmique, et au levé, c'est \arsis. Le premier est un
coup, un ictus\ le second est un élan. Ainsi, c'est de 2 en
2 notes, ou au plus de 3 en 3 notes, que reparaît le temps fort
ou la partie forte du temps (quand le temps se divise). Tout
rythme, en effet, se ramène en dernière analyse à une pro-
portion binaire ou ternaire. » {Trihune de Sainf -Gervais,
Août 1895, pp. 7, 8.)
Il y a sans doute un élément àHordre dans cette division de
la phrase mélodique en petits groupes de 2 ou de 3 notes ;
mais on pourrait objecter que la mélodie elle-même ne s'y
prête pas toujours. Oîi placera-t-on l'arsis et la thésis quand
le chant se maintient sur une série de sons d'égale hauteur,
par exemple dans les strophiciis qui comptent parfois jusqu'à
cinq, ou même sept notes répétées?
« Il est donc inutile et même impossible, dit avec raison
4-0 l'avf.nir de la :\rT'STorE sacrer
Dom Pothier, d'identifier, au point de vue du lomps fort, l'ac-
cent aigu du discours ou l'accent tonique qui vient relever de
distance en distance certaines syllabes, et l'accent aigu de la
musique qui n'a ni la même régularité, ni la même alter-
nance. Souvent, par exemple, celui-ci soutient la voix sur
plusieurs syllabes de suite à une égale hauteur; ce qui obli-
gerait à donner plusieurs temps forts successifs, sans mélange
de temps faibles, et serait destructif de tout rythme et de tout
accent. » {Lfs Mélodies (/régorifnnes, p. 73.)
Tous les systèmes qui font dépendre le rythme soit de l'ac-
cent verbal, soit même de l'accent mélodique, confondent
deux parties de la musique tout à fait distinctes : le rythme
et le mnlos. Les écrivains de l'Antiquité, en effet, définissent
le rythme comme la mesure des temps, tandis que l'élévation
ou l'abaissement de la voix est le propre de la mélodie.
« L'acuité ou la gravité du son, enseignait Martianus
Capella au v" siècle, forme la mélodie; l'art du rythme, au
contraire est tout entier dans les nombres. Le rythme est
donc une composition formée de temps perçus par les sens
et disposés suivant un certain rapport, un certain ordre. {De
nuptiis 'phUolocjUP , IX.)
Et saint Augustin au iv^ siècle : « La raison s'aperçut que
les sons ne lui offraient qu'une matière sans valeur, à moins
qu'ils ne fussent informés par la mesure certaine des temps et
une sage alternative d'acuité et de gravité : Nist certa dimen-
sione tcmporum et acuminis (jramtatisqm'. modorata varielate
sont figurarenlur . Elle reconnut que cela se trouvaiten germe
dans la grammaire, où, en examiuant les syllabes avec une
soigneuse attention, elle avait appelé p'u'dn et accents ces mo-
difications du son. Quand les pieds n'allaient pas au delà
d'une limite fixe après laquelle ils reveuaient, c'étaient des
vers. Quand ils n'avaient pas de limite déterminée et qu ils se
suivaient cependant dans un ordre ration uel, elle nomma cet
arrangement rijthme.ca qui n'est autre chose que ce que nous
appelons nombre en latin. » {De ordine^ W, 14.)
Voilà les deux parties constitutives de la musique qu'il faut
bien se garder de confondre : le rt/f/tme^ formé de pieds qui
se succèdent dans un certain ordre, et la mélodie^ qui n'est
qu'un assemblage variéd'arrY'///.s- graves ou aigus.
Tel est l'enseignement de t(ms les Anciens. M. Bonloow,
dans les lignes suivantes, explique avec beaucoup de clarté
cette similitude des accents et des sous musicaux : « Les ac-
l'avenir de la MIISIQTTE SAnRIÎ;E 41
cents grecs et latins étaient une modulation, une cantilène
••fui accompagnait le discours, et nullement des coups de
voix, ce qu'ils sont dans nos idiomes ternis et dépourvus de
sonorité. Pour se faire une idée juste du langaoc des Anciens,
il faut se mettre au piano; là les longues et les brèves indi-
(jucront la mesure, la durée des sons ; les acconls indiqueront
les hauts et les bas de la voix. La quantité des syllabes, ajoutc-
t-il, avec Aristophane de Byzance, répond au.x mesures; les
accenis répondent aux sons de la musique. » (Prrcis d'une
théorie des rythme ><, première partie, p. 36.)
C'est donc aller contre la docîrine de toute l'Antiquité que
de vouloir faire de l'accent l'élément constitutif du rylliine et
de confondre la syllabe accentuée avec l'arsis ou la lliésis de
la mesure. Dans les hymnes de Delphes, les plus anciens
morceaux de musique grecque qui nous soient parvenus, la
syllabe accentuée se place tantôt à la thésis, tantôt à l'arsis, et
indifféremment sur lei"', le 2% le 3% le 4° ou le 5" temps de la
mesure, — ces hymnes étant en rythme péoniqu(3 ou mesure
à cinq temps; — seulement, cette syllabe y porte toujours
une note au moins aussi élevée, mais jamais plus basse que
les autres syllabes du môme mot.
Cette dernière particularité se retrouve dans certaines
pièces du répertoire grégorien, mais elle est loin d'y consti-
tuer une règle générale. Chez les Grecs même, on ne l'obser-
vait pas toujoui's, et dans les chants qui ne remontent qu'aux
premiers siècles de notre ère, elle est le plus souvent violée.
A partir du iv%ou même du m* siècle, l'accent subit une
transformation, au moins dans le langage parlé. Il n'est plus
caractérisé par une élévation de la voix, mais par un allonge-
ment de la syllabe accentuée qui augmente de durée au détri-
ment des autres syllabes. De tonique, l'arccnt est devenu
fjuanlilatif; il peut alors constituer un nouvel élément rylh-
mique et c'est ce qui explique que la poésie rythmique du
moyen âge soit basée sur l'accent. Mais, ne l'oublions pa?,
l'accent n'était plus ce qu'il était autrefois; il avait changé de
nature et s'était substitué à la prosodie pour déterminer la
la longueur des syllabes.
Cependant l'accent quantitatif ne paraît pas avoir indue
sur le rythme des mélodies grégoriennes, car les syllabes
accentuées y sont bien souvent moins chargées de notes que
les syllabes faibles, et môme les pénultièmes brèves, qui, dans
la prononciation vulgaire, disparaissaient complètement, y
42 [/avi:nih de la musique sacuée
sont ornées de longues vocalises; ce qui prouve bien qu'au
point de vue musical, l'accent n'avait alors aucune valeur
rythmique. On n'en tenait pas compte non plus à Idpoque
de Guy d'Arezzo, comme lui-même en fuit la remarque.
Déjà môme, au temps de saint Augustin, celte indifférence
pour la valeur dos syllabes était passée dans la pratique mu-
sicale, comme en témoigne ce passage du saint Docteur:
« La musique, à qui il appartient en propre de déterminer la
mesure proportionnelle et le rythme des sons, demande uni-
quement que les syllabes soientabrégées ouallongées suivant
les lois du rythme musical, » (De musica. II, 1 .)
D'ailleurs, l'école bénédictine, contrairement à l'opinion
de tous les philologues, rejette l'accent quantitatif, pour ne
s'occuper que de larcent tonique. Or, les témoignages que
nous avons apportes liémontrent surabondamment que cet
accent, marqué par le ton de la voix, correspond à celte par-
tie de la musique que les anciens appelaient harmonique ou
mélos, et qui s'occupe uniquement des sons et de leurs inter-
valles, tandis que la rythmique réglait les mouvements et
mesurait ta durée des temps; distinction nettement définie
dans ce texte bien conim (rAulu-Gelle : Lonfjior mensura
rof?.s' uYruMUS dicitur, allior m\lia)S. {Noctea atlicie, W\, IH.)
J. Dipoix.
LA RESURRECTION DU CHRIST
Oratorio de Don LOHKNZO iM<:i{OSI
Exécuté au Cirque d'/ité.nous la direction de l'auteur.
1/ Avenir de la Musique Sacrée devait à ses lecteurs de ne
pas passer sous silence l'exécution de cette œuvre.
La jeunesse de l'auteur (26 ans), le renom que ses compa-
triotes s'appliquent à lui conquérir, le sujet traité et la place
que celui-ci occupe dans le projet d'un cycle complet embras-
sant la vie du Rédempteur, méritent une mention spéciale.
Les réflexions que, par sa nature et sa facture, cette œuvre
suggère, sont de deux ordres, les unes directes, les autres
indirectes.
Résumons-les aussi brièvement que possible.
l'avenir de la musique sacrée 43
I
L'oraf.orio se divise en deux -parties :
4" De la Mort au Sépulcre;
2" La Résurrection.
Musicalement parlant, et faite de contraste?, la deuxième
partie a semblé supérieure à la première dont la teinte est
uniformément triste.
Aussi lepublic, malgré les chauds ap[)laudissements dont il
a salué par exemple le chœur Crux fidclh et le duo des deux
Marie, a-t-il semblé mieux goûter la Ri'simection. Et néan-
moins c'est la première partie qui nous a retenu davantage.
Sa monotonie, artistiquement et dûment voulue, est une do
SOS plus grandes qualités.
Un compositeur ayant du métier pouvait, môme en étant
dépourvu de sentiment religieux, écrire la deuxième partie
de l'oratorio, attendu que la grandeur du sujet est telle que,
les conlrastes dramatiques aidant, il eût été profondément
touché par la « scène a faire »,
Pour ce qui est de la première partie, il n'en allait pas de
même : un chrétien sincère, et à plus forte raison un prêtre,
était seul capable de traiter le sujet avec la modération récla-
mée parle texte.
C'cfet pourquoi je ne cache pas mon sentimenl ; mes préfé-
rences vont à la première partie ; tandis que celles du public
semblent avoir été à la deuxième, mieux adaptée à sa com-
préhension ou plutôt à ses usages.
Don Perosi a demandé qu'on veuille bien le comprendre
avant de le juger : je m'y suis appliqué de tout mon être,
autant qu'une seule audition d'une œuvre hier encore incon-
nue, et dont la partition n'était pas encore dans nos mains,
pouvait le permettre.
Le compositeur a senti son sujet très vivement. Et il l'a tra-
duit musicalement avec toute l'exactitude qu'il est permis
d'attendre d'un âo^eoù la simple intuition doit souvent sup-
pléer à l'inévitable insuffisance de racipiis artistique, à un
âge enhn où, faute d'avoir assez soulTerl, l'homme n'est encore
en possession que d'une partie de ses moyens.
L'exécution a été telle qu'on peut se l'imaginer de la part
d'artistes consommés; mais, si matériellement elle fut à peu
près impeccable, plus d'un auditeur éprouvait comme un
4i l'avknip. dk la musique sacréf:
vague besoin d y sentir plus profondément encore linlluence
de ce souflle chrétien qu'appelait DonPerosi par son attitude
aussi expressive que digne ot modeste, de ce souflle chrétien
qui eûtvivilic les passages où un certain manque de métier
semblait percer pour les oreilles habituées à analyser ex
abrupto une œuvre musicale nouvelle.
Laissonstelcriti(|ue plaider telles inégalités dans l'ensemble
do l'Oratorio, et disons plutôt que la sincérité de ia mise en
œuvre doit intervenir pour contrebalancer l'imperfection pas-
sagère de la forme technique. D'ailleurs, ([uand nous faisons
un retour sur nous-meme et analysons nos impressions,
nous avons la sensation bien netle d'avoir à réserver notre
jugement délinitif : une seule audition est insuflisanle pour
permettre de le formuler sans appel.
Ce qu'il ett bien pei-mis de dire dès maintenant, c'est qu'il
y a dans cette œuvre une personnalité qui s'aflirmera lût ou
tard.
On a prononcé les grands mots de gâiie et de c/in/-cfœiivir.
Nous serions heureux d'y souscrire; ruais il semble prudent
de laisser à la postérité le soin de ces sortes de consécrations.
L'auteur est doué, certes, d'un tempérament artistique très
délicat, peul-ctre délicat à l'extrême pour le moment, vu qu'<\
son âge il n'a pas eu le temps d'acquérir toute rhabileté tech-
nique professionnelle, indispensable pour être à même de
traduire y ^/.sVe ce qu'il ressent au dedans de lui-même. Mais
tout lui viendra comme par enchantement si sa force de tra-
vail reste égale aux spontanéités de sa natuj'e.
Le passé de Don Perosi nous est xm sûr garant de son
avenir.
Il
La tentative Perosi est intéressante à plus d'un point de
vue. Elle nous montre notamment que le méfier de composi-
teur et les aptitudes requises pour l'exercer ne peuvent être
revendiquées par les laïques comme une propriété exclusive,
une propriété de nature. Perosi nous prouve qu'un prêtre peut
être artiste et manier la plume sans être banal lorsqu'une
saine éducation musicale lui a été donnée à temps. Il nous
prouve de plus que pour être artiste on n'a pas besoin d'aller
puiser ses sensations à je ne sais quelle source d'émotions
mystico-païennes, et que l'homme sain d'esprit peut pro-
duire « attachant » en étant tout bonnenuMit « soi-même ».
l'avenir de la MUSIQUIO SACRÉK 45
Aux yeux de certains laïques, les membres du clergé sont
inaptes à la culture de la musique. — Cette opinion, il faut
l'avouer, ne peut être que fortifiée par la lecture de la plu-
part des œuvres musicales des ecclésiastiques. — Le sens
critique musical leur fait défaut, conséquence inéluctable
d'une éducation artistique nulle, d'une instruction musicale
à peine ébauchée. Double insui'lisance dont le résultat le plus
clair est l'éclosion, neuf fois sur dix, d'œuvres indignes de
voir le jour, mal écrites, peu pensées, à contre-style quand
elles en ont un; ce qui ne les empêche pas d'être admirées et
portées aux nues par des confrères complaisants, maladroits
par ignorance. C'est ainsi que s'établissent ces réputations
régionales, sui faites, appelées à tomber à plat aussitôt qu'elles
sont soumises au jugement non prévenu d'un public instruit.
Le clergé doit donc apprendre d'abord. L'exemple Perosi
montre qu'avec du travail on arrive à un résultat quand on
n'a pas craint d'entendre plusieurs cloches! On me com-
prendra...
L'art musical n'est pas un art d'agrément : c'est un Art, le
plus immatériel de tous, et partant le plus pur (I). 11 est
digne d'être cultivé par un ecclésiastique. Mais comme sou
étude technique exige des années d'un travail acharné, il faut
que le prètic qui se destine par vocation à la culture de la
musique prenne de toutes mains la nourriture substantielle
de la science qu'il devra acquérir, et surtout qu'il s'isole de
confrères trop enclins à voir le doigt de Dieu dans la produc-
tion d'(nuvres oii le travail [jurement humain laisse souvent à
désirer, alleudu que dans jioUe science musicale û n'y a pas
de (j races d'état!
G. IIOUDARD.
1. Nous sommes heureux de voir l'autorité de M. Iloudard conlirmcr
plus d'une thèse chère à notre Revue, et confirmer aussi plusieurs
données que nous avions déjà ébauchées dans notre brochure, La Mu-
aiquc et le CIcryé, par exemple les suivantes :
« Bien des gens ne voient dans l'art qu'une question d'amusementou
de futile plaisir. C'est au point que le langage usuel, reflet des impres-
sions de la foule, a consacré la locution d'arts d'agrément, applicable,
entre autres, à l'art musical.
« Mais la logiquene saurait ratifier une telle expression. L'agrémciit
elle plaisir ne sont pour l'arl que des moyens. Son but est essentiel-
leuient d'élever l'ànie humaine et de la rai)procher de Dieu. Ainsi
compris, l'art est chose sérieuse.
« Ue plus, par le fait quil se sert de l'élément sensible pour atteindre
'î-fi l'avenik de la musique sacuée
ÉTUDE PRATIQUE SUR LA CHORALISATION
DES PETITS SÉMINAIRES [Sai/r.)
La question des solos.
Ce serait peu d'avoir, par un exposé de choses vécues,
donné corps à cette idée féconde et pleine d'avenir (déjà rôa-
iisée d'ailleurs en certains milieux aussi rares que privilégiés)
de la choralisation des petits séminaires, si nous ne complé-
tions notre modeste étude en signalant les écucils auxquels
les meilleures volontés pourraient se briser irrémédiablement.
On dit, il est vrai, que jamais l'expérience dos autres n'a
servi à personne; et parmi les « on dit » rellets de la vul-
gaire sagesse, il en est peu d'aussi vrais que celui-là. Qu'im-
porte? Le devoir d'un écrivain sincère est de poursuivre sin-
cJîremcnt son sujet jusqu'en ses dépendances et accessoires
essentiels, pour le simple acquit de sa conscience, sans s'im-
poser la condition de savoir si ce qu'il écrit sera ou non mis
à profit.
Parlons donc des écueils.
Le premier, nous allions dire le seul qui nous vienne à
l'esprit, c'est celui des solos. Les solos sont la pierre d'achop-
pement des œuvres de choialisation, piincipalement quand
elles ont pour facteur la seule bonne volonté et que par con-
séquent l'appât d'un gain matériel et le besoin de le sauve-
garder ne viennent point mettre un frein aux petites passions
de société.
Entendons-nous bien : nous sommes à cent lieues de con-
l'àme, il nous devient un moyen de communicalion, un moyen d'aclion
sur nos semblables. Son rôle s'ennoblit daulant.
« Enfin, par le fait qu'il peut monter jusqu'aux régions surnaturelle-,
ot i[u'il a reçu de l'Eglise la mission de nous en (raduire les mystères,
il devient un moyen de sanctification. Là, il est sublime. » (S"" édition,
pp. î) cl 6.)
« .....Les maîtres nous ont servi à profusion la beauli- des formes,
mais il leur manque l'onction pieuse; leurs œuvres sont rarement de
vraies prières. Par contre, «luand par hasard des religieux ou des
prêtres ont essayé de dire les choses du ciel dans la langue des sons,
s'ils l'ont fait d'une manière touchante, c'étaient alors les formes qui
!iian(|uaient. souvent même la correction la plus élémenlairo.
« Il fauilraii, pour faire bi m, des 'Itues de saints initiées à la rhéto-
rique musicale. » (P. 10.)
« Quand donc serons-nous Iibre.-<".' Quand le clergé aura pris à
tâche de conquérir, au point de vue musical, la supériorité intellec-
tuelle et pratique qu'il possède incontestablement à tant d'autres
égards. » (P. 20.)
l'av^;nik de la mus[quk saciiée 47;
damner le solo pour lui-même. Tout le monde sait le charme
que l'interprétation individuelle donne à une composition
mélodique, le charme aussi qui résulte d'une alternative hien
ménagée de solos et de chœurs, etc. Le solo est l'une des
j)uissances de notre musique moderne; il est l'une des com-
posantes principales du relief; sans lui la musique drama-
tique serait infiniment réduite dans ses moyens. En principe
donc laissons au solo sa royauté. Mais, pratiquement, tâchons
de l'analyser au point de vue de son application à l'étude
spéciale que nous avons entreprise de la choral isation dans
les petits séminaires et dans les maisons d'éducation on
général.
11 est à propos d'observer tout d'abord que dans les mal-
sons en question on ne trouvera que fort rarement (pour ne
pas dire jamais) des sujets assez bien doués et forméi d'assez
longue main pour prétendre dûment au rôle de solistes. Par
conséquent, ce que nous avons appelé le charme de l'inter-
prétation individuelle y devient presque un mythe. Cette
seule raison suffirait pour en faire exclure a priori le genre
solo.
Notons aussi que dans notre étude il s'agit avant tout de
l'organisation de la musique religieuse. Or, à l'église, il
semlile qu'il ne doit y avoir qu'un seul soliste, le prêtre, ou,
pour être plus précis, le célébrant: encore celui-ci n'est-il
soliste que pour prier au nom de la collectivité et parce qu'il
a reçu dans ce but une mission officielle et spéciale. Hors de
lui, il n'y a que la masse des fidèles, dont la prière musicale,
homoplione ou polyphone, est infiniment plus belle, plus tou-
chante et plus digne du lieu saint, à l'état collectif qu'à l'étal
individuel. A ce point de vue aussi, le genre solo devrait
être au moins très réduit, sinon rejeté tout à fait.
Entrons plus avant dans notre sujet. — Nous découvri-
rons, en y regardant de près, que le genre solo crée en l'es-
pèce un double danger: danger de vanité pour le jeune
soliste, danger de jalousie pour la communauté.
a) Danger de vanité pour le jeune soliste. — Tout maître
de chapelle qui n'est que cela va sourire et traiter de puéri-
lité le point de vue que nous signalons. Mais un éducateur
expérimenté ne s'y trompera pas : il sait que le danger existe
Irt's réellement, et il ne redoute rien tant pour ses élèves que
do les voir mis en relief sans nécessité ou du moins sans
motif plausible. Il est convaincu que ses jeunes sujets, par le
fait môme de leur situation d'éduqués, n'ont point encore
assez de maturité ni de sagesse pour être impunément dis-
tingués : il les veut dans le rang, et pas ailleurs. Il deviendra
donc l'adver.saiie du inaitre de chapelle quand celui-ci fera
48 l'avenik de la wusiqui': sacrée
passer Tari avant la prudence : d'où nouvel écueil par à côté,
1 ccucil d'une opposition plus ou moins ouverte et d'ailleurs
très légitime. Nouvelle raison aussi pour le maître de cha-
pelle de se tenir en garde contre les solos.
h) Danger de jalousie de la part de la communauté. — Ce^
danger-là existe universellement et incontestablement : il
faudrait n'avoir jamais vu de près une communauté pour
oser le nier. — Sans doute son extériorisation pourra n'être
(jue minime, insensible même, suivant les milieux ; si, par
exemple, l'usage des solos était traditionnel en telle maison
antérieurement à la mise en œuvre d'une choralisation d'en-
semble et que l'us^age se soit simplement maintenu, parallc-
ment à la création nouvelle, il est possible que la gène de
tous reste à l'état latentet ne se traduise jamais d'une façon
ostensiblement compromettante.
Mais, remarquons-le bien, il s'agit ici de tout autre chose
que de prévenir dos crises aiguës ou des manifestations de
mécontentement. En efr«t, le succès de votre œuvre de cho-
ralisation dépend tout entier de la bonne volonté effective de
votre communauté, de son enthousiasme actuel et perma-
nent, de son élan généreux et spontané vers la réalisatiou
d'un idéal entrevu et vigoureusement poursuivi par tous. Or,
cette bonne volonté, cet enthousiasme, cet éhm, vous n'y
pourrez compter définitivement c\uh partir du jour où tous
vos choristes seront égaux devant l'idéal et devant vous, où
chacun d'eux, même le moins capable, pourra se dire saus
crainte d'être jamais démenti: « Je suis autant que n'importe
qui ; dans le succès total j'ai ma part égale à celle de tous; je
dois faire autant (|ue les autres, pas plus, mais pas moins. »
Quand par les faits vous aurez créé une telle conviction en
chaque soldat de votre armée de chanteurs, vous serez un
chef heureux ; l'intérêt commun vous défendra contre toute
surprise: quiconque essayerait d'enrayer le progrès d'en-
semble serait considéré par tous comme un ennemi du bien
public,
hjiicore une fois, pour réussir, il lant que vous ayez indéfec-
(iblement tous vos jeunes sujets dans la main : or, cela n'est
possible qu'à la condition que vous inspiriez à tous et à cha-
cun le sentiment de sa responsabilité et de sa dignité person-
nelle; et vous n'obtiendrez cela <]ue par la suppression de
tout privilège et de toute privante, c'est-à-dire par l'élimina-
tion des solos qui sont l'élément le plus criard de la privante
cl (In jirivilège. {A '■ttirrr.) A. (Iabkkt.
J.e Gérant : A. (îAlJKKT.
;.'>'ir. NJIZETTE ET C'e, 8, RUli CAMPAXiNK-l", PARIS.
DEUXIEME ANNÉE N»5 15' MAI 1899
L'AVENIR
DE LA
MUSIQUE SAGRKE
b-OMMAinK.
A propos d'Uiiité 65
Les Temps et les Pieds rythmiques 69
Réponses à deux Questions 74
Chronique musicale religieuse 79
A PROPOS D UNITÉ
Un chanoine de l'Ouest nous a écrit, à la date du 12 avril :
Monsieur le Chanoine,
Je ne sais qui a eu l'obligeance de m'envoyer le numéro de mars Je
votre revue V Avenir de la Musique Sacré-:. Je l'ai lu, et jai le reg et de
devoir vous le retourner. Je ne puis souscrire aux doctrines qui y sont
enseignées; et, selon ma pensée, vous faites œuvre de division dans
cette grande entreprise de la restauration du chant liturf^ique : mieux
vaudrait viser à l'unité et marcher la main dans la main par la même
voie.
M. Iloudard est un homme de grand esprit peut-être, et ses travaux
sont d'un érudit et d'un chercheur. Mais, pour moi, ils entrent à peine
en lij.'ne de comparaison avec ceux des Bénédictins. M. Iloudard me
fait l'efTet d'un homme seul suivi d'une poignée d'adhérents; tandis
que les Bénédictins sont légion, et la légion s'accroît de jour en jour.
Ce qui attire irrésistiblement après eux, ce sont les résultats obtenus.
Avec leur édition, leur interprétation des textes et leur méthode
d'exécution, on chante comme on prie, et on prie selon la foi et
l'amour dont l'âme est pénétrée. Je défie toute autre manière de chan-
()f l'avenir de la musique sacrée
ter les mélodies grégoriennes, de mieux traduire la prière ou la
louan;,'e.
Pardonnez-moi, monsieur le Chanoine, si mon jugement personnel,
auquel, certes, je n'atlriljue aucune infaillibilité, n'a pas l'avantage de
vous agréer; je n'en suis pas moins votre très humble et très respec-
tueux serviteur.
Z, chanoine, etc.
Voilà un « jugement personnel » qui tend à devenir senti-
ment collectif en bien des pays de France : il est à propos de
le soumettre à la discussion sous certains aspects. Faisons
quelques réflexions accessoires avant d'entrer dans le vif du
sujet.
a) Le renvoi d'un numéro de revue est chose trop facile,
trop à la portée de n'importe qui, pour avoir force d'argument.
Quanta nous, les revues que nousrecevons le plus volontiers
sont celles qui pensent autrement que nous : car ce sont
celles-là qui nous font envisager tous les côtés des questions,
celles-là aussi qui nous apprennent la circonspection et la
défiance de nos propres lumières.
è) Pourquoi nous objecter M. Boudard avec tant d'insis-
tance? A-t-on lu quelque part que nous ayons réellement
pris parti pour son système? Avons-nous fait jusqu'à ce jour
autre chose que de signaler de temps en temps et très impar-
tialement ses remar(|uables études et sa recherche sincère de
la vérité? Pour juger notre lîevue, il faudrait en lire plus d'un
numéro. Elle va partout, cher Confrère : vous en trouverez
facilement des collections dans votre entourage.
c) De même que le fait d'être « légion » n'a par lui-même
qu'une signification très relative, étant donné surtout lo degré
de culture musicale de notre clergé, de même le fait d'être
« seul » ou d'être dit tel n'a pas en soi la portée que semble
lui donner notre correspondant. Galilée fut seul; Denis Papin
fut seul; Parmentier fut seul; Pasteur fui seul : tous cessè-
rent de l'être. Dom l'olbier fut seul : il est « légion ».
cl) Que penser de la phrase ; « Je délie toute autre ma-
nière, etc., de mieux traduire, etc. »? Pure afl'airc de goût
personnel. Or si notre correspondant avait lu notre numéro
d'avril, il y aurait vu, pageGi, que des goûts et des couleurs
nous ne disputons pas.
Ceci dit. abordons enfin notre sujet et enfourchons le grand
cheval de bataille : V uniir.
Ah! cher monsieur le Chanoine, quelle belle occasion, vous
l'avemr de la musique sacrée 67
avez perdue de garder le silence ! Au lieu d'invoquer l'unité,
que ne parlez-vous plutôt de liberté ? Votre cause, assurément,
s'en porterait mieux.
Nous avons, pour la plupart, vous le savez, nos éditions
diocésaines que Rome tolère, que nos administrations locales
maintiennent, qui nous donnent notre pain quotidien de chant
liturgique. A côté de cela nous avons l'usage, également
toléré, de remplacer notre plain-chant par de la musique
quand il y a quelque raison de le faire. Nous nous permettons
même plus ou moins souvent de substituer plain-chant à
plain-chant, versions de manuscrits à versions modernes
écourtées, pièces dites archéologiques à pièces de valeur pra-
tique. Sur toutes ces libertés Rome semble fermer maternel-
lement les yeux: vous en usez, nous en usons (1), chacun
selon ses besoins, ses ressources et ses préférences.
Mais, apparemment, ces libertés vous déplaisent, ou du
moins vous semblez ne goûter que votre propre manière de
les pratiquer. Et pour tenter de convertir ceux qui peut-être
sentent autrement que vous, vous criez : Vive l'unité !
Eh bien ! soit : ^nve Viinité^ monsieur le Chanoine !
Mais vive l'unité vraie, l'unité légitime, l'unité qui émane
des directions de V autorité. C'est la seule qu'il soit vraiment
permis de réclamer, la seule qu'on ait le droit d'imposer à
nos consciences.
Or cette unité n'est point un mythe : l'Eglise y tend avec
prudence et sagesse, mais avec force et constance. Essayons
d'en dire encore quelques mots comme au hasard de la plume,
en rappelant des principes et des faits que font trop facile-
ment oublier et certaines tendances semi-gallicanes encore
mal éteintes, et certaines discussions artistiques souvent
étroites autant que partiales, et certaines préoccupations mer-
cantiles toujours mauvaises conseillères. Nous avouons d'ail-
leurs que nous ne dirons aucunes choses nouvelles, mais seu-
lement des choses qu'on n'a peut-être pas assez dites, qu'où
semble même ne plus guère oser dire...
Et d'abord remarquons bien que l'Eglise aie droit absolu
et total de régler les conditions du chant liturgique, parce
1. On en use inôine à Rome : La Tribune de Saint-Geroais {n° d'avril
1899, p. 93) et la Renucdu Chant Grégorien de Grenoble (n" d'avril 1899,
pp. 175 et 176) prennent soin de nous renseigner là-dessus.
68 l'a^'Enir de la musique sacrée
que l'Eglise est maîtresse chez elle. Il faut poser cela en prin-
cipe fondamental. Et ce principe-là est de toute évidence : il
n'a besoin ni de preuves ni de démonstrations.
Or, son droit, l'Eglise l'a toujours revendiqué, toujours
exercé : ///?/s ou moins, selon les besoins des temps; mais,
encore une fois, toujours. Sa sollicitude vis-à-vis du chant
liturgique a même semblé, depuis le Concile de Trente, se
manifester d'une façon plus précise, plus spécialement adap-
tée aux exigences modernes. Enfin, au cours de ces trente
dernières années, les intentions et les volontés de l'Eglise se
sont traduites de la manière la plus claire, la plus détaillée, la
plus circonstanciée.
Nous trouvons ces intentions et ces volontés exprimées
principalement dans quatre actes officiels, soit deux brefs
et deux décrets : a) le Bref de Pie IX Qui choricis du
30 mai 1873 ; b) le liref de Léon XIII Sacrorum conccnlimm
du 45 novembre 4878; c) le Décret Romanoi'um Pontificum
promulgué par la Sacrée Congrégation des Rites le
26 avril 4883; fi^) le Décret Q;<or/ 6\ Augitstinus promulgué
par la même Congrégation le 7 juillet 4894.
Il est impossible de méconnaître la portée de ces quatre actes
ofTicicls si l'on observe attentivement les idées générales qui
se dégagent de leurs textes, les circonstances qui les ont
motivés, et aussi d'autres actes plus ou moins officiels qui en
ont été le commentaire pratique.
I. Idées générales qui se dégagent des Brefs cl des Décrels.
L'idée qui prime toutes les autres es-t précisément celle de
Vunitéh réaliser autour de l'Edition reconnue et recommandée
par Rome.
Dans le Bref Qui choricis nous lisons : Atque adeo hanc
ipsam dicti Gradualis Romani edilioiicin... Reverendissimis
locorum Ordinariis iisque omnibu<, quibiis tnusices sacrœ
cura est, magno opère comnieadamus; co vel magis, quod
stt Nobis tnaxime in volts, ut cum in cseteris quœ ad sacram
Liturgiam pertinent, tmn etiam in cantu, una, c midis in
locis ac Diœcesibus, eademquc ratio servetitr, qua Ro?nana
utitur Ecclesia.
Dans le Bref Sacrorum coîiccntuum nous lisons : Itaque
viemoraiam editionem... probamiis, atque aulhcnticam devla-
ramiis. Rêver endissimisque locorum Ordijwriis, cœlerisque
quibu^ Musices sacrœ cura est, vehementer commendamus\
id potissimum spec tantes, ut sic cunctis in lacis ac Diœce-
l'avenir de la musiquk sacrée 69
sibus, cum in cœteris qupe ad sacram Liturgiam pertinent,
tum etiam in cantu, una eademque raùo servetur, qua
Bomana utitur Ecclesia.
Le premier texte est de Pic IX, le second de Léon XIIL
Les Papes se succèdent, les idées leur survivent. Dans les
deux textes nous trouvons les mêmes mots : Ctinctis in locis
ac Diœcesibus... Una... Eademque ratio SERVETURjÇ^î^a Romana
utitur Ecclesia. C'est là le vœu qui domine tous les vœux :
Maxime in votis... Id potissimiim spectanfes. Et ces vœux ne
sontpoint abstraits, et V unité ambitionnée n'est point limitée
à la théorie: le tout vise une édition bien spécifiée : Hanc
ipsam editionem.. . Memorafam editionem.
Et les textes ci-dessus sont très particulièrement remis en
lumière dans les deux Décrets Romanorum Pontificum et
Qiiod S. Augustinus.
On le voit : il existe une Edition de chant liturgique appar-
tenant en propre à l'Eglise romaine, approïivée et reconnue
authentique par Elle, par Elle aussi vivement recommandée
aux Révéreîidissimes Evêques et à tous ceux qui doivent pren-
dre soin de la musique sacrée; et c'est vers cette Edition, que
les exhortations les plus pressantes de l'Eglise orientent la
question si vitale de l'unité, afin que dans le chant, comme
dans le reste de la liturgie sacrée, on suive dans tous les lieux
et dans tous les diocèses une seule et même pratique, celle de
l'Eglise romaine.
{A suivre.) A. Gaberï.
LES TEMPS ET LES PIEDS RYTHMIQUES
D'après les diverses définitions que nous ont laissées les
Anciens, l'objet du rythme musical est la division du temps
en parties distinctes et coordonnées entre elles. Ces fractions
du temps, pendant lequel se produisent les sons de la
mélodie, portent elles-mêmes le nom de temps, xp^vo-., et en
se combinant forment les pieds.
« Le rythme est donc un assemblage rapide de temps et
de pieds, que divise l'arsis et la Ihésis. Rythmus est pediim
temporumque junctura velox, divisa in arsitn et thesim. »
(iVIar, Victor : Art. gram., I, éd. Teubuer, p. 41.)
L'expression rapide employée ici par Marius Victorinus
indique que celte succession des temps doit être assez rap-
70 l'avhmr de la musique sacrée
prochée : car, comme l'explique saint Augustin, si Tinter-
valle qui les sépare était trop considérable, la proportion
rythmique ne serait plus perceptible à nos sens. (De ?7iicsica,
I, 13.)
I. Les Temps.
Le mot temps, xp<>"^°=^. prend chez les Anciens différentes
dénominations suivant qu'il s'applique à tel ou tel genre de
durée.
Nous avons déjà parlé du temps premier ou tc^ixiw. C'est
le temps le plus petit, pris comme unité rythmique dans un
mouvement donné. Par lui-même il n'admet pas de divi-
sions, et sa durée une fois fixée sert de mesure à tous les
temps qui suivent.
En multipliant le temps premier, on obtient des temps
doubles, triples ou quadruples, qui prennent alors le nom de
disimes, trisimes, ti-trasimes. D'après Aristide Quintilien, le
temps rythmique n'allait pas au delà de cette grandeur, afin
de correspondre à la division mélodique du ton qui ne peut
se résoudre en plus de quatre diésis ou quarts de ton. {De
tnusica, 1; Meibom., p. 33.) Saint Augustin dit aussi que le
nombre quaternaire doit être le terme de la progression
rythmique. {De musica, I, 12.)
On trouve cependant dans l'Anonyme de Hellermann
(Vincent, Notices, p. 49) un signe de durée correspondant à
une longue de cinq temps; mais cette longue ne pouvait
être employée que dans le genre péonique, moins répandu
que les autres, et nous n'en trouvons aucun exemple dans
les pieds rythmiques énumérés par Aristide Quintilien,
Marius Victorinus et autres théoriciens, où le temps le plus
long ne renferme que quatre temps premiers. « Le temps
long monoch/one, dit également Martianus Capella, peut
valoir deux, trois ou quatre temps brefs. » {Ap. Methom.,
p. 194.)
Il s agit ici du temps qu'Aristoxène nomme incomposé et
qui ne correspond qu'à un seul son, une seule syllabe ou un
seul gesle, quelle qu'en soit la durée; tandis qu'il appelle
composé tout intervalle de temps occupé par plusieurs sons,
syllabes ou gestes. {Elément, rijthmic, ap. Westpholl.p. 31.)
Le môme espace de temps était donc composé ou incomposé,
suivant qu'il était continu ou divisé. Il en était ainsi des
intervalles mélodiques, de la quarto par exemple, qui était
incontposée, si l'on faisait entendre en succession les deu.\
l'avenir de la musique sacrée 71
sons extrêmes, et composée, quand on y intercalait un ou
plusieurs sons intermédiaires. (Aristox., Elément, har mon.,
ap. Moibom., p. 60.)
Il y avait par conséquent des temps de différente valeur ;
mais tous n'étaient pas reçus par la rythmopée, qui n'admet-
tait que les temps rythmiques et les temps ryfhmoïdes.
Les temps rythmiques, ou conformes au rythme, étaient
ceux qui gardaient un ordre rationnel, tel que leurs durées
fussent entre elles dans le rapport égal, double, sesquialtèie
ou autre semblable, comme 1:1, 1 : 2 ou 2 : 3. (Arist. Quint.),
Meib.,p. 33.) On leur donnait aussi le nom de temps joodiç^î^ei-,
parce que leur grandeur équivalait à celle d'une des parties
du pied, — c'est-à-dire à une arsis ou à une thésis, — soit
même à l'étenduo d'un pied simple, comme dans la dipodie
et dans les pieds composés, où l'on plaçait un pied au levé et
l'autre au frappé. {Psellus, 8, Westph., p. 38.) Mais toujours
ils devaient correspondre à un multiple entier du tenij)s pre-
mier, tel que 2, 3, 4.
Les temps arythmiques, ou contraires au rythme, étaient
ceux qui se succédaient sans ordre ni proportion.
Enfin, les temps rythmoïdcs, ou ayant l'apparence du
rythme, tenaient le milieu entre les deux précédents. Tout
on gardant une certaine proportion, ils avaient quelque chose
d'irrégulier et de désordonné. (Arist. Quint., loc. cit.)
Tous les temps plus grands ou plus petits que les tcm[)s
rythmiques, c'est-à-dire dont la durée équivalait à un nom-
bre fractionnaire, rentraient dans cette catégorie. (P.sellus,
loc. cit.)
Leur effet était d'accélérer ou de ralentir le rythme. Aussi
les appelait-on (TTpoyyijXot (arrondis), quand, par leur brièveté,
ils précipitaient le mouvement, et TrepîTrXew (surabondants),
quand ils le retardaient par leur pesanteur. (Arist. Quint.,
loc. cit.)
(iCS sortes de temps étaient désignés sous le nom géné-
rique à' irrationnels. « Le temps irrationnel, dit Bacchius,
tient le milieu entre le temps long et le temps bref (c'est-à-
dire vaut un temps et demi). Gomme la quantité dont il est
plus petit ou plus grand que ceux-ci ne peut être évaluée
d'une manière exacte, on l'appelle irrationnel. » {Inlrod. art.
mime, ap. Meibom., p. 23.)
C'était le cas toutes les fois que des ïambes ou des tro-
chées se trouvaient associés à une série dactylique; la brève
72 l'avenir de la musique sacrée
de l'ïambe ou du trochée était allongée d'un demi-temps
pour s'adapter au mouvement rythmique. « Car lo rythme
donne au temps l'extension qu'il lui plaît, jusqu'à faire bien
souvent d'un temps bref un temps long. » {Lonr/in. ad
Hephœst.^ ap. Westph., p. 43.)
« Le rythme, dit encore Marins Victorinus, prolonge les
temps à son gré : non seulement il augmente la durée du
temps bref, mais il diminue celle du temps long. » {Art.
gram., p. 42.) Cette abréviation des longues avaitlieu chaque
fois qu'un spondée se trouvait intercalé dansuti rythme ïam-
bique; la longue du spondée ne valait plus alors qu'un temps
et demi. De même la longue du dactyle et de l'anapeste per-
dait de sa valeur, quand ces pieds étaient mélangés à des tro-
chées ou à des ïambes dont ils ne différaient presque plus en
durée. Ils prenaient alors le nom de cycliques ou roulants
(Dionys, Compos. vcrb., 47, 20.)
{\c. mélange de temps rythmiques et de temps irrationnels
était admis par la rythmopée, comme l'affirme Aristoxène :
« Chacun des pieds, dit-il, est déterminé soit par un rapport
rationnel, soit par une irrationnalitê qui est intermédiaire
entre deux rapports rationnels. » [Westph., p. H4.) Cette
association ne changeait pas le caractère du rythme, mais
produisait seulement l'effet d'un ritenuto ou d'un stringendo
dans nos mesures modernes.
Les rythmiciens employaient donc des brèves prolongées
et des longues soit abrégées, soit augmentées d'un demi-
temps. « La syllabe rythmique, dit Priscien, peut valoir un
temps, deux temps et même un temps et demi, deux temps et
demi ou trois temps. » (Vincent, Notices, p. 461.) Mais n'ad-
mettaient-ils pas aussi des brèves plus petites que la brève
ordinaire, c'est-à-dire valant un demi-fomps?
IJien qu'au premier abord l'indivisibilité du temps premier
semble s'y opposer, dès lors que l'on ixç.cQ\i\&\iV irrationnalitê
des longues qui ne représentaient plus nn multiple exact du
temps premier, mais seulement une expression fractionnaire,
on devait forcément en arriver à admettre cette division de la
brève en intervalles plus petits. Elle correspondait d'ailleurs
au fractionnement du demi -ton en deux diésis dans V enhar-
monique. Et aussi voyons-nous plusieurs auteurs mentionner
ces sortes de semi-brèves.
Marius Victorinus s'exprime ainsi à ce sujet : « Les musi-
ciens qui, dans les modulations rythmiques et dans les chants
l'avenir de la musiqub sacrék 73
lyriques, soumettent les syllabes à l'arbitre des temps, pro-
duisent, en proloneceant la durée de l'émission, des syllabes
plus longues que les longues ordinaires et, en la restreignant,
d'autres plus brèves que les brèves. Musici tam longis lon-
gioî'e.'i quambreviores brevibus proferunt. » [Art.gram.,^. 39.)
Denys d'Ilalicariiasse parle également de ces brèves de plus
petite ànvéQ Comp. verb., 15), et l'on croit en avoir retrouvé
l'emploi dans l'inscription musicale Ae 'ïvqWq^. [Bulletin de
Correspondance hellénique, 1895, p. 367, note.) Aristoxène
dit d'ailleurs que la rylhmopée introduit dans les rythmes
une grande variété de divisions accidentelles, autres que les
divisions fixes et permanentes produites parl'arsisetla thésis
{Westph.,^.U).
Aux temps que nous avons énumérés, il faut ajouter celui
que les Anciens appelaient temps î^zc^e ou silence. «Le rythme,
dit l'Anonyme de lîollermann, se compose de l'arsis et de la
1hcsis,et du temps que quelques-uns appellent temps vide. »
(Vincent, Notices, p. 49.) « Le temps vide, suivant Aristide
Quintilien, est celui qui n'est occupé par aucun son; il sert à
compléter le rythme. » {Meibom., p. 40.)
Comme l'enseigne saint Augustin, quand par l'assemblage
des pieds on n'obtenait pas un rythme régulier, on intercalait
des silences plus ou moins longs, suivant que l'exigeait la
nature du rythme et des pieds employés. {De musica, lïl, 8,
et IV, 13, 14, 15.)
Aristide Quintilien ne mentionne que les silences de un et
de deux temps; mais saint Augustin en admet de trois et de
quatre temps, et l'Anonyme de Bellermann donne autant de
signes de silence que de signes de durée pour les notes. (Vin-
cent, Notices, p. 49.)
On voit par ce qui précède que le mot temps avait chez les
musiciens de l'Antiquité une signification beaucoup plus
étendue que chez les modernes, puisqu'il s'appliquait à plu-
sieurs espèces de durées fort différentes, tandis qu'aujour-
d'hui il indique seulement les divisions fixes de la mesure et
correspond à ce que quelques auteurs appelaient temps /)0f//-
ques.
{A suivre.) J. Du poux.
74 l'avenir de la musique sacrée
RÉPONSES A DEUX QUESTIONS
Ld publication de V Appendice que je viens de faire paraître
m'a valu une quantité de lettres émanées de personnalités
bien différentes mais qui toutes s'intéressent d'une façon quel-
conque à la cause de la restauration de la musique dite gré-
gorienne.
Bien qu'ayant répondu à chacune d'elles en particulier,
j'ai dû, pour m'éviter des redites fastidieuses, réserver un
certain nombre de questions d'intérêt général en priant mes
honorés correspondants de suivre dans les revues spéciales
la discussion complémentaire.
l
Dans 91 pour 400 des lettres reçues se trouve cette question:
« Quand puhlierezvoiis votre traduclion du manuscrit de
Saint- Gall? »
J'ai d'abord renvoyé mes correspondants à la note 1,
page 330 de mon Appendice \ mais les mots adhésions for-
melles ayant été compris dans le sens de souscriptions, je
m'c^mpressc de prévenir mes nouveaux lecteurs que ce côté
mercantile n'a jamais été mon objectif et (jue ipa,r adhésions
j'entendais : conversions à ma religion scientitique, ou pour
employer un langage moins prétentieux : reconnaissance for-
melle du hien fondé de ma théorie par ceux dont f ambitionne
le suffrage éclairé.
Je ne publierai donc rien, quant à présent, et je demande
la permission de rester juge du moment opportun où je pour-
rai livrer ces traductions au public.
Aurais-je même en mains ces adhésions désirées que j'hé-
siterais encore à faire la publication que l'on réclame, et ce,
pour une simple raison de convenance vis-à-vis du Saint-
Siège.
Le Saint-Siège, en eiïet, tolère, dans tout diocèse, la con-
servation de l'Edition en usage antérieurement au Décret du
26 avril 1883. Mais, par contre, dans le môme Décret et dans
celui du 7 juillet 1804,1a Sacrée Congrégation des Rites exhorte
très vivement les diocèses à adopter l'Edition dite officielle
(en l'espèce l'Edition publiée à lïatisbonne sous les auspices
du Saint-Siège et par les soins de ladite Congrégation), dans
l'avenir dk la musique sacrék 78
le casd'une mise à l'écart de leur édition usuelle. Elle va môme
jusqu'à qualifier de « souverainement indigne et blâmable » le
choix et Tadoption de toute autre que l'Edition déclarée au-
thentique par le Saint-Siège.
En droit strict, mon Edition n'a pas à voir le jour, sinon au
point de vue archrulogiqne; et la did'usion de V Edition Béné-
dictine ne produit rien moins qu'une sorte de schisme, puisque
strictement aucun diocèse n'a le droit de l'adopter. Un bref
célèbre, émané de Rome, et que l'on paraît cacher soigneuse-
ment, a exposé une fois de plus ce fait d'une façon catégo-
rique.
(-haque diocèse a le droit d'amender son Edition usuelle, et
c'est là qu'est la vraie voie à suivre en vue d'une restauration
pratique, sans viser à l'unité, difficile à obtenir; mais aucun
n'a le droit de mettre à l'écart son édition usuelle pour adopter
l'h^dition Bénédictine, ou la mienne, ou toute autre qu'il est
superflu de dénommer plus clairement.
Lorsque quelques correspondants m'écrivent, sur un ton
passablement aigre, que je fais une œuvre de division, que je
suis coupable de n'être pas de l'avis des Révérends Pères de
Solesmes,que je devrais {[) m'unir à eux pour achever leur œu-
vre en la prônant comme belle puisque sa diffusion prouve sa
validité, etc., je réponds que je ne m'occupe pas do savoir si
celte œuvre est belle, mais simplement si elle est vraie,
PUISQUE on nous l'a toujours présentée comme le chant tradi-
tionnel de saint Grégoire. Or, cette œuvre est fausse et j'ai
le droit, en musicien et en archéologue, de rechercher celle
qui doit lui être substituée archéologiquement.
S'il y a division, elle est le fait de Solesmes. On peut le
regretter.
Mais s'il faut dire toute ma ponsée, j'ajouterai qu à part
moi je l'absous en considération du pas immense que ses
efforts ont fait faire aux études plain-chantales.
On sait aujourd'hui, grâce à celte école, que la mélodie
grégorienne est autre chose' qu'une œuvre de barbares. C'est
beaucoup, mais ce n'est pas tout, hélas! Tant s'en faut.
il
La seconde question, la plus souvent renouvelée, peut se
formuler :
I. « Division », « coui»iibln », « devrais», etc., clc. Diîcidéiiicnt c'est
la lacli(]uo : on cciità M. llou(lin<l connue à nous, comme à ccitains
76 l'avknir de la musique sacrée
« En quoi votre rythme libre difï^re-t-il tant de celui du
R. P. Dom Pothier, et en quoi le rythme libre dit oratoire
est-il donc si inadmissible théoriquement? »
\° Mon rythme libre diffère de celui de Dom Pothier comme
le jour diffère de la nuit. Jl suffit de jeter les yeux sur une
pièce musicale traduite dans chaque système d'interprétation
de la notation neumatique. \oir par exemple l'Alleluia «Jas-
tus germinabit ^.^age 21 6 de mon ouvrage le Rijthmedu chant
dit grégorien, et rapprocher la version bénédictine traduite
en notation moderne publiée dans la Revue encyclopédique
Larousse, n° du 17 avril 1897.
2° Pour démontrer que le Rythme oratoire du Révérend
Père est inadmissible théoriquement, il n'est besoin que do
citer son ouvrage les Mélodies grégoriennes et de lui opposer
quelques textes.
Nous lisons p. 184 (Ed. 1881 petit in-8"}, 4" alinéa : « Nom
voxjons... Sans doute il y a dans le plain-chant, toi qu'il doit
être exécuté, des notes plus longues et d'autres plus brèves, des
notes plus fortes et d'autres plus faibles; mais ce qu'il y a sur-
tout, ce sont des notes liées et d'autres détachées. »
Voilà donc, bien établis, affirmativement, l'élasticité de la
durée des notes, le vague fondamental de leur durée respec-
tive d'après certaines règles de position sorties tout entières,
ou peu s'en faut, du cerveau des Révérends Pères; règles qui
les ont entraînés à arranger la notation en groupant les for-
mules rythmiques selon la nécessité de la règle à leur appli-
quer, c'est à-dire en les entrecoupant de blancs et de barres de
respiration nécessaires pour établir le bien fondé de la règle
fixée a priori. Or, rien de tout cela n'existe dans les neumes,
et on chantait sur les neumes purs! De plus, les blancs indi-
cateurs de repos plus ou moins lon^s rompent la mélodie en
en faisant quelque chose d'informe musicalement, et les
barres de respiration sont souvent très mal placées en cou-
pant à faux la mélodie. Enfin, au vague fondamental de la
durée des notes, on peut opposer ce texte de Guy d'Are//:o :
Alix voces ab aliis mondam duplo longiorem vel duplo
breviorf7n aut trcinulain habeant (1).
Donc les notes se différencient entre elles par une durée
amis que nous pourrions citer, on un motconinio à tous ceux qui so
tiennent en dehors dos sectes et des coteries. {Nott^ de la liOdactiou).
1. Microl.. XV, 2.
l'avenir de la musique sacrée 7T
proportionnelle certaine de longue à brève comme 2 est à 1
dans le rapport prosodique connu.
C'est donc d'après l'enseignement de Solesmes « quil y a
dans le chant tel qu'il doit ètke exécuté (1) des notes plus
longues, d'autres plus brèves, etc. » et non d'après l'ensei-
gnement ancien. Complétons par d'autres citations, tirées des
Mélodies grégoriennes^ qui nous montreront le parti pris bien
évident de ne pas vouloir tenir compte des enseignements
contraires au rythme oratoire : «U faudra donc observer {2)la
coupe régulière des chants — telle que nous l'avons opérée,
auraient dû ajouter les éditeurs — sans pour cela donner aux
mélodies grégoriennes une mesure fondée sur une durée pro-
portionnelle des notes... »
C'est Beriion d'Auge (-j- 1045) qui réfute Dom Polhier, en
disant : « Pervigili observandum est cura, ut attendas in neu-
mis, ubi ratae sonorum morulse breviores, ubi vero sint
metiendse productiores. .. ; » et plus loin : « Idcirco ut inmelro
cerla pedum dimensione contexitur versus, ita apta et concor-
dabili brevium et longorum sonorum copulatione componititr
cantus... »
Si j'ajoute qu'au début du même chapitre (le XIIP) nous
lisons (3) : « Il ij a deux sortes de proportions , par conséquent
deux sortes de rythme. Si la proportion est établie sur des
bases rigoureuses et immuables, comme dans les vers, le
rythme est mesuré; si la proportion nest déterminée que par
l'instinct naturel de l'oreille, comme dans le discours, le rythme
est libre. »
On vient de voir par Bernon d'Auge qu'il n'est pas question
« d'instinct naturel de foreille », bien au contraire; et pour
montrer qu'il n'est pas un isolé en s'exprimant comme il le
fait, citons ses confrères. C'est Guy d'Arezzo (4) qui écrit:
« Sicque opus est ut quasi mctincis pcdibus cantilena plau-
datur ... »; et plus loin : « Non autem parva similitudo est
metris et cantibus, cum et neumœ loco sint pedum et distinc-
tiones loco versuum, utpote ista neuma dactylico. illa vero
spondaico, illa iambico métro decurreret... »
1. Certain défenseur de la méthode bénédictine fera bien de méditer
toutes ses affirmations répétées avant d'opposer aux adversaires de
ladite méthode que leur système ne repose que sur leur affirmalion.
2. V. Mél. grég., p. 213, même édition.
3. P. 167.
4. Que le Révérend Père couvre de fleurs, p. 200.
78 l'avenir de la musique sacrél
Prendrons-nous le pseudo-Hucbald : « Item brcvia quxque
impcditiosiora non sint, quam conveniat brevibus. Veriim
omnia longa œqualiter longa, hrevhim par sit brccitas...
Omnia qux diu ad ea qiue non din, legitimis inter se inorulis
numerose concurrant . » — « Sic ilaque numerose canere est
longis brevibusque so/iis ratas mondas metiri ...»
Le rythme dn chant grégorien est astreint, ce semble, à
une mesure certaine,, et les quinze pages des Mélodies grégo-
?'ienn es tenùimt à démontrer que le rythme oratoire essen-
tiellement libre est celui qui lui est applicable, sont maniles-
tement contraires à l'enseignement ancien, malgré la haute
autorité du promoteur du fameux rythme.
11 reste donc acquis: 1° que chaque neume est une formule
rytiimique constituée par des notes qui sont longues ou
brèves dans un rapport mathématique, comme l'est, dans un
autre ordre de faits, un pied métrique pris comme terme de
comparaison pédagogique ; 2° que ce neume-pied est l'unité
de mesure du rythme ; 3" que le rythme général de la mélodie
n'est libre qu'entant que les membres do phrase ne sont pas
soumis à une longueur fixe déterminée, comme l'est un vers
par exemple, attendu que Guy d'Arezzo le sj)écifie formelle-
ment : « Proponatquc sibi miisicus qtiibus ex his divisionibus
incedenlem faciat cantum^ siciU metricus quibtts pedibus
faciat versnm, nisi qijod mlsicls ^0N se tanta lkgks necessitate
CONSTRLNfilT, QTIA IN OMMIîUS SE W.VS. ARS IN VOCUM DLSPOSITIONE
RATI0NAB1LI VARIETATE WISCKRI PERiMlTTIT. . . Simt VerO QUasi
prosaici cantus in quibus non est citr<v si ali,v majores
ait,'/' minores partes et distinc/io ies p< r loca sine discretione
invenianiur more prosarum. »
Mais rien ne prévaut toutefois contre ce fait que chaque
neume est une formule rythmique qui joue dans la musique
le rôle du pied ilans le verset que ce neume est lunité de
mesure du rythme grégorien comme nos temps rylhmi-
([ucs sont les unités de mesure dans notre musique moderne.
Va si l'on veut une confirmation éclatante do mon prin-
cipe UN NEUME 1= UN TEMPS RYTIIMlQlli; MODERNE, principe
que j'ai tiré de déductions en déductions de l'analyse de
tous les textes théoriques connus actuollement, je citerai
cette simple phrase d'un compilateur peu cofnnu du xi'siècle (1 ):
1. Joiinncs, presbyter. Mail. bib. diiMonl-Cassin, anii. 318, anc. 371,
dans Ad. de la Fage : Essais de diphtf^rographio musicalo, p. 392 et
suiv.
l'avenik de la musique sacrée 79
« Voscantoresqui vultisscire vias neumarum et vultis inqui-
rere ars musicorum, videatiir q uomodo dividantiir neumarum
chordium et quoiviodo piiRGUNï per .equalitatkm quoniam o.mnes
NECM^ iEQUALiTER PERGUNT, sed tamcn mclodia cantorum ponunt
qualiter brevis qualiter lunga qualiter una chorda^ qualiter
duo', qualiter très... quatuor... quinque... sex, etenim in una
neuma nomine . » (Sic.)
Ainsi donc, voilà, dans un latin assez peu châtié, ma théorie
pleinement confirmée. Les neumes peuvent avoir jusqu'à six
notes groupées en une seule figure rythmique et tous les
neumes sont égaux. Confirmation absolue du principe du
micrologue de Guy d'Arezzo : Unus, duo vel très (soni)
aptantur in syllabas, ipsreque salée (I, 2, 3) vel duplicatœ
(2, 4, 6 sons) neumam constituunt »
J'ai étendu jusqu'à huit sons la possibilité de groupement
parce que je trouve dans les manuscrits des groupes de huit
sons; mais j'ai fait néanmoins une réserve à ce sujet dans
mon grand ouvrage. (V. Nota de la page 160.)
Je pense que désormais on peut considérer la discussion
comme close, et close en ma faveur.
Nous avons donc une base scientifique solide pour parler
« restauration »,
Nous étudierons alors un jour ce qu'il conviendrait de
faire pour la pratique maintenant que le côté théorique est
élucidé. G. Houdard.
CHRONIQUE MUSICALE RELIGIEUSE
M. Guilmant, l'organiste compositeur dont on connaît le talent, a
coinnieuc('! la série de ses concerts d'orgue et orchestre avec otiœurs.
La soixante dix-huitièiue cantate de Bach a été exécutée avec une
fort bonne interprétation due, pour les soli!-tes,^i M°'<' Lovano, dont la
voix est fort juste, M"'' Passama, M. Engel, qui répare, grâce à
beaucoup d'art, les irréparables outrages faits à sa voix par une
longue et brillante canière, et l'immuable M. Auguez.
Dans des airs de Ha-ndel, M"« Passama s'est montrée très bonne
musicienne ; mais sa voix sonnait assez mal dans ce grand vaisseau du
Trocadéro. Oe même, le violon de M. Herwegh était insuffisant dans
celte salle, faite pour des orphéons plus que pour des instrumentistes
ou des chanteurs interprétant des soli.
Los chœurs étaient ceux de Saint-Gcrvais. Dans la cantate de Bach,
ils ont été excellents et à la hauteur de leur réputation, ainsi que
dans un choral de la Passion, de Bach : mais, chargés de chanter aussi
un Ave Maria de Palestrina et un motet de Schùlz, ils ont été (et ici
nous donnons l'opinion de notre confrère, le Monde Musical) « faibles»
dans l'un, et dans l'autre « détestables ».
M. Ciuilmant joua dans ce concert une sonate et un concerto en
véritable maître.
80 l'avenir de la musique sacrée
Le second concert (3 mai) fut consacré en grande partie à C. Franck
Dans la 2" Bcat/itiifle, les chœurs et l'orchestre ont été dignes d'éloges.
De même dans plusieurs chœurs de Kranck : Domine non secundinn,
Dcxlcra Domini, peu connus et d'une admirable beauté.
M°" Jeanne Raunay a chanlé avec un grand style, mais d'une voix
qui manquait un peu de justesse, la Prière d'Elisabeth, du Tannhœuser,
et le superbe air de la Prise de Troie.
Le violon de M. Viardot ne s'ent^.ndait guère dans l'immense salle.
L'œuvre qu'a interprétée cet artiste était une Suite curieuse de Sinding.
i\J. Guilniant, dans des pièces d'orgue de Franck, a été, comme
toujours, irréprochable.
Ces deux concerts étaient dirigés par M. Gabriel Marie, un de nos
chefs d'orchestre les plus remarquables et les plus sympathiques.
Le 28 avril, l'Association des artistes musiciens a donné un très beau
concert dirigé par M. J. Danbé, ce maître que TOpéra-Comique a eu
l'inconcevable imprudence de laisser partir, et qui s'est affirmé une
fois de plus en conduisant les œuvres de Gluck et de Moreau, comme
un des plus grands kappehneisters de notre époque.
Au programme, des chœurs de Moreau, compositeur du temps de
Louis XIV, qui avait mis en musique Esther, la tragédie de Racine,
pour les demoiselles de SaintCyr.
Dans les soli, M"' Jane Ediat, de la Société des Concerts du Conser-
vatoire, nous a fait particulièrement plaisir par la pureté et la jus-
tesse de sa voix. Mais M"" Lovano n a pas du tout le registre qui con-
venait à la partie qui lui avait été attribuée dans cette œuvre. C'est
une Falcon qu'il aurait fallu, et M'"^ Eléonore Hlanc était tout indiquée
à M. Hordes, qui ne l'a pas compris.
L'ouverture de la Grotte de Fingal et celle d'Iphigénie ont été jouées
en perfection par le petit, mais délicieux orchestre que J. Danbé a su
grouper autour de sa magique baguette.
M.J.Thibaut joue d'une façoa charmante la romance de Beethoven
et la sixième sonate de Bach pour violon seul.
Dans deux mot'ts a capella, les chanteurs de Saint-Gorvais furent
applaudis unanimement, comme ils le méritaient.
Le concert se terminait par le dernier acte à'Arinide, qui est de
toute beauté. M'"" Lov tno était là dans son rôle de soprano; mais
M. Lubet chanta trop bas et M. Daraux trop haut. Comment M. IJordes,
qui avait choisi ce-s interprètes, ne s'est-il pas aperçu décela?
Pour terminer cette courte chronique, nous féliciterons la Société
des Concerts du Conservatoire de la superbe exécution de la géniale
Messe de Bach avec laquelle elle a clos la saison.
Nous ne reviendrons pas sur l'analyse d'un des monuments les plus
grandioses de l'art musical religieux et regretterons seulement des cou-
pures faites dans la partition de deux chœurs et d'un air de basse.
M'"' Landi a été tout à fait remarciuable comme contralto solo. .M. Taf-
fanel a magistralement dirigé les chœurs qui, éduqués par M. Samuel
Rousseau, un autre maître, se sont montrés excellents, et l'orchestre,
qui est toujours digne de sa réputation.
MM. Nadaud, Henncbains et Gillet comme solistes méritent une
mention spéciale. De même M. Guilmant, qui a accompli la tâche
niod(-stG et anonyme de la réalisation pour l'orgue de la basse cliilTrée
de Bar-h. Il l'a fait en artiste érudit et respectueux du document laissé
par « le père » de la musique religieuse.
Henuy Eymieu.
Le Gérant : A. GABERT.
:Mr. NJIZETTE ET C». 8, BUE CAMPAONE-1", PARIS.
DEUXIÈME ANNÉE N" 6 15 JUIN 1899
L'AVENIR
DE LA
MUSIQUE SAGRËE
SOMMAIHK.
A propos d'Unité (suite.) 81
La Culture musicale grégorienne 87-
Les Temps et les Pieds rytlimiquos (sv/t/c.) 91-
A PROPOS D'UNITÉ
(Suile.)
Une seconde idée générale qui se dégnge des susdits Brefs
et Décrets relatifs au plain-chant liturgique est Cflie do la
simpli fication des mélodies : celte simplification esc posée en
principe par l'Eglise et recherchée de parti pris, expressé-
ment, systématiijuement.
De nos jours, on le sait, il y a conflit entre le point de vue
scientifique ou archéologique et le point de vue pratique.
Les savants font des efforts désespérés « pour ramener le
chant grégorien à ce qui, d'après eux, était sa forme primi-
tive » — lit ad eam, quam ipsi pulant , prim.vvam coacjnituum
formam Gregorianiis cantu% rcducatur (1) — .Il est vrai qu'ils
sont à cent lieues de s'entendre et qu'avec une égale convic-
tion ils disent tour à tour blanc et noir sur les mêmes ques-
tions. Mais cela ne les arrête point. Et ils sont bien persuadés
qu'au jour où la science aura dit son dernier mot sur les
neumes et sur leur interprétation, le monde subira la magie
d'une forme d'art supérieure à toute autre, accessible à tous,
adéquate aux besoins et aux tendances esthétiques de tous les
temps.
1. Décret Romanorum Pontificum.
82 l'avenir de la musique sacrée
Hélas! chers maîtres, il est à craindre aa contraire ({ue le
dernier mot ne soit jamais dit, que la magie dont vous rêvez
ne s'impose jamais, que vos mélodies enguirlandées demeu-
rent à jamais incomprises de la majeure partie des fidèles, et
que les Interminables vocalises qui faisaient « les délices de
nos pères » restent à l'état de Ibi'mes démodées, vieillies,
décrépites. Ici revient à propos le mol déjà cité (1) d'un de
nos correspondanls : « Qui saura jamais comment on chan-
tait autrefois? f^t, le saurail-on, sommes-nous bien sûrs que
ce qui plaisait à nos pères peut satisfaire le goût et les aspi-
rations de nos contemporains? »
C'est })Ourquoi l'Eglise, toujours sage et prudente, sachant
bien d'une part qu'en la matière peu de choses sont absolu-
ment [ondées dans les affirmations des savants, sentant bien
d'autre part qu'à des temps nouveaux correspondent de nou-
veaux besoins, a voulu faire avant tout œuvre pvaliqup..
« Ainsi lorsque, selon les vœux du Concile de Trente, le pape
Pie IV chargea quelques cardinaux de la sainte Eglise romaine
de la réforme du chant liturgique, ces derniers firent tout ce
qui était en leur pouvoir pour le ramener à une i'ovme plus
appropriée et plus simple — ad aptiorem siiuplicioremque
formam — de telle sorte qu'il pût ôtre facilement ai)pris et
ado[)té par tous ceux qui s'adonnent au chant religieux, »
C'est là le texte môme du Décret Romanorum Ponti/icum.
Nous y lisons encore : « Le pape Paul V fit ensuite imprimer
àRome le Graduel Tonvdinum'àxrevisé et râ formé — emcndatum
atque reductum — et l'approuva par une lettre apostolique
en forme de Bref. » Il y est aussi question des règles très sar/es
— juxta recensitas prudentissimas normas — qui avaient été
tracées à Palestrina pour la revision du Graduel, et plus loin,
touchant l'Antiphonaire, de l'observation des règles déjà
établies — juxlapr;e dictas normas. — Et ces règles sont tou-
jours celles de la simplification.
En outre, le même Décret désapprouve la conduite de ceux
qui « ont paru ne pas tenir un compte suffisant des ordon-
nances du Siège Apostolique et de ses désirs maintes fois
manifestés que le chant grégorien prît partout la forme que
l'usage plein do prudence de l'Eglise romaine a sanctionnée »,
et qui ont « dédaigne la voie déjà sagement tracée » — post-
liabito hocjam sapi enter constituto tramite — pour en suivre
1. Numéro de février 1899, p. 20.
1
l'avenir de la musique sackée 83
une autre. Et enfin il proclame Cfue « la seule forme de chant
grégorien qui doive aujourd'hui être terme pour authenliijue
et légitime est celle qui a été approuvée et confirmée par
Paul V, conformément aux prescriptions du Concile de
Trente, par Pie IX, par N. T. S. P. le pape Léon Xlll et par
la Sacrée Congrégation des Rites. » Ei il s'agit toujours de
l'Edition appropriée et aimplifiée.
Dans le décret Qiiod S. Augustini/s nous lisons aussi des
locutions semblables. Ainsi il y est dit du Graduel qu'il fat
« soigneusement revisé et réduit à des modes p/ics simples »
— accura/e recogniliirn et ad simpliciores modos rcduclimi — ;
et, quelques lignes plus bas, il est question de la réforme du
chant liturgique accomplie « suivant les règles les plus pru-
dentes » — juxta prude ntissimas normas.
On le voit, sans cesse revient l'idée de simplification (1).
Et voilà pourquoi la lettre du chanoine Z que nous avons
insérée en tête de notre précédent numéro nous a paru sin-
gulièrement intempestive. Ce qu'en ell'et elle recommande
d'une façon générale et absolue, ce qu'elle semble vouloir
imposer à nos consciences, c'est une édition qui rejette le
principe de la simplification posé par l'Eglise et se base essen-
tiellement sur la simple recherche plus ou moins heureuse de
la versiondes anciens manuscrits. Et nous avonsdû protester.
1. Or donc, la chose est établie de toute évidence : le Sainl-Sicgc, à
la suite du Concile de Trente, a cru devoir adopter des mélodies sim-
plifiées et écourlccs : il en avait le droit; de notre temps le Saint-Siège
a cru devoir maintenir ces mêmes mélodies simjjliflées et écoiirtées : il
en avait le droit; — à l'archéologie incombe maintenant le devoir de
respecter semblable décision et d'obéir, sans s'arroger des droits dont
elle n'est pas investie.
Que disje, supposé — c'est absurde, vrai ment! mais enfin supposé —
que l'un ou l'autre .Souverain Pontife, rompant avec toutes les tradi-
tions du chant ecclésiastique, s'avisât d'adopter un syslèine tonal
entièrement nouveau et un livre de mélodies liturgiques entièrement
nouvelles composées là-dossus, pourrait on soutenir sérieusement que
ce Souverain Poiitii'e outrepasserait ses droits? et ses sujets seraient-
ils moins tenus d'obéir en cela à ses ordres ou de l'aider de leur con-
cours à réaliser son piojet s'il en exprimait le désir? Si le pape saint
Grégoire a donné à l'Eglise un chant voulu par lui, avec changement,
suppression, etc., de choses qui s'y trouvaient antérieurement,
sera-t-il moins permis à un de ses successeurs, Paul, Pie, Léon, n'im-
porte, de procurer à l'Eglise un chant tel que lui le désire, y compris
tels changements, suppressions, etc , qui lui semblent utiles?
(Abbé Lans, Di.i: ans après le Décret « Homanoruin Pontificum », pp. 36
et 37.)
84 l'avenir de la musique sacrée
En résumé, il existe une Edition officielle de chant liturgi-
que que l'Eglise, en vertu de son droit total et absolu, a fait
éclore du fonds ancien de son chant traditionnel par voie de
simplification et d'écourtage systématique, délibéré etmolivé.
Le motif a été de mettre le chant religieux à la portée du plus
grand nombre, de l'adapter aux besoins les plus généraux, de
le mieux conformer aux goûts et aux exigences modernes :
tout cela dans le but de tendre plus eflicacomcnt à l'unité
désirée par l'Eglise.
Cette Edition, ainsi mise au point, a été et reste oflicielle-
ment approuvée, reconnue authentique et vivement recom-
mandée.
Or, donc, cher monsieur le chanoine Z, et vous tous, chers
amis du chant sacré, si vous rêvez de limiter nos libertés
pour diriger nos pas vers une unité que nous souhaitons
autant que vous, c'est de l'Edition officielle qu'il faut vous
recommander, parce qu'elle a pour elle l'autorité, et partant
parce qu'elle est l'ordre, parce qu'elle est le salul.
Une troisième idée qui se dégage des Décrets, c'est celle
de Vobligation relative qui incombe à tous de se rallier à
l'Edition officielle.
Entendons-nous bien. L'Eglise romaine, connaissant les
dillicultés matérielles qui peuvent paralyser pour un temps
les meilleures volontés, n'a point donné un ordre formel à
chaque Eglise particulière d'adopter son Edition à un moment
déterminé. Ce qu'Elle pratique à l'heure présente, c'est un
mode constant de vives exhortations, sans obligation absolue.
Mais elle nous laisse néanmoins bien deviner sa pensée
intime; et celte pensée est claire comme le jour pour qui lit
les Décrets sans parti pris.
De bonne foi qu'on médite le passage suivant du Décret
Romanoriim Pontificum :
Pendant ce temps plusieurs de ceux qui s'occup-mt de la musique
ecclésiastique se livrèrent à des recherches plus approlonilies sur la
forme primitive du chant grégorien et sur ses phases diverses durant
les âges suivants. Mais, déjjassant les justes bornes de cette investi-
gation et se laissant peut-êlre emporter par un trop grand amour
pour l'antiquité, ils parurent ne pas assez tenir compte des ordon-
nances récentes du Siège .Apostoli(iue et de ses désirs maintes fois
manifestés que le chant grégorien prit partout la forme que l'usage
plein de prudence de l'Eglise romaine a sanctionnée. En ell'et, dédai-
fineu.Y de cette voie déjà sagement tracée, ils crurent qu'ils étaient
encore pleinement libres de chercher à ramener le chant grégorien ù
l'avenir de la musique sacrée 85
ce qui, d'après eux, était sa forme primitive, sous ce prétexte même
que le Siège Apostolique avait sans doute déclaré authentique le
chant contenu dans l'Edition récemment approuvée par lui et l'avait
hautement recommandé, mais qu'il ne l'avait imposé en aucune
façon aux diverses Eglises. Ils auraient dû ne point oublier que c'est
une pratique constante des Souverains Pontifes d'user de la persuasion
pour la réforme de certains abus, plutôt que de donner des ordres; d'autant
mieux que les lillmes Ordinaires des lieux et leur clergé ont coutume d'inter-
préter pieusement et religieusement comme des ordres les exhortations du
Souverain Pontife.
Qu'on réfléchisse encore sur les lignes suivantes du même
Décret, lesquelles ont été de nouveau formulées dans le Décret
Qiiod S. Augustbms :
Sans doute ceux qui s'occupent du chant ecclésiastique ont tou-
jours eu dans le passé et conservent pour l'avenir pleine et entière
liberté de rechercher, au point de vue de lérudition, quelle fut ancien-
nement la forme de ce chant ecclésiastique et par quelles phases il a
passé, comme les érudiîs ont la louable coutume de faire des recherches
et de discuter sur les anciens rites de l'Eglise et les autres parties de
la sainte liturgie. Mais néanmoins la seule fornie du chant grégorien
qui doive aujourd'hui être tenue pour authentique et légitime est celle
qui a été approuvée et confirmée par Pciul V, conformément aux
prescriptions du concile de Trente, par Pie IX de sainte mémoire, par
N. T. S. P. le pape Léon Xili et par la Sacrée Congrégation des Rites,
et qui est contenue dans l'édition donnée <à Ratisbonne, celle forme
étant, à la différence de tout autre, celle du chant qui est en usage
dans 1 Eglise romaine. En conséquence il ne doit plus y avoir de
doutes ni de discussions sur l'aulhenlicité et la légitimité de cette
forme de chant parmi ceux qui sont sincèrement soumis à l'autorité
du Siège Apostolique,
Enfin qu'on remarque bien l'extrait suivant du Décret de
1894 Quod S. Augustinus, extrait dont la portée s'accentue
en raison des circonstances particulièrement critiques qui ont
précédé la promulgation de l'acte officiel, ainsi que nous
tâcherons de le faire ressortir dans un prochain article :
En ce qui concerne la liberté, pour les Eglises particulières, de con-
server un chant légitimement introduit et encore employé, la mémo
Sacrée Congrégation décida de renouveler et d'inculquer le Décret
rendu dans la séance du 10 avril 1883 par lequel elle exhortait vive-
ment tous les Ordinaires des lieux et tous qui pratiquent le chant
ecclésiastique à adopter dans la sainte Liturgie l'Edition susindiquée,
afin d'avoir l'uniformité du chant, bien que, suivant la très prudente
manière d'agir du Siège Apostolique, elle n'impose pas cette Edition à
chacune des Eglises.
Tout commentaire semble inutile.
Et dire qu'il y a des gens qui s'imaginent qu'après avoir
8(5 l'avenir de la musique sacrée
poursuivi la réalisation de son idée pendant plus de trois siè-
cles et après s'être engagée comme elle l'a fait en ces derniers
temps, l'Eglise catholique va désormais se taire devant les
savants comme fit la terre devant Alexandre le Grand, ren-
gainer ses Brefs et ses Décrets, laisser à chacun liberté totale
et absolue d'agir à sa guise, jusqu'au jour où des commis
voyageurs de tout poil auront fait assez la p'acc pour impo-
ser en tous lieux telle autre édition dont l'Eglise tout d'abord
semblait ne point vouloir... Bons amis, vous ave/ de l'a-
plomb! Il est vrai que tout est possible : avec le concours
d'une certaine presse catholique, par la grâce de la crédu-
lité cléricale, sous la pression du zèle plus ou moins irré-
lléchi de certaines Congrégations religieuses, à l'aide enfin
de barnumesques expéditions en tous pays pour cause d'exhi-
bition de produits dils artistiques, votre campagne peut mo-
mentanément réussir, en France surtout. Mais la France
n'est qu'une petite fraction de l'univers catholique. Mais,
dans cette France, il semble que vous nous meniez plutôt à la
ruine du plain-chant qu'à son triomphe : car, d'une part, vous
faites œuvre non pratique; et, d'autre part, si le Français
s'emballe vite, non moins vite il se lasse et va chercher un
refuge en d'extrêmes réactions.
Et quand en efforts stériles vous aurez gaspille de belles et
précieuses énergies, ce sera l'Eglise encore qui viendra peut-
être vous tirer d'embarras en vous disant : « Mes bons
entants, si nous reprenions les choses au point oii nous les
avons laissées tantôt? »
Voilà ce qui nous attend.
Pour conclure, disons avec M. le chanoine Z : « Mieux vau
drait viser à runitc et marcher la main dans la main par la
même voie (l). »
Oui, visons à i^inité ; mais à l'unité vraie, à l'unité li'gi-
lime, à l'unité qui émane des directions de i Autorité. Soyons
I. Chose remarquable : en terminant notre étude concoriiaut
V Autorité en rapi)oit asec nos chants liturf;iques, nous avons donné le
spectacle d'une unité calme, d'une coopération fralernelle, d'un progrès
salutaire du chaut d'égii?e; et on terminant notre étude sur VArcfu^oloyie
(dans les mêmes rapports), nous cons .itons des discussions agitées,
des opinions conLrailirloires, des démolitions mutuelles de raisoune-
ment, une situation désespérée.
D'oîi nous viendra alois celte unité dans le chant, si désirée par
Rome?
l'avenir de la musique sacrék 87
des prêtres et des fidèles obéissants à la voix de l'Eglise,
obéissants en toute simplicité, obéissants sans arrière-pensée.
Dom Guéranger avait raison : « Romeest mère ot maîtresse,
tout ce qiielle fait c^t bien . »
A. Gabert,
LA CULTURE MUSICALE GRÉGORIENNE
Il semble que l'on puisse, à bon droit, s'étonner de l'état
misérable dans lequel la cantilène romaine, vulgo le chant
grégorien, était tombée au xii'' siècle, après avoir été si
florissante — dit-on — dans les siècles précédents.
Néanmoins, celte eftlorescense n'a-l-elle pas été exagérée
par les écrivains du moyen âge et par ceux du siècle dernier
ré éditant servi le ment les dithyrambes de leurs devanciers?
A toutes les époques, on rencontre, en effjt, des enthou-
siastes sans savoir pourquoi d'une cause qu'ils n'ont eu ni le
temps ni souvent les moyens d'étudier, leurs convictions
scientifiques ou artistiques n'étant nssises que sur l'opinion
des autres.
Loin de nous la pensée ou la prétention de mieux juger
qu'eux-mêmes de l'etTetque les mélodies sacrées produisaient
sur leurs contemporains; mais, enfin, pour porter un juge-
ment ayant une apparence de raison, ne devons-nous pas
tenir compte de l'élat de lenr culture musicale ?
11 le paraîtra à quiconque n'est pas aveuglé par un opti-
misme exagéré.
Quel était donc cet état ?
Au bas de l'échelle sociale, c'est le peuple. Son ignorance
absolue de tout le mettait dans l'impossibilité de juger autre-
ment que superficiellement, et cette ignorance n'a pas sensi-
blement changé.
Plus haut, c'étaient les clercs, à qui était dévolue l'exécu-
tion des cantilènes. Mais pour nous rendre compte du savoir
de ceux ci, il nous faut monter plus haut encore dans la
hiérarchie sociale afin de connaître quelle instruction pure-
ment musicale leur était donnée.
Voici le remède utiijuc : qu'on renonce à se mettre des échasses
arcli(''ologiqucs (selon l'expression pittoresque qui nous toinlja un jour
sous les yeux) pour s'élever au-dessus du llux progressif de TAutorité ;
ou bien, pour parler plus gravement, il n'y a qu'un remède : celui de
rolmsKance filiale à VAuloritc lituvijiqne souveraine,
(Abbé Lans, op. cit., p. "il.)
88 l'avenir de la musique sacrée
Actuellement nous sommes obligés de faire lo même rai-
sonnement touchant le clergé de nos paroisses pour être en
élatde juger si l'instruction musicale qu'il a reçue lui per-
met de parler reataiirationdu chant grégoripu en connaissance
de cause.
RecoiHiaissons-le de bonne foi, ces maîtres anciens si
renommés, au m' lieu de l'ignorance générale, enseignaient
d'une façon rudimentaire et toutempiri jue la pratique de l'Art
musical telle qu'ils l'avaient apprise eux-mêmes. Et ou n'a
pas manqué de remarquer déjà les contradictions fréquentes
qui se trouvent dans leurs ouvrages théoriques, contradic-
tions que l'on a cherché à atténuer à l'aide de commentaires
subtils, mais que, pour ma part, je ne puis expliquer autre-
ment que comme il suit :
D'une part, ces auteurs se croyaient tenus de rééditer toute
la théorie fondamentale antique; mais, d'autre part, l'Art lui-
môme s'étant Iraiislormé dans le cours des siècles, ils étaient
sous l'empire de la pratique journalière de l'Art tel qu'on
le cultivait à leur époque, et, sous forme de commentaires
personnels, ils introduiraient dans leurs traités des aperçus
nouveaux quelque peu en contradiction avec les régies
anciennnes qu'ils avaient rappelés précédemment.
C'est ainsi qu'en les lisant nous voyons, à côté des théories
de Boëce, Mart, CapcUa, etc., inapplicables en totalité sur les
mélodies existantes au ix^ siècle, des conseils d'exécution
visant directement les mélodies que nous avons sous les
yeux dans les manuscrits neumés.
N'ayant pas assez remarqué cet amalgame de principes
contradictoires, nous nous laissons inllucncer par ceux qui
nous apparaissent « plus clairs» et nous voulons (ou plutôt
certains d'entre nous veulent) à toute force trouver l'applica-
tion intégrale de toute la théorie qui nous les pn'sente
enchevêtrés les uns dans les autres. C'est là qu'est l'écueil.
De nos jours 1« môme fait se reproduit exactement de la
môme façon.
Nos ouvrages théoriques contiennent des principes enfan-
tins, surannés, que tout auteur se croit obligé de placer dans
son ouvrage par crainte d'être incomplet ; mais, notre art
moderne ayant progressé dans des conditions toutes nou-
velles, il se trouve que {a pratique est en avance d'un demi-
siôcle sur la théorie qui devrait la fonder.
Aussi que se passe -t-il ?
l'avenir de la musique sacrée 89
De nos jours il faut rousoigiiement oral d'un maître possé-
dant à fond son métier moderne on praticien d'expérience.
Autrefois il en fut de mi^me. Il fallait l'enseignement oral
du maître en renom. C'est d'ailleurs la porte de sortie des
auteurs de cette épo'ïue embarrassés d'expli'|uer les anomalies
entre la théorie antique et la pratique actuelle qu'ils ensei-
gnaient d'autorité : « Sed Jieec et hujiismodi meliiis collo-
quendo quam conscribeîido ynonstrantiir », ne craint pas
d'écrire le grand Guido d'Arezzo (Microl., XV, 4) dans des
cas embarrassants.
Supposons un théoricien moderne s'abaissant à de tels
procédés d'exposition ! Quel déluge de sarcasmes ne déchaî-
nerait-il pas de la part de nos jeunes aristarques modernes ?
Reprenons notre raisonnement et poussons-le à ses limites
naturelles.
Nous sommes autorisé à penserque tous les commentateurs
modernes de la théorie médiévale font assaut d'érudition...
à côté, lorsqu'ils entassent commentaires sur commentaires
pour concilier les principes musicaux du moyen âge, inconci-
liables entre eux parce qu'ils ne sont qu'un amalgame de
règles d'époques différentes ; et finalement nous sommes
autorisé à dire que la théorie médiévale confuse, obscure,
encombrée de dissertations oiseuses sur une foule de sujets
souvent étrangers à l'art musical, retarde sur son époque,
dénote dans ses promoteurs un manque de compréhension
nette du sujet qu'ils traitaient, et nous concluons que ce
n'est pas dans ces théories mal digérées que l'on découvrira
le sens des notations antiques (1), mais bien et seulement dans
les manuscrits, témoins et conservateurs de la pratique Jour-
nalière, qui, eux, ne trompent pas (2).
Prenez l'Ecole moderne et expliquez ses hardiesses d'écri-
ture, avec le mot à mot de tel ou tel traité d'harmonie en
faveur. Neuf fois sur dix, la chose sera impossible. Et cepen-
dant elloexiste, celte Écolemodernelnous lapratiquons, donc
elle est. Mais il faut le commentaire oral du maître actuel
pour l'expliquer.
1. Remarquons-le bien : aucun de ces théoriciens ne se hasarde à
exposer catéuoiiquemeut le sens précis, rylliraiquo, de chaque signe
neumatique ! Le lail est, pour le moins, assez étrange.
2. Et par manuscrits, j'entends tous manuscrits neumés, orientaux
et autres, de quelque école qu'ils soient, attemlu que les neumes ont
une origine commune, orientale à coup sûr. Peut être cette épreuve
sera-t-elle contre moi ; mais il faut sortir coûte que coûte de cet état
de polémique énervante.
90 l'avenir de la musique sacrée
Faisons un retour en arrière et tentons d'expliquer le chant
grégorien, noté neumatiquement, à l'aide desthéories médié-
vales !
Depuis cinquante ans nous connaissons une multitude de
systèmes explicatifs des textes^ mais pas un explicatif à coup
?i\xT àii?, manuscrits neumé s. Or, ce^ manuscrits nous reprc'-
senlent la pratique, puisque l'on chantait la notation qu'ils
contiennent. 11 nous faut donc, par un travail patient,
reconstituer nous-mcmes l'eEsoigncment oral du maître
ancien commentant la notation à ses élèves.
Et c'est bien ainsi que j'ai compris la chose dès le début de
mes recherches.
Lorsque, après'avoirlu avec la phisgrande attention tous les
traites explicatifs des neiimes (1), je m'ellorçai de résumer
mes impressions d'ensemble, elles se présentèrent à mon
esprit à peu près sous cette forme : Tous les commentateurs
interprètent les mêmes textes chacun dans un sens différent;
mais lorsqu'il s'agit- de faire l'application de leur interpréta-
tion, NOTATION EN MAIN, cctts application que nous avons sous
les yeux, sous forme de traductions înodemes, paraît être
celle d'une théorie a côté non exposée dans l'ouvrage que je
venais d'étudier.
Comme je pense qu'il est temps de faire trêve de polé-
miques, j<' ne m'étendrai pas plus longtemps sur ce sujet
épineux, et je conclus.
Aucun des systèmes proposés depuis cinquante ans n'est
défendable, notation nenmatiquect théories en main.
Seul mon système concilie tout. Qu'on l'éludie encore.
Mais un atome de poussière su flisant à enrayer le mou-
vement (lu mécanisme le plus parfait, il esi possible que cet
atome de poussière existe dans ma théorie sans que j'en aie
conscience. Qu'on le montre, qu'on 1 enlève au vu et au su
de tous ceux qui ont à cœur l'œuvre de la restauration vraie.
1. Qu'il me soit permis de répoiidro à une critique, Itien méritt'-e
d'ailleurs, qui m'a été faite à oc sujet. On m'a reproché sur le vu de
l'ex. 212, p. Ht) de mon grand ouvrage, do ne pas connaître la mt'tliode
bénédictine! L'aveu de ma petite superclierie, indigne^ de figurer dans
un ouvrage sérieux, je le reconnais, ne nie coûte nullement. La Aoici.
On sait que l'application de la mélhoJe bénédictine varie beaucoup de
maîtrts à maîtres! J'ai donc demandé à un fanatique de ladite école
la traduction en question et je l'ai insérée avec la certitude que les cri-
tiques à court d'arguments ne mantiueraient pas de la relever à ma
grande confusion ! Us n'y ont pas manqué.
l'avenir de la musique sacrée 91
On rendra service à la cause de la vérité en écartant un nou-
veau système faux.
Alors que restera- 1 -il devant nous ? h'inconnu à explorer
de nouveau.
On peut être assuré que je ne serai pas le dernier levé de
la phalange des futurs pionniers attirés par celte nouvelle
exploration. Mais... je suis bien Iranquille, quant à présent ;
mon principe fera son chemin s'il est vrai ; et, ser;nt-il faux,
jamais je n'aurai l'amour propre assez mal placé pour me
cramponner en désespéré à mon radeau contre vents et
marées, puisque je n'ai aucun intérêt matériel à défendre.
Agir autrement serait le comble du ridicule, tandis qu'ac-
tuellement mon assurance — impertinente, dit-on — ne
mérite que le respect dii à tout inventeur convaincu et
... désintéressé.
G. HOUDARD.
LES TEMPS ET LES PIEDS RYTHMIQUES
(Suite.)
IJ. Les pieds.
L'assemblage des temps formait anciennement les pieds ou
rythmes, de même que dans la musique moderne la réunion
des temps compose la mesure. Les pieds anciens étaient donc
l'équivalent de nos mesures et comme celles-ci se marquaient
par l'arsis et la thésis — le levé et le frappé — dont les pro-
portions diverses donnaient son caractère au rythme. La me-
sure chez nous n'est pas uniforme et offre bi(3u des variétés,
suivant le nombre, la grandeur et la division des temps qui la
composent. Ainsi en était-il chez les Anciens.
« Les différences des pieds, dit Aristoxène, sont au nom-
bre de sept. Ils se distinguent par la grandeur, par le genre,
par le rapport rationnel ou irrationnel, suivant qu'ils sont
simples ou composés, d'après la manière dont ils sont divisés,
la figure et l'antithèse. » (£'/<"m^n^ryMw., Westphall, p. 33.)
1" Les genres rythmiques généralement admis étaient au
nombre de trois ; le daclylique, Xiambique et ie péonique.
Dans le premier, 1 "ursis a la mônie durée que la thésis;
c'est le rapport égal, comme \ : 1, 2 : 2 ou 3 : 3.
Dans le second, l'arsis a deux fois la valeur de la thésis ou
réciproquement; c'est la proportion double, telle que 2 : l ou
4 :2.
92 l'avenir de la musique sacrée
Dans le troisième, l'arsis et la thésis sont dans le rapport
hémrolc ou î^csquialtèrf, 2 : 3 ou 3 : 2. (Anstox., p. 30.)
Quel {ues-uns a^l mettaient en outre le genre rpUrite ou
sesquiterce, 3 : i, et le rapport Iriple de l : 3 ou 3 : 1. (\Iar.
Victor., Art. gram., pp. 46, 48.)
2° Les pieds sont simples ou composés : simples, s'ils ne
peuvent se résoudre qu'en temps, comme liambe ou le spon-
dée; composés, s'ils peuvent aussi se diviser en d'autres pieds
simples, comme le choriambe et les deux ioniques. {Aristox.,
p. 35.) Mais les auteurs sont loin d'ôtre d'accord sur cette
classification. Hacchius regarde comme composé le péon qui
ne renferme que S temps brefs {Meib., I, 24); tandis que
Denys d'IIalicarnasse {Coinp. verh.., 47) et Marins Victorinus
(p. 44) admettent comme simples les pieds de 6 temps brefs
et Aristide Quintilien jusqu'à ceux de 12 temps. {De musica,
Meib., p. 37.)
3" Dans le même genre, les pieds peuvent différer par la
grande?ir. « Un pied composé d'un seul temps, dit Aristo-
xèiie, ne saurait se rendre évident, puisque une seule per-
cussion ne peut produire la division du temps, sans laquelle
le pied n'est pas perceptible. » {Op. cit., p. 33.)
Le plus petit pied doit donc avoir au moins deux temps,
l'un au levé, l'autre au frappé. Les Grecs l'appelaient hégf'mon
(qui marche en tête), [»arce qu'il est comme le père et l'auteur
de tous les autres pieds. {Mar. Vict., p. 44.) Aristoxôîie, il
est vrai, le rejette de la rytlimopéc, comme exigeant une per-
cussion trop rapide (p. 313) ; mais les autres auteurs l'admot-
tent. On l'employait rarement seul, mais plutôt en composi-
tion ou en connexion avec d'autres pieds plus longs, dont par
sa célérité il tempérait la lenteur. (Mart. Capella, p. 194.)
Les plus grands pieds admis dans la prati((ue ne paraissent
pas avoir dépassé 12 temps brefs. {Mar. Vie/., p. 49.) Saint
Augustin même n'en admet pas au delà de 8 temps brefs.
{De Musica, II, 7.) Aristide Quintilien dit bicMi que le rythme
égal peut aller de 2 à lO temps brefs, le rythme double de 3
à 48 et le rythme sesquialtôre de 5 à 2o; mais il ne s'agit pas
ici évidemment de pieds proprement dits, mais de successions
rythmiques, de xwXaou membres composés de plusieurs pieds.
(V. (]ioisot, La poésie de Piiuhre., pp. 47-49.)
4° Les piedscontenant le môme nombre Je temps pouvaient
encore se diviser en parties inégales. Ainsi \<d^ hexasimes, ou
pieds de 6 temps brefs, se prêtaient à deux genres de divi-
l'avenir de la musique sacrée 93
sion: soit en attribuant 3 temps à l'arsis et 3 à la thésis, ce
qui les assimilait au genre égal, 3 : 3 ; soit en donnant 2 temps
à l'arsis et 4 à la thésis, ou réciproquement, ce qui les faisait
rentrer dans le genre double, 2 : 4 ou 4 : 2. {Aristox., p. 37.)
De plus, le nombre des parties constitutives du pied pou-
vait varier. « La grandeur du pied, dit Aristoxène, est quel-
quefois cause que le pied reçoit plus de deux percussions {f^ius
d'une arsis et d'une thésis.) Car les pieds les plus petits, dont
la grandeur est aisément perceptible, se manifestent suffisam-
ment par un levé et un frappé ; mais les pieds les plus grandS;
dont l'étendue est plus difhcile à percevoir, exigent un plus
grand nombre de divisions; toutefois aucun pied ne peut
recevoir plus de quatre percussions. » {Op. cit., p. 33.) Ainsi
Vorthius et le trochée sémantus, composés chacun de 12 temps
brefs,, recevaient trois divisions : une arsis et deux thésis —
V . « . A ; et le péon épibate, égal à 10 temps bref-, tic divi-
sait en quatre parties : une thésis longue, une arsis longue,
une thésis de deux longues et une arsis longue — o • 2 • i ■'5-
{Arist. Quint. j pp. 37, 38, 39.)
5° Les pieds différaient par \^ figure., lorscjuc les parties du
pied divisées de la même manière se trouvaient placées dans
un ordre différent. Le dactyle et l'anapeste, par exemple,
sont formés l'un et l'autre d'une longue et de deux brèves;
mais dans le dactyle, la longue est au commencement du
pied; dans l'anapeste, elle est à la fin.
6° Ils diiïéraient par Y antithèse, quand un pied commençait
par le frappé, l'autre par le levé {Aristox., p. 36); ou encore,
quand la plus grande des parties du pied se trouvait ici au
commencement, là k la fin, comme dans l'ïambe et le trochée.
{Arist. Quint., p. 34.)
7° Les pieds enfin étaient irrationnels, quand le rapport de
l'arsis et de la thésis n'offrait pas une des proportions admises
parle rythme; par exemple, le Irochée irrationnel, dont la
thésis valait deux temps premiers et l'arsis un temps etdemi:
1
2:1^' {Aristox., p. 35.)
Nous allons faire connaître les pieds rythmiques les plus
usités chez les Anciens, en prenant pour guide Aristide
Quintilien (pp. 30-40) et Marins Victorinu3(pp. 43-50). Nous
indiquerons les mesures modernes qui correspondent aux
04 l'avenir de la musique sackée
pieds antiques; mais, à proprement parler, les pieds du
genre égal sont les seuls qui correspondent exactement à nos
mesures à deux temps.
Bien qu'on assimile habituellement les pieJs du genre dou-
ble à nos mesures à trois temps et ceux du genre péonique à
une mesure à cinq temps, pour les Anciens ces deux sortes
de pieds ne comptaient que deux temps rythmiques, un à
Tarsis, l'autre à la thésis; tandis que chez les modernes la
mesure à trois temps compte trois divisioas rythmijues. Les
pieds ïambiques étaient donc une mesure à deux temps dont
l'un avait une durée double, et les péons une mesure à deux
temps dont l'un était prolongé de moitié.
De plus, les Anciens considéraient comme contraires au
rythme des pieds qui à notre point de vue seraient parfaite-
ment réguliers. Ainsi une noire pointée suivie d'une croche
est admissible dans une mesure à -, dont elle n'altère pas le
4
rythme; mais les Anciens auraient vu là une irrégularité
dans le levé et le i'rappé. C'est pour celle raison que saint
Augustin rejette Vantphihraque, composé d'une longue entre
deux brèves, ce qui aurait donné la proportion de 1 à 3. {De
Musica, II, 10.)
Pieds rythmiques du genre égal.
X" Le disime, qui vaut 2 temps premiers, procéleusmatique
simple on pijirhique, ne peut avoir qu'une forme : 1 brève au
2
levé et \ au frappé ; il correspond à notre mesure à -•
2" he téirasime qui vaut 4 temps premiers, 2 au levé, 2 au
frappé, peut être représenté soit par 2 longues, spondée, soit
par 4 brèves, procéleusmatique double, soit par 1 longue et
2 brèves, dactyle et anapeste =7"
3° Eu associant des disimes et des tétrasimes^ on obtient des
hexasimes ou pieds de 6 temps premiers dont 3 au levé, 3 au
frappé ^^^
Aristide Quintilien ne mentionne à celle place que les deux
ioniques, majeur et mineur, formés de 2 longues et de
2 brèves, qu'il place dans le genre égal. La longue du milieu
se partageait donc entre le levé et le frappé et formait ainsi
une note syncopée. Saint Augustin admet aussi cette divi-
sion en deux parties égales, soit pour les ioniques, soit pour
LAVliNIK DE LA MUSIQUE SACKÉE 95
tous les pieds de fi temps, même le molosse. {De musica, II,
12,13.)
4° h'octasime de 8 temps premiers pouvait être formé de
2 doubles longues, une au ievé, l'autre au trappe, spondée
2 -
majeur. C'était alors un pied simple équivalent à ^" Un pou-
vait aussi former des pieds composés de même valeur en
associant deux télrasimes, ce qui correspondait à -•
Pieds du genre double.
1° Les trisimes ou pieds de 3 temps premiers, dont 1 au
levé et 2 au frappé, ou réciproquement, étaient formés de
3 brèves, tril))'aqi(e, ou d'une longue et de 2 brèves, trochée
et ïambe = '-'
o
En associant 2 trisimes, ou formait des dip o die s himh\C[u.es
ou Irocliaïques, diiambes et ditrochées. Par le mélange des
ïambes et des ttochées, on obtenait des c/ioriambes et des
antispasles. Toutes ces combinaisons égalent -•
3 pieds de même valeur réunis formaient des tripodies
9 . .12
= jT ; et 4 pieds des télrapodies = -^•
Les dipodies et les tétrapodies rentraient dans le genre
égal.
2° Les hexasimcs, ou pieds de 6 temps premiers, 2 au levé,
4 au frappé, ou réciproquement, étaient formés de 3 longues,
molosse, ou de 2 longues et 2 brèves, ioniques majeur et mi-
neur = j' Nous avons vu plus haut que tous les hexasimes
pouvaient aussi se diviser en deux parties égales et correspon-
daient alors à r?"
o
3° Le dodécasime, pied de 12 temps premiers, formé de
3 doubles longues, ortliius et trochée sémanlus. Ces pieds
avaient ivoxs percussions, une arsis et deux Ihésis, dont cha-
cune valait 4 temps brefs = ^"
Pieds du genre péonique.
1° Les pentasimes, valant 5 temps premiers, dont 2 au
levé, 3 au frappé ou réciproquement. Ils pouvaient être
96 l'avenir de la musique sacrée
formés de 2 longues et d'une brève, crétiqiie, ou bien d'une
longue et de 3 brèves, comme les diverses espèces de péons
~ S
2° Le décasime, de 10 temps premiers, formé de 5 longues,
péon épibate. Ce pied avait i percussions, 2 thésis et 2 arsis.
Les thésis se plaçaient sur la T' et la 3^ note unie à la 4% les
5
arsis sur la 2' et la r? = -.
4
On ne doit pas oublier que dans la plupart des pieds ryth-
miques, les longues pouvaient se résoudre en brèves et les
brèves se contracter en longues (Mar. Vicl., pp. 4rt, 59), ce
qui était une nouvelle manière de diversifier les pieds, ajou-
tée à l'emploi des temps irrationnels, des semi-brèves et des
autres procédés que nous avons énumérés.
Le rythme antique n'avait donc rien à envier au rythme
moderne, en fait de souplesse et d'ingéniosité, et, tout
autant que celui-ci, oiïrait au musicien les combinaisons les
plus riches et les plus variées.
Il nous reste à voir les modifications que le rythme a
subies depuis l'époqne d'Aristoxène, quatre siècles avant
notre ère, jusqu'à colle de Gui d'Are/zo, au commencement
du xi" siècle. Il ne faudrait pas croire qu'à un moment donné
on ait rompu brusquement avec toutes les traditions anciennes
et que le rythme ait changé de nature. Saint Angustin,
témoin des réformes opérées dans la liturgie et le chant ecclé-
siastique par saint Ambroise et saint Damase, ne connaît
d'autre rythme que celui de l'Antiquité.
L'art musical s'est transformé sans doute, mais progressi-
vement, et tout en restant fidèle à ses principes fondamentaux
et à la loi du nombre, que nous retrouvons chez les théori-
ciens du moyen âge, pour lesquels le rythme est toujours la
mesure des durées et un assemblage bien ordonné de temps
longs et de temps brefs.
J. Dupoux.
Le Gérant : A. GABERÏ.
J^jr. NOIZKTTE ET C"!.8, RUH CAMPAGNB-1", PARIS.
DEUXIÈME ANNÉE N» 7 Ib JUILLET 1899
L'AVENIR
DE LA
MUSIQUE SAGREK
OMJIAIRK
A proposd'Unité (Suite.) 97
Une petite Réponse 100
Le Rylhme et le Mètre 102
La Pratique du Chant grégornn 106.
A PROPOS D'UNITÉ
[Suite.)
II. Circonstances qui ont provoqué les Brefs elles Décrets
relatifs au plain-chant.
\ . Le Bref Je l*io IX Qui choricis, en date du 30 mai 1873,
fut adressé à IVditeur Pustet, de Ratisbonne, an moment où
celui-ci venait d'achever la réôd.ition du (iraduel romain « à
l'instar de l'Edition médicéenneet conformément aux règles
qui lui avaient été prescrites par la Sacrée Congrégation des
Hiles. » Le but du Href était : 1" « d'approuver hautement »
cette nouvelle Edition; 2° de la « recommander vivement aux
RRmes Evèques et à tous ceux qui s'occupent de musique sa-
crée » ; 3° « d'exhorter » l'éditeur à poursuivre son œuvre et
à « mettre au jour les livres de chant grégorien qui restaient
à éditer, aiin de compléter l'Edilion commencée jadis par le
pape Paul V »; 4°enrmde «confirmer et, au besoin, de renou-
veler tous les droits et les privilèges que le Saint-Siège avait
accordés à l'éditeur par l'organe de la S. G. des Rites».
Tout cela dans le but de préparer Vicnité du chant litur-
gique : Eo vel magis quod sit Nabis maxime in votis, ut cum
inceteris quce ad sacrani Liturgiam pertinent, tiim etiam in
98 l'avenir de la musique sacrée
cantii, iina, cunctis in locis ac diœcesibiis, eademque ratio ser-
vetur, qua Romana utitur Ecclesia (1).
2. Le Bref de N. T. S. P. le pape Léon XIII Sacrorum con-
centuum, en date du 4 5 novembre 1878, fut adressé au môme
éditeur Pustet au moment où, fidèle à l'exhortation de Pic IX
qui l'avait invité à poursuivre son œuvre et à mettre au jour
tous les livres de chant grégorien qui resl aient à éditer, ledit
éditeur venait de « terminer la partie qui contient les Heures
diurnes ». Le but du Bref était : 1° de « louer l'art et le soin
avec lesquels ce travail avait été exécuté »; 2° d' « approuver
l'Edition, de la déclarer authentique et de la recommander
vivement aux RRmes Evoques et à tous ceux qui s'occupent
de musique sacrée»; 3° de « confirmer et, au besoin, de
renouveler tous les droits et les privilèges accordés par la
S. Ci, des Rites à l'occasion des livres jusqu'alors mis au jour
par l'éditeur ».
Et dans ce Bref Léon XIII n'oublia point de faire siennes
les aspirations de Pic IX vers Vunité en matière de chant
liturgique : Id potissimum spectantes ut sic ciinctis in locis ac
diœcesibus^ cum in ccteris qmc ad sacram Liturr/iam pertinent
liimetiam incantu, itna eademque raiio servetur, qua Romana
utitur Ecclesia.
3. Le Décrel Romanorum Ponti/icum, du 26 avril 1883,
est le signal d'une mésinlelligence pins ou moins accusée
entre l'Autorité liturj^iquc et la soi-lisant science archéolo-
gique. Celle-ci, paraît il, ne trouvait point assez son compte
dans les travaux commencés après le concile de Trenle, pour-
suivis plus tard snr l'ordre et sous les auspices du Saint-Siègo
et heureusement achevés dès l'aurore du pontifijat do
Léon XIIL Fière do si-s conqnétcs n'-elles ou pr(''t(3ndues,
après une campagne de journaux et d'écrits divers elle sentit
enfin le besoin de s'allirmeret suscita le Congrès d'Arczzo en
septembre 1882. Voici quelles en fnrent les conclnsions :
1. Corlaius opposants de rEJilion officielle ont Icnté d'allénuer la
portée du Bref 0»/ choricis en faisant valoir par exemple le Bref d'ap-
probation accordé à Mgr 1 Evéque d'Arras au sujet de l'Edition de
lieims et Cambrai. Il est bon d'observer que ce Bref d'approbation (du
24 novembre ISiiO) est bien antérieur au Bref Qui choricis, et aussi que
Pie IX, qui sans doute caressait déjà sou idée d'unile, semble y avoir
glissé un mot intentionnellement restrictif dans cette plirase : « Voilà,
vénérable Frère, ce que, jL^o(/r le moment, Nous avons cru devoir vous
répondre sur ce sujet. *
l'avenir de la WUSrQUE SACRÉE 99
Le Congrès européen pour le chanl liturgique tenu à Arczzo... émet
les vœux suivants :
1° Que les livres de plain-chant en usage dans les églises soient
x'cndus à l'avenir aussi conformes que possible à l'ancienne tradition
du chant grégorien ;
2° Que l'on accorde les plus larges encouragements et diffusions aux
éludes et ouvrages théoriques déjà parus ou en voie de production
pour remettre en lumière et pour rétablirl'ancienne tradition du chant
liturgique;
3» Que le chant ecclésiastique ait dans l'éducation du clergé sa place
marquée, afin de raviver et de faire observer avec plus de soin les
ordonnances liturgiques sous ce rapport;
4" Que l'exécution du chant grégorien par notes égales ou « canto
raartellato » soit remplacée par l'interprétation rythmique, confor-
mément aux principes exposées par Guy d'Arezzo au chapitre XV de
son Micrologite;
b" Qu'à ces fins tout manuel de chant liturgique donne les éléments
de prononciation du latin;
6" Que pour le service du culte catholique la priorité du chant gré-
gorien, comme chant propre et officiel de l'Eglise, soit reconnue et
adoptée pratiquement par le clergé, par les directeurs de jubé et par
les organistes.
Les membres du Congrès adressèrent humblement ces
vœux à N. T. S. P. le pape Léon XIII et sollicitèrent sa déci-
sion. Le texte même du Décret Romanorum Pontificum va
nous dire le reste :
A cause de la gravité de l'affaire, Sa Sainteté en confia l'examen à
une Commission particulière, choisie par Elle et composée de quel-
ques-uns des cardinaux préposés à la garde des saints rites et de plu-
sieurs prélats faisant partie de la même Sacrée Congrégation des Rites.
Cette Commission particulière, réunie au Vatican le jour ci-dessous
indiqué, après de mûres et soigneuses délibérations et un examen
attentif de tout ce qui concernait l'affaire, ayant pris également l'avis
d'hom.mes profondément versés dans la question, a jugé devoir ('mettre
la décision suivante, sous la réserve tle rapprobalion de Sa Sainteté:
Les vo'ux ou les demandes forimilrs Vannée dernière par le Congres
dWrezzo et adresses par lui an Siège Apostolique, concernant le retour dn
chanl liturgiijue grégorien à Vancienne tradition, pris tels qu ils sont ex-
primés (accepta uti sonani), ne pciacnt être acceptés ni approuvés. --
Sans doute ceux qui s'occupent du chant ecclésiastique ont tou-
jours eu dans le passé et conservent pour l'avenir pleine et entière
liberté de rechercher, au point de vue de l'érudition, quelle fut ancien-
nenient la forme de ce chant ecclésiastique et par quelles phases il a
passé, comme les érudii.s ont la louable coutume de faire des recherches
et de discuter sur les anciens rites de l'Eglise et les autres parties do
la sainte Liturgie. Mais néanmoins la seule forme du chant grégorien
qui doive aujourd'hui être tenue pour authentique et légitime est celle
qui a été approuvée et confirmée par Paul V, conformément aux
preîcriptiows du concile de Trente, par Pie IX de sainte mémoire, par
100 l'avenir de la mdsique sacrée
N, T. s. p. le pape Léon XIII et par la Sacrée Congrégation des Rites
et qui est contenue dans l'édition donnée à Ratisbonne, cette forme
étant, à la difîrrence de toute autre, celle du chant qui est en usage
dans l'Eglise romaine. En conséquence il ne doit plus y avoir de
doutes ni de discussions sur l'aulhenticité et la légitimité de cette
forme de chant parmi ceux (jui sont sincèrement soumis à l'aulorilé
du Siège Apostolique. — Afin que le chant employée dans la sainte
Liturgie, prise au sens strict, soit partout le mémo, on aura soin, d««s
les nouvelles éditions des Missels, desliitucls et di's Vonlificau.v , de mettre les
parties notées de ces livres en parfaite conformité avec l'édition susmen-
tionnée,qui est approuvée par leSainl-Siège comme contenant le chnnt litnr-
(ji(juc propre de r Eglise romaine {ainsi que l'in iique le titre même de chaque
volume). D'autre part, bien que le Siège Apostolique, selon la règle de
conduite pleine de prudence qu'il a suivie quand il s'est agi du réta-
blissement de l'unité de la liturgie ecclésiastique, n'impose pas à cha-
que Eglise ladite Edition, toutefois il exhorte de nouveau vivement
tous les Hllmes Ordinaires des lieux et les autres personnes qui culti-
vent le chant ecclésiastique, à travailler à ce que cette édition soit
adoptée dans la sainte Liturgie, afin de garder Vunite du r/ici/if, comme
ont déjà fait plusieurs Eglises par une détermination digne d'éloges.
— Ainsi décrété par la Sacrée Congrégation, le 10 avril 1883.
Un rapport fidèle de toutes ces choses ayant été fait à N, T. S. P. le
pape Léon Xlll par le secrétaire. Sa Sainteté a approuvé le Décret de
la Sacrée Congrégation, l'a confirmé et a ordonné de le promulguer,
le 26 du même mois et de la même année.
{A suivre). A. Gabert.
JV.-B. — L'abondance des matières nous oblige à renvoyer au mois
d'août le 4" paragraphe de notre sous-titre.
UNE PETITE REPONSE
M. le chanoine Chaminadc nous écril :
La Revue du Chant Gréqorien publiée à (irenoblo, sous l'inspiration
de D. l*olhicr, a commis, dans son numéro du mois de juin, plusieurs
inexactitudes qu'il importe de relever. (Article : Echos, pp. 214-215.)
L'autour de l'article {Un Grégorien) écril ceci : « Il est bon de rappe-
ler que la stricte unité liturgique en matière de plain chant n'est pas
imposée. »
— L'Edition officielle n'est pas imposée, cela est vrai, pas plus que
Eglise n'/mposa la Liturgie romaine. (Décret du 26 avril 1883.) Mais
un ami soucieux de l'entière vérité et respectueux des décisions du
Saint Siège se lut emprcbsù d'ajouter que l'Edition oflicicUe est *.< cha-
leureusement rt commandée » aux RU™'''' Ordinaires par 13 documents
pontificaux « dans le but d'obtenir dans tous les diocèses » Unité du
chant liturgique. (Bref de Pie IX, 30 mai 1873. — Bref de Léon XIII,
io nov. 1878. — Décret du 26 avril 1883. — Décret du 7 juillet 1894.)
11 eût ajouté aussi que « c'est une pratique constante des Souverains
l'avenir de la musique sacrée 104
Pontifes d'user de la persuasion pour la réforme de certains abus,
plutôt que de donner des ordres » et que « les RR™«' Ordinaires des
Lieux et leur clergé ont coutume d'interpréter pieusement et religieu-
sement comme un ordre les exhortations du Souverain Pontife. » (Dé-
cret du 26 avril 1883.)
— « Tout le monde sait fort bien, continue le Grégorien, que l'Edi-
tion officielle est celle de Rafisbonne. »
— Eh bien! non : l'Edition ofiicielle n'est pas « celle de Ratis-
bonne ». Tout le monde f^ait fort bien que M. Puslet n'est qu'un sim-
ple imprimeur obéissant en toutes choses aux censeurs ecclésiastiques
de Rome. L'Edition officielle, c'est l'Édition romaine, « préparée à
Rome et publiée par les soins et l'autorité de la S. C. des Rites ».
{Voirie litre des éditions typiques.) Bien plus, aucun autre Graduel,
aucun autre Vespéral n'a le droit de s'intituler Romain : car « la seule
forme de chant grégorien qui doive aujourd'hui être tenue pour
authentique et légitime, c'est celle qui a été approuvée et confirmée
par Paul V, conformément aux prescriptions du Concile de Trente;
par Pie IX, de Sainte .Mémoire; par N. T. S. P. le Pape Léon Xllf, et
par la S. G. des liites ». (Décret du 26 avril 1883.)
— « Au surplus, conclut le Grégorien, il faudrait vérifier les docu-
ments sur lesquels on s'appuie. J'ai sous les yeux la dernière collec-
tion des Décrets de la Congrégation des Rites, relatifs au plain-chant
et à la musique religieuse : j'y cherche en vain le Décret Romanorum
Pontificum. »
— Il y a treize documents pontificaux émanés de la S. C. des Rites
et, tous, dûment approuvés par Pie IX ou par Léon XIII, sans compter
les approbations spéciales imposant les chants typiques du Rituel, du
Missel et du Cérémonial des Eréques : tels sont les documents parfaite-
ment authentiques sur lesquels, en bons catholiques romains, nous
nous appuyons. Si le Grégorien, quoique ayant « sous les yeux la der-
nière collection des Décrets de la S. C. des Rites, » y a cherché en
vain le Décret Romanorum Pontificum, c'est qu'il a mal cherché : car
ce Décret figure dans la GoUection officielle de Gardellini sous le
n" 5869. {Appendix V, du 12 janv. 1878 au 23 nov. 1887.) Mais peut-
être notre chercheur a-!-il confondu le Décret Romanorum Pontificum
avec le Décret Quod S. Augustinus du 7 juillet 1894. En effet, ce der-
nier n'est pas encore dans la collection Gardellini, mais pour une rai-
son bien simple : c'est que les décrets généraux de la S. C. des Rites
n'y sont insérés que tous tes dix ans. Déjà, en 1884, les opposants refu-
saient au Décret Romanorum Pontificum toute autorité, sous prétexte
qu'il ne figurait pas dans ladite collection : après avoir mené grand
tapage pendant trois ou quatre années, ils curent enfin satisfaction.
Que les mécontents d'aujourd'hui se rassurent donc: à leur tour ils
auront satisfaction à l'expiration de la période décennale (1).
1. D'aucuns prétendent pourtant que V Appendix VI ne paraîtra pas,
parce que Rome publie actuellement une nouvelle édition des Décréta
Authentica, dont deux volumes ont déjà paru, et dans laquelle les
Appendices feront corps avec le reste.
D'autre part un de nos correspondants, personnage bien en situa-
tion pour être renseigné cl dont par discrétion nous tairons le nom
102 l'avemu de la musique sacrée
Au s^urplusjc me déclare disposé à adopter une édition quelconque,
pourvu que Rome on manifeste le désir; mais jusqu'à ce jour — et
tout fait prévoir qu'il en sera très longtemps ainsi — Rome veut obte-
nir VUnitéàu chant liturgique, non pas au moyen de l'i-dilion rémo-
cambraisienne, pas même au moyen de l'édition bénédictine, mais
au moyen de l'Edition officielle qui, seule, mérite le titre de Piomnine ;
ca r,. <;ci(/e, elle est upprouvée par ilonic.
LE RYTHME ET LE MÈTRE
Rien que, suivant les époques, ces deux expressions aient
(Hé prises dans dos acceptions quelque peu diltérentes, on ne
les a jamais confondues l'une avec l'autre. Nous allons faire
connaître les diverses significations qu'elles ont eues succes-
sivement— ce qui est indispensable pour comprendre le sens
des définitions, parfois peu concordantes, qui en ont été don-
nées — et les textes des auteurs qui s'y rapportent.
Tout assemblage de temps ou de pieds qui se succèdent
dans un ordre régulier, sans mélange do pieds discordants,
prend le nom de rythme, en latin mimerus. Mais, dés que le
nombre de pieds qui le composent est déterminé et ne peut
pas dépasser une certaine limite, on l'appelle mètre ou me-
sure, hoc mcnsiovcl mcnsitra. (S. Aug., De Mnsica, lll, 1.)
« Il est évident, dit x\ristote, que le métré n'est qu'une
partie du rythme. » (^Poétique, IV.)
« Le mètre, suivant Aristide Quintilien, dilTcre du rythme
comme la partie du tout. C'est une section du rythme. » {.{p.
cihofi/., p. 49.) — « Pour les rythmes, dit encore Fabius
Quintilien, l'espace est libre; pour les mètres, il est circons-
crit et leurs cadences sont déterminées, e/ his cert.vclaKml.v. »
{Inst. orat., IX, 4.)
« Le mètre est donc une composition formée de pieds
ayant une certaine limite. C'est un rythme mesuré. Metnim
est composilio prtlnm ad cortum finon dcducla, vcl rythmia
modis finilKS, »(Mar. Victor. ,/l;7.y/y<//^, cd. 'J'eubner,p. 50.)
« Il suit do là, comme le dit saint Augustin, que tout
mètre estun rythme; mais tout rythme n'est pas mètre. Qno-
fort connu, nous écrit à la date du ii juillet 1899 : « Je puis vous assu-
rer que, malgré dos intrigues incroyables, le Décret de 1894, ainsi que
le Rer/oldinentu pcr la musica sacra, trouvera sa place définitive dans le
3" volume de la nouvelle Collection des Décrets de la S. ('. dos Rites,
et que par conséquent, après 1900, l'état dos choses restera essentiel-
lement le mônio qu'en 1894. * {Note do la Rédaction.)
l'avenir de l.\ musique sacrée 103
circa omne metrum rythmus, non omnis rythmus etiam me-
trum est. » (Loc. cit.)
« Les Anciens semblent s'être représenté le rythme comme
un long ruban, ou une chaîne composée d'anneaux égaux,
c'est-à-dire de pieds rythmiques égaux, et le mètre comme
uno partie déterminée de celte chaîne. » (Maximilien Kaw-
ciynûd, Essai comparatif sur T histoire et l'origine des rythmes
p. 53.) ^
Tel est le sens du mot mètre dans son acception la plus an-
cienne. (4'était une section précise de la progression rythmi-
mique, une limite au développement indéfini de la phrase
musicale ou poétique marquée par une clausule ou cadence
obligée, après laquelle la voix reprenait de nouveau sa course
interrompue.
Tant que le chant et la poésie demeurèrent unis, les cou-
pures de la mélodie coïncidaient avec celles des vers et le
même rythme réglait la marche du chant et des paroles.
Mais il vint un moment où les poètes se mirent à écrire des
vers qui n'étaient plus destinés à être chantés, et les musi-
ciens, de leur côté, composèrent des mélodies pour les flûtes
et les cithares, sans accompagnement de paroles. Platon se
plaint qu'il en était déjà ainsi de son temps et trouve dans ce
procédé une absence totale de goût. « Ce ne peut être, dit-il,
que l'effet d'une manie barbare et d'un vrai charlatanisme,
de jouer ainsi de la cithare et de la flûte autrement que pour
accompagner la danse et le chant. » {Leges, II.)
Mais dès lors, il y eut scission enfre la poésie et la musique.
Celle-ci, plus libre, s'afTranchit des entraves que lui imposait
le texte et, n'étant plus liée par la marche des pieds, augmenta
ou diminua à son gré la durée des notes; tandis que la poé-
sie, tout en admettant une plus grande liberté dans le mé-
lange des pieds et dans la coupe ou césure des vers, détermina
avec plus de soin le nombre de pieds qui devaient entrer dans
chaque espèce de vers et le nombre do vers qu'on pouvait
grouper ensemble pour en former des strophes régulières.
Il y eut, par suite, distinction entre le mètre poétique et le
rythme musical. Le nom de mètre fut attribué exclusivement
à l'art de la poésie. On appela métrique l'ensemble de ses
règles et mélriciens ceux qui les formulaient. Les expressions
de rythme et de rythmique demeurèrent plus spécialement
réservées à la musique et l'on nomma rythmiciens ceux qui
s'occupaient de cet art.
104 l'avenir de la musique sacrée
Le mot mètre lui-même, pris dans le sens do poésie, pou-
vait s'entendre de plusieurs manières, nous dit Marius Victo-
rinus : « D'abord pour la mesure des syllubes, longues ou
brèves; puis pour le nombre de syllabes qui forment le pied;
pour la qualité des pieds qui entrent dans le vers, d'où les
dénominations de mètres ïambiques, trocbaïques et dactyli-
ques, et enfin, pour le nombre de pieds dont se compose le
v^rs, car chaque vers, suivant sa longueur, est appelé tri-
mètre, létramèlre ou hexamètre. » {Op. cil . p. 51.)
« Le rythme (musical), dit encore le même auteur, difl'ère
du mètre (poétique) en ce que celui-ci s'occupe de la disposi-
tion des mots et celui-là règle la modulation et les mouve-
ments du corps. Le mètre est une association de pieds, le
rythme une succession do temps coordonnée; le mètre est
limité par un certain nombre de syllabes et de pieds, le rythme
n'ct jamais circonscrit par un nombre déterminé, mais il pro-
longe les temps à son gré. » (p. 41 .)
La matière du rythme était donc le son musical ou la figure
mimique dont on évaluait la durée au moyen des temps. Le
temps bref étant pris comme unité de durée, on pouvait en le
multipliant produire des temps doubles, triples, quadruples.
Le mètre, an contraire, avait pour objet la syllabe poétique,
dont la longueur ou la brièveté servait à déterminer les
pieds. Mais il n'admettait entre les syllabes longues et les
syllabes brèves que le rapport fi.xo de 1 à 2.
« Le mètre, dit Longin, n'emploie que des temps fixes, le
temps long et le temps bref, ainsi que le temps commun qui
peut être ou long ou bref; tandis que le rythme donne aux
temps l'extension qu'il lui plaît. » [Ad Ilophœst., i4i. West-
phall, p. 43.)
« Les rythmes, dit aussi Diomède, ne sont limités que par
la mesure certaine des temps et peuvent à notre gré être res-
serrés ou allongés. Les pieds consistent dans la durée fixe des
syllabes et ne s'écart mt jamais de l'intervalle légitime. »
{Ap. Weslph., p. 43.)
« Il y avait donc désaccord entre les métriciens cl les musi-
ciens au sujet des intervalles de temps qui correspondent aux
syllabes. Les musiciens n'attribuaient pas une valeur égale
à toutes les longues et à toutes les brèves, mais admettaieni
des longues augmentées et des brèves diminuées. Par contre,
les métriciens réglaient la durée des temps suivant que
il
l'avenir de la musique sacrék 105
chaque syllabe était longue ou brève de sa nature. » {Mar.
Victor., p. 39.)
Une autre différence entre le rythme et le mètre consistait
dans la disposition des longues et des brèves ([ui formaient
les pieds, ainsi que dans l'omploi des silences. « Il importe
peu pour le rythme, dit F. Quintilien, que dans un dactyle,
par exemple, les syllabes brèvessoienl placées avant ou après,
pourvu que l'intervalle du levé au frajipc demeure égal, car
il ne mesure que le temps; tandis que dans un vers, on ne
pourra pas employer indifféremment un anapeste ou un
spondée pour un dactyle, — Les rythmes admettent aussi
plus facilement les temps vides ou silences, quoiqu'ils se ren-
contrent aussi dans les mètres. » (Inst. orat., IX, 4.)
Il n'y avait donc plus, à proprement parler, de pieds carac-
térisés dans les rythmes, puisque la fantaisie du musicien y
mélangeait à son gré les longues et les brèves.
« Son essence, dit Aristide Quintilien, consiste dans le levé
et le frappé, tan<lis que le mèire a la sienne dans la diversité
des syllabes. Le rythme subsiste, bien qu'on emploie des syl-
labes semblables ou des pieds opposés; mais le mètre ne va
pas sans l'inégalité des syllabes et n'admet que rarement
l'antithèse des pieds. » {Meibom., p. 49.)
C'est ce qui faisait dire à Marins Victorinus que « le
rythme se passe de pieds et que la mélodie ne se mesure pas
par les pieds, mais par les temps rythmiques ». (p. 44.)
Une autre conséquence de cette scission entre la poésie et
le chant fut que le texte lui-même, destiné à être chanté,
s'affranchit de plus en plus des lois de la métrique et de la
prosodie et se soumit entièrement au rythme musical.
Aussi Cicéron nous dit-il que « certains vers ressemblent
à de la prose quand ils ne sont pas chantés. On le remarque
surtout chez les meilleurs poètes lyriques, dont la versili-
cation ne paraît qu'une simple prose, quand elle n'est pas
soutenue par le chant ». {Orator, 55.) Ce que confirme Atti-
lius Fortunatus disant que « le mètre conserve son carac-
tère, même quand il n'est pas uni au chant ; tandis que la
composition rythmique n'a de valeur qu'autant qu'elle est
chantée ». {Gram. lat., \I, i, p. 288.)
Peu importait dès lors au musicien la quantité des syllabes
du texte.
« Si là où le chant demande deux longues, dit saint Au-
gustin, on place un mot dont la première syllabe est brève,
106 l'avenir de la musique SACr.ÉE
en lui donnant la durée d'une longue, la musique ne s'en
offense nullement : car, tout ce qu'elle réclame, c'est que les
syllabes soient abrégées ou allongées suivant les lois de son
propre rythme. » {De Mnsica, II, 1.)
Cetle doctrine, qu'on lo sache bien, n'est pas particuli^ro
à saint Augustin. Nous la retrouvons, énoncée presque dans
les mômes termes, chez la plupart dos théoriciens des pre-
miers siècles.
Servius, grammairien du \* siècle, dit : « Les rythmiciens
ne mesurent dans le vers que les durées du son et prennent
pour unité de mesure le temps bref, qui est toujours appeb''
bref, quelle que soit la syllabe qui lui est associée. Les métri-
ciens, au contraire, mesurent les vers par les syllabes et
comptent comme temps bref celui qui correspond à une syl-
labe brève. C'est pourquoi, si les métriciens déterminent les
temps par les syllabes, les rylhmiciens règlent les syllabes
sur les temps. //^?^<<e rythmici temporilnis st/llahas, mcti'ici
tcmpora ayllabis finiunt. {De Accent.^ ap. Weslph.,
p. 42.) Priscien disait à la même époque; « Pas plus
que la sainte Ecriture, la .Musique n'est soumise aux
règles de Donat. Mmica non suhjacet regulis Dona/i, sicut
née divina Scriptum. » (Gerbert, Scriptor., I, p. G )
Marius Victorinus au iv* siècle : « Les musiciens soumet-
tent les syllabes à l'arbitre dos temps. Musici Icmporuni arhi-
trio syllabasaniimiltunf. {Op. cit.,^. 39.) Longin aulll'siècle :
« Le rythme donne au temps l'extension qu'il lui plaît, jus-
qu'à faire souvent d'un temps bref un temps long. » {Ad
Hephœsl., Westph., p. 43.) Et D<Miys (lllalicarnasso, con-
temporain d'Auguste : « La Rythmique et la Musique trans-
forment les syllabes, les allongent ou les abrègent, de ma-
nière bien souvent à intervertir leurs qualités; car ce ne sont
point les temps que l'on règle sur les syllabe?, mais les syl-
labes sur les temps. {Comp. ver/)., M. Wcslph., p. 43.)
{A suivre.) J. Dui'Otx.
LA PRATIQUE DU CHANT GRÉGORIEN
I
En avril dernier, je disais à cette place que, désormais, nous
pourrions parler de la pratique du chant grégorien restauré.
Mettons les choses au point.
l'avenih de la MUSiQuii: SACUÉ1-: 107
Qui dit « pratique » dit « exécution quotidienne » de la can-
tilène sacrée.
Dès ici, on voit que la question a deux côtés, comme une
médaille, une pièce de monnaie, a une face et un revers.
La face porte l'emblème do l'état de choses existant auto-
ritairement, le revers ne jjorte que l'accessoire.
La face, dans la question jj-régoricnne. ne peut comporter
que la pratique du chant ofliciel de l'Eglise; le revers, la
pratique du chant archéologique restauré d'après un système
quelconque de lecture des neumes anciens.
{Concluons donc en bonne et saine logique, d'une part que
si nous parlons « pratique journalière » cela ne peut s'enten-
dre que de celle du chant officiel reconnu tel, sanctionné par
les décrets du Saint-Siège (I), et, d'autre part, que toutes
VERSIONS ARCHÉOLOGIQUES du chaut antique ne peuvent don-
ner lieu qu'à un ensemble de conseils en vue d'une exécution
passagère.
Bien plus, toute propagande faite dans le but de les
répandre comme type officiel du chant de l'Eglise doit être
qualifiée de « factieuse », ainsi que jo l'ai dit dans un précédent
article.
A combien plus forte raison toute critique de fond ayant
pour but de déconsidérer celte « Edition officielle », et faite
avec le secret désir de lui substituer une quelconque des ver-
sions archéologiques connues actuellement, est-elle un cas
de rébellion vis-à-vis de la seule autorité à laquelle nous
devions obéissance filiale : Rome.
Pour ce qui me concerne, mon attitude est bien nette et ne
variera pas. Je ne saurais mieux faire, pour l'affirmer aujour-
d'hui, que citer ces quelques lignes de Dom Kienle (2).
« 11 y eut un temps où je donnais mes préférences aux formes des
« mélodies grégoriennes de l'anticiuité, et où je nourrissais l'espoir
« qu'elles auraient obtenu, à côté des môlodies officielles, quelque
« témoignage flatteur et formel, même qu'elles pourraient être intro-
« duites et prises en considération. Il en aurait été ainsi, si seulement
« la question eût été agitée avec plus de sens religieux et de modé-
« ration et avec moins d'étourdorio. Toutefois, par les décrets récents
« de l'Eglise, cctlc question a reçu une solution et elle chanrje de phase.
« Lk temps auquel .ie faisais allusion est donc, a mes yeux, un temps passé
« A TOUT JAMAIS. Je déclare, en conséquence, que je suis partisan de
« l'usage PRATIQUE des livres officiels de chant, et je foume le vœu que
« TOUT VRAI CATHOLIQUE SE DÉGIDE A AGIR DE MÊME. »
Ainsi s'exprimait Dom Kienle, ainsi m'expriniai-je à mon
tour.
1. Tant qu'une autre édition n'aura pas été jugée digne de la rem-
placer.
2. Grey. Blail, 1887.
108 l'avenir de la musique sacrée
Rome encourage les recherches archéologiques. Je travaille
donc par pur amour de l'art, pour la vérité archéologique à
découvrir, si elle ne l'est déjà par Tuii de mes confrères es
neumes, pourapportcr tout au moins quelques données nou-
velles, sinon toutes, propres à éclairer d'un jour nouveau
cette question, si importante dans ses résultats, du rythme
grégorien. Mais aussitôt que la question de pratique ^'oî<r/ia-
/zè/'e est soulevée, l'archéologue enthousiaste lail place en
moi à l'humble catholique dont le seul rôle est l'ohéissance
absolue, obéissance qui entraîne forcément l'adoption hic et
ruine do l'Edition officielle, et, de plus, la non-discussion de
la valeur théorique de ladite Edition, la discussion étant in-
convenante au premier chef (1).
De môme que Rome encourage les recherches archéologi-
ques, de môme elle tolère l'exécution à l'I^glise de pièces de
musique modeine dite religieuse, pourvu qu'elles soient res-
pectueuse du sanctuaire et des nécessités liturgiques. En con-
séquence V exécution passagère de toute version archéologique
restaurée d'après une méthode scientifique jouit de la même
tolérance.
C'est donc en vue d'une exécution passagère que nous
donnerons les quelques conseils dont nous parlions au début
de ces lignes.
II
On a mené grand bruit d'une réserve faite en toute sincé-
rité, concernant « V impossibilité de la rernise in'é^/ralc au
répertoire de la cantilène antique ».
On s'est même servi de cet aveu comme d'une arme de
combat contre ma théorie; mais n'esl-il pas regrettable do
voir le dernier critique de mon œuvre en dénaturer le sens,
bien clair cependant, par ce commentaire : « Il n'y a qu'un
« mol à ajouter à cette appréciation : ce qui n'est pas chan-
« table aujourd'hui ne l'était pas? davantage au moyen âge, et
« la doctrine qui aboutit à une pratique impossible se con-
« damne, par le fait même, irrévocablement (2). »
Ainsi donc, si, sans égards pour la susceptibilité bien légi-
time de mon critique, et pressenti par lui au sujet de l'exécu-
tion qu'il projette d'une œuvre moderne (de Brahms, Rubins-
i. Et, pour rester dans l'obéissance jusqu'au bout, c'est ;i NN, SS. les
Evéqucs que nous nous abandonnons pour l'application pratique du
principe d'adopîion, vu que I\omc, par une condescendance toute
maternelle, leur loisse le choix du moment opportun en toloaut qu'ils
conservent les anciennes éditions diocésaines U^gilimement introduites.
(Décret du 7 juillet 1894.)
2. Mus. Sacra , Toulouse, mai 1899, p. 60, col. droite.
l'avenir de la musique sacrée 109
tein, Liszt, etc.,) connaissant de plus, son incapacité profes-
sionnelle, je viens lui dire : « Non, ne tentez pas la chose,
« cette musique est au-dessus de vos forces, » il me répondra :
« Brahms n'existe pas! » Mon Dieu, non, pour lui. Notons
qu'ici je prends un exemple, sans aucune intention malicieuse :
c'est un a.vgumentad hominem que j'emploie.
Mais, toutes choses considérées, le cas est identiquement
le même au regard du chant restauré.
Que sont nos milliers de chantres, sinon des incapables?
Le souvenir de leur infériorité écrasante m'a hanté lorsque
j'écrivis ma fameuse phrase: impossibilité de remise intégrale
au répertoire du chant restauré. Eux seuls en sont respon-
sables.
La conclusion précitée perd d'ailleurs toute sa valeur
puisqu'elle ne porte que sur une phrase tronquée, et que, de
plus, cet écrivain cache soigneusement un autre alinéa du
même article (1) : « Il n'est pas un musicien qui ne soit
« capable de chanter ma version; mais c'est une utopie de la
« vouloir faire chanter universellement parce que l'immense
« MAJORITÉ DES CHANTRES n'a NI INSTRUCTION « SOLFÈGE », cic. . . »
En voilà assez, ce me semble, sur un sujet irritant.
Toute mélodie bienétablie comporte eti elle-même, on le
sait, un commencement, un milieu et une fin. Chacune de
ces trois parties est formée d'un ou plusieurs membres do
phrase. Chacun de ces membres de phrase est composé d'une
ou plusieurs formules mélodiques ayant un sens musical
défini. Vivifiant le tout il y a le rythme qui anime la mélodie,
rythme intimement lié au sens mélodique de chaque formule.
Le rythme donne l'unité de caractère et la tonalité aJopléc
donne l'unité de sentiment.
Si l'on a bien compris ce qui précède, il n'est personne qui
ne saisira à première vue la constitution de la phrase grégo-
rienne et son mode d'exécution.
Retrouvons-nous tout cela dans la cantilène grégorienne?
Oui, tout sans exception.
Remarquons bien que je n'ai pas parlé de groupement des
formules en mesures régulières telles que nos œuvres mo-
dernes en comportent.
Ces groupements me paraissent inadmissibles, puisque,
pour les établir, on est obligé de ne pas suivre, dans la tra-
duction des neumes, un mode d'interprétation uniforme pour
chacune des formes neumatiques.
Le chant grégorien est libre dans son rythme (2), libre
1. Mus, Sacra, fév. 1899, page 30, col. gauche.
2. Liberté ne sigaifie pas absence d^. njthmeoxx rythme vague, indé-
lerminé l
HO l'avenir de la musique sacrée
dans son dé vélo i)pe ment mélodique comme la prose liltéraire
l'est dans ses périodes. Mais, taudis que la prose lilténiire
déclamée suit les lois du rythme oratoire, la prose grégo-
rienne suit les lois du rythme musical. Le chant, d'ailleurs,
n'ajaiuais été assimilable au « parler •». Le rylhme du chant
est une chose, le rylhme de la parole en esl une autre. Le
chant est de la musique et en suit les lois naturelles, le parler
n'est pas de la musique et conséquemment suit des lois diffé-
rentes propres à sa nature.
Dire que le parler possède un rylhme propre est exact : nul
de nous qui ne l'ait senti instinctivement; mais prétendre
que : puisque le rylhme oratoire « est un ryliimc certain, on
peut l'imposer à la mélodie », est une impossibilité. Le « can-
tabis siciit promintkweris », grand argument bénédictin, e^t
un de ces axiomes absolus, qui pèchent par leur absolutisme
même.
Chanter : « Pater nostcr, qvi es incœ/is... •» comme on le
déclame, n'est pas, à proprement parler, du « c/iant », c'est de
la déclamation syllabique oratoire sur intonations musicales.
Mais aussitôt qu'il y a groupe de notes traduisant, une à une,
les syllabes du terte, il y a musique pure et rythme musical,
antipodes du parler et du rylhme oratoire.
A tel point que les anciens reconnaissaient déjà, et même
dans le syllabisme musical, que : ce n'est pas la musique qui
se plie au rythme des paroles, nuiis bien la parole au rythme
de la mélodie.
Toute l'Ecole dite italienne a exagéré celte singulière ma-
nière de faire et c'est la grande supériorité de notre Ecoir
moderne de respecter la pureté de la déclamation oratoire (I)
sans rien sacrifier des exigences du rythme musical.
Pour la dixième fois, peut-être, répétons que la caractéris-
tique du rythme musical n'est pas autre chose que la régula-
rité des pulsations rylhmiques que chacun sent (2) instincti-
vement à l'audition, parce que le rylhme est le pouls de la
musique.
Le chant grégorien est ainsi établi : pas de mesures régu-
lières, uniquement des temps rythmiques successifs composés
chacun en soi de toutes les notes (1, 2, jusqu'à G ou 8) qui
1. Ce qui ne sig lifie aucunement « respccloi- le rjlhme oratoire ».
2. C'est encore un fait qu'à l'audition d'une œuvre musicale, lo:^
neuf dixièmes des auditeurs suivent le rythme de liHc, et que quelques-
uns d'entre eux le marquent de la tête ou du pied, sans souci de la
Meaurc moderne dans Uuiuelle l'œuvre est écrite. Qu'est-ce donc cela,
sinon battre les ^cwj. s ri/lhmiques successifs, pouls du rythme, répé-
tons-le à satiété ?
l'avenir de là. musiqul; SAcnÉio 111
neumatiquement sont représentées par une seule figure neu-
matique. C'est avant tout une question de lecture qu'il en soit
ainsi. Ces groupes-temps expriment une seule ou plusieurs
syllabes du texte, mais on ne voit nulle part une ligure neu-
matique juxtaposée à deux (ou plus) syllabes de ce texte (I).
Prenons le graduel : « Christus factus est », tel que je le
transcris (2).
Au premier regard jeté sur cette traduction on voit chaque
groupe-temps juxtaposé à une syllabe du texte, et, par places,
deux ou trois de ces groupes (3) exprimant unemème syllabe
liltéraire : — no =: 3 temps, bis; obe = 3 temps, diens; ad
= 2 temps; ciutem = 3 temps. Dans le verset qui suit les
groupes sonl plus nombreux par places; ce sont alors de
courtes vocalises du type des jubili alléluiatiques.
Quelle difficulté d'exécution oserait-on soulever au sujet de
ces groupes? Quel est celui, dont le savoir en solfège môme
réduit à la définition fondamentale une noire = 2 crochos
== 4 doubles croches, e1c.,qui osera dire que cette mélodie est
impî'alicablf! Impraticable, oui assurément, pour nos chan-
tres et pour beaucoup do leurs supérieurs hiérarchiques qui
en sont encore à rejeter la notation moderne sous le curieux
prétexte que cette notation dénature leur plain-cbant, tandis
que la notation carrée l'immatérialise! Grands mots sonores
que tout cela !
Suivons. Chanter des temps rythmiques à la suite les uns
des autres n'est pas chanter, c'est solfier brutalement la lettre
du texte musical. L'élève de neuvième qui ânonne, mot par
mot, sa leçon, lit brutalement le texte, mais ne sait pas lire.
Savoir lire la prose ou les vers, c'est donner à chaque mot sa
force d'émission selon le rô!e qu il joue dans le membre de
phrase. Pourquoi voudrait-on qu'en musique, langue bien
autrement expressive, il en soit d'autre façon? Savoir lire la
musique ne consiste pas à exécuter froidement, mctronomi-
quement, les groupes temps rythmiques que l'on a sous les
yeux, mais bien à donner à chacun de ces groupes-temps sa
force d'émission selon le rôle que ce groupe joue dans le
1. J'ai donné clans mon Appendice, {"). 305, le sens du texte de Guy
d'Arezzo {MicioL, XV, 8) qui pourrait m'èlre oppose ici.
2. Voir mon Appendice, page 321.
« il. lloudnrd a bien voulu mettre à notre disposllion un certain nombre
d'exemplaires de cette pièce (tirage à part sur papier fort). Ceux de nos
lecteurs ciui désireraient la recevoir voudront bien nous adresser leur
déniante d nis le plus bref délai. (Note de la Rédaction.)
3. Je pourrais faire intervenir une raison d harmonie sous-entendue
pour confirmer ces <emps; mais il faut savoir se borner pour ne pas
embrouiller les idées dès le début.
112 l'avenir de la musique sacuél
membre de phrase. Donc identité parfaite de moyens dans les
deux langues, et, comme corollaire : même éducation à par-
faire pour être à môme de traduire le sentiment de l'écrivain,
littérateur ou musicien. Que ceux-là, parmi nos détracteurs,
veuillent bien réfléchir au ridicule dont ils se couvrent lors-
qu'ils prétendent que chanter temps par temps c'est marteler
une mélodie insipide.
Chaque mot du texte liturgique l'st donc exprimé par un
véritable mot musical. Comme preuve, je prie le lecteur de
supprimer mentalement le texte « Christus/actusest », etc., et
d'exécuter la mélodie comme si elle était purement instru-
mentale. 11 lui sera impossible, à moins de parti pris, de
mauvaise foi ou d'ignorance, de phraser la mélodie susdite
autrement que comme les mots du texte momentanément
supprimés l'ont établie musicalement dans l'esprit du com-
positeur.
Maintenant, que le lecteur fasse un essai complémentaire :
qu'il joue de nouveau, au piano ou à l'orgue, ou qu'il veuille
bien chanter cette fois la mélodie, mais en lisant en même
temps les indications neumatiques des ncumcs qui surmontent
la partie (indications qui reviennent à ceci : ritonito léger,
expressivo , de toutes les notes qui neumatiquement sont
représentées par des traits ou par un signe surm.onté d'un
trait : tel le 5" mot, nobi.s). Son exécution sera le rendu exact
de la pensée du compositeur, représentée d'une façon géniale
dans les neumes eux-mêmes.
Je n'en dirai pas plus long aujourd'hui. La plupart de ceux
qui m'ont critiqué, dans des termes souvent déplacés,
regretteront avant peu d'avoir étalé au grand jour leur
incompétence ou leur dépit de s'être inféodés à telle ou telle
école, sans avoir suffisamment pesé les raisons de leur adhé-
sion. Verba volant, mais scripta mankint, les miens comme les
leurs. Les recherches futures justilieront lesuns ou les autres.
Attendons les avec calme.
G. llOLUARU.
Le Gérant : A. GABERT.
aaP- NOIZBTTE ET C'e,8, RUE CÀMPAONK-1". PARIS.
DEUXIÈME ANNÉE N" 8 15 AOUT 1890
L'AVENIR
DE LA
MUSIQUE SACRÉE
SOMMAIRK.
A [iropos d'I nité (Suite.). 1 1:$
Variations musicales sur le Motif « Brefs et Décrets » 120
l.e Rythme et le Mètre (Suite.) 12!)
I>e Neume-Temps rythmique devant la Critique 128>
Le Rythme des Mélodies grégoriennes, par J. Artigarum . 132
l^remièrt Si/inphonie d'Orgue, par L. Vierne. 136
A PROPOS D'UNITÉ
(Suite,)
11. Circonstances qui ont provoqué les Brefs et les^Décrets
relatifs au plain-chant . [Suite.)
4. Le Décret du 26 avril \ 883 avait été envoyé à tous les
Evêques. Il était, dit Mgr Lans, « ample en explications,
clair et [)récis dans ses décisions, officiel par les formes.
Aussi fit-il une impression profonde ». Il semble même qu'il
aurait dîi couper court à toute discussion ultérieure, rallier
tous les suffrages et toutes les aspirations pratiques autour
de l'Edition préférée et recommandée par la Sainte Eglise,
en un mol apporter à tous la paix dans l'unité.
A l'étranger, il en fut assez généralement ainsi.'
Mais en France, non.
La France devint le théâtre, sinon tout à fait unique, du
moins principal, d'une résistance tantôt inconsciemment,
tantôt expressément, ton jours habilement organisée. « Edi-
tion scientifique » opposée à « Edition émanant de l'Auto-
rité »: tel fut le mot de la situation. « Telle est, dit Dom
Guéranger, la perpétuelle distraction du gallicanisme, que
toujours et avec une incompréhensibleassurance, il se posera,
414 l'avenir de la musique sacrée
d'égal à égal, en face de l'Eglise romaine. » Donc l'attitude
de résistance s'affirma de plus en plus ; et bientôt la science,
pour fortifier ses positions, s'adjoignit des auxiliaires dont il
eût été plus honoi'able pour elle de se passer.
Bref, dès 1889, on vit se développer progressivement une
coalition étrange où marchaient de front, pêle-mêle, Tarcliéo-
logie, le commerce, le chauvinisme, le snobisme et... la poli-
tique. Quelle fête pour la presse, même pour certaine presse
catholique qui souvent ne fut guère plus édifiante que l'autre !
Quels torrents de récriminations, d'invectives et parfois de
basses injures à l'adresse de l'Edition dite « étrangère » et
de son éditeur, de la Cour romaine, de la Sacrée Congrégation
des Rites et du Souverain-Pontife lui-même ! On fit tant et si
bien que le gouvernement français crut devoir se mettre de
la partie et faire agir auprès du Saint-Siège son ambassadeur
le comte Lefebvi-e de Béhaine. Après de longs pourparlers,
celui-ci écrivit donc à M. Develle, ministre des Affaires étran-
gères, à Paris :
Home, le l'J octobre 1893.
... Vdtre Excellence n'ignore pas les polémiques iudentes... entre les
partisans de la notation dite médicéenne et l'Ecole sacrée du véritable
chant grégorien... Divers laits ténioigni'iit qu'ici même, dans l'entou-
rage du Pape, notamment au séminaire du Vatican, les détracteurs
des livres do ilatisbonne sont nombreux...
... Dès le début des polémiques... (déc. i889), Léon .\I1I a spon-
tanément protesté contre la pensée que le privilège pouvait être
exploité de façon à porter préjudice à notre librairie. /
... Le Saint-Siège n'a jamais songé à imposer aux Evoques, etc. A
cet égard le communiqué officieux de YOsscn . Rom. (4 août) est aussi
explicite que possil)le,
... Le Préfet des Rites, le cardiii.il Aloysi Masella, m'a .iffirmé et
autorisé à affirmer... que les Uilcs ne faisaient aux Evéques aucune
obligation de conscience de préférer les livres édités par M. J'ustel à
lots autres dont ils aimeraient mieux faire usage, cornme tel est le cas
à Rome même, où les éditions médicéennes ne sont à l'heure présente
— vingt-cinij ans a|)rès le Décret de 18()8 et dix ans après le Décret
de 1889 — employées que dans trois églises.
... Le Saint-Siège n'élèvera aucune nbjection si M. le ministre des
Cultes recommande à tous les Evèques de France, de nos colonies et
pays de protectorat, ainsi qu'aux Supérieurs de toutes les missions de
nationalité française, de ne pas faire usage des livres liluigiqucs de la
maison Pustet.
Peu de jours après il écrivait encore :
Rome, le 28 octobre 1893.
... Les déclarations officielles et formelles que j'ai reçues du Saint-
l'avenir de la musique sacrer 115
Siège équivalent en fait comme en droit, pour la Fiance et ses colonies,
à ['annihilation de ce qu'ordonne implicitement le Pape dans le Décret
d'avril 1883.
La décision prise par l'Evêque de Nevers est assurément fort regret-
table (1); mais elle n'infirme pas la valeur des déclarations du Saint-
Siège...
... Le Secrétaire d'Etat m'a répondu que la chancelleine pontificale
n'aurait à élever et n'élèverait aucune objection contre les mesures
que nous jugerions nécessaire de prendre afin de sauvegarder les
intérêts du commerce français.
Et entin le ministre des Gnllos envoyait, trois mois après,
le communiqué suivant {Circulaire n" 617) aux Evêques de
France :
l'aris, le 19 janvier 1804.
Monsieur l'Evêque,
... Le gouvernement de la République ne pouvait demeurer inditîé-
rent aux inquiétudes du commerce français. En prenant connaissance
des deux rapports de M. Lefèbvre de iJéhaine, vous verrez que la chan-
cellerie ponlificalc se défend avec autant de netteté que d'énergie
d'avoir jamais songé à imposer aux Evêques l'usage de ces livres.
... De ce qui précède, vous conclurez, j'en ai la ferme confiance, que
les membres de notre épiscopat ont tout intérêt à prendre acte des
indications si explicites que le Saint-Siège nous a fait parvenir par
.M. Lefèbvre de Bèhainc, et qui donnent au clergé de Frcince la faculté
de ne pas nuire au commerce de notre pays en faisant usage des livres
liturgiques édités en Allemagne.
E. Spullek,
Ministre des Cultes.
C'était le triomphe, n'est-ce pas? et les adversaires de
l'Kdition oflicielle pouvaient sans doute entonner l'hymne
national de leur victoire; contre l'Eglise romaine?...
Eh bien! non.
Six mois plus tard, Romf' publiait le Décret Ouod S. Au-
gustinus, qui venait remettre toutes choses en place.
Nous avons donné intégralement le texte latin de cet acte
officiel dans notre numéro de novembre et sa traduction
française dans celui de décembre 189H. Il est néanmoins à
propos de le résumer aujourd'hui et d'en mettre en lumière
les passages qui vont plus spécialement à notre sujet.
Le Décret rappelle d'abord très brièvement ce qui a été
fait par l'autorité des Pontifes romains au sujet du chant
ecclésiastique depuis saint Grégoire le Grand, plus particu-
1. Cette appréciation, d'ordre plutôt politique, dut sembler peu com-
promettante, vu qu'antérieurement la décision prise par Mgr l'Evêque
de Nevers lui avait mérité les félicitations de Rome.
llf) l'avenir de la musique sacrée
lièrement depuis le Concile de Trente, et plus particu-
lièrement encore depuis le milieu de notre siècle. Les circon
stances qui ont motivé les Brefs Qui choricis el Sacrorum
concentuumy sont rappelées, et les passages de ces Brefs
concernant l'approbation de l'Edition officielle et traduisant
les aspirations dos papes Pie IX et Léon XTÏI vers V unité du
chant liturgique y sont cités textuellement. Vient ensuite un
court historique des circonstances qui ont motivé le Décret
du 26 avril 1883, avec citation de la réponse faite aux vœux
du Congrès d'Arezzo, depuis « Vota seu postulata»/]Vi^({\i'h.
« neque amplius diaquirpiidum ésse. »
Donnons in extenso le reste du Décret :
Cependant en ces dernières années, pour diverses causes, on a vu les
anciennes diflicultés renaître et même de nouvelles controverses
s'élever, dans lesquelles on a entrepris d'infirmer ou de contester
entièrement l'authenticité et de l'édition et du chant qui y est contenu.
Il s'est trouvé aussi des personnes qui ont conclu, de ce que les
Papes Pie IX et Léon XIII avaient très vivemçnt recommandé l'unifor-
mité du chant ecclésiastique, que tous les autres chants, précédem-
ment en usage dans les églises particulières, étaient absolument
interdits.
Pour éclaircir ces doulrs et dissiper toute ambiguïté à l'avenir,
Sa Sainteté remit le jugement de cette aflairc à la Congrégation
ordinaire de tous les cardinaux préposés aux saints Rites, lesquels,
réunis en séances les 7 et 12 juin dernier, ayant examiné derechef
tout ce qui se rapporte à la question et mûrement pesé ce qui s'était
produit de nouveau, rendirent à l'unanimité la sentence suivante :
« Les disposUions contenues dans le Bref de Pie IX, de sainte mémoire, Qui
choricis, du 30 mai 1873; dans le Bref île N. T. S. P. le Pape LconXUI,
Sacrorum concentuum, du 13 novembre 1878; et dans le Décret de la
Sacrée Congrégation des liites du 26 avril 1883, doivent être observées.»
On le voit, rien n'est changé à l'état antérieur. L'Eglise
maintient ses vœux et maintient ses tolérances en maintenant
purement et simplement ses actes officiels des vingt et une
années précédentes. Les difficultés et les obstacles suscités
par le caprice humain peuvent retarder, mais ne sauraient
arrêter l'acheminement vers la réalisation des désirs de
l'Autorité. Celle-ci, tôt ou tard, doit avoir le dernier mot,
pour le plus grand bien de tous et de chacun.
Mais ce qui doit attirer notre attention, c'est la manière
dont le Décret s'exprime au sujet des tolérances que main-
tient l'Autorité :
En ce qui concerne la liberté, pour les Eglises particulières,
de conserver uil chant légitimement introduit et encore
l'avenir de la musique sacrée 117
employé, la même Sacrée Congrégation décida de renouveler
et d'inculquer le Décret rendu dans la séance du 10 avril 1883,
par lequel elle exhortait vivement tous les Ordinaires des
Lieux et tous ceux qui emploient le chant ecclésiastique à
adopter, dans la sainte Liturgie, l'édition susindiquée. afin
d'observer l'uniformité du chant, bien que, suivant la très pru-
dente manière d'agir du Siège apostolique, elle n'impose pas
cette édition à chacune des Eglises.
Remarquons bien que la restriction n'est qu'une incidence
dans la phrase principale et qu'elle est basée sur une pure rai-
son de haute prudence.
Et maintenant, vous tous qui voudriez voir rapporter
les Décrets qui vous gênent, dites-nous, à la lumière
de ce que nous avons cité dans nos articles A propos
d'Unité, si vous croyez sincèrement qu'une édition pos-
térieure au Décret de 1883, comme l'est par exemple
celle de Solesmes, doive être rangée dans la catégorie
des éditions qu'on ait pu ou qu'on puisse « légitime-
ment » introduire ; et partant si une telle édition est
admise à bénéficier de la tolérance accordée par l'Au-
torité, c'est à- dire à être employée, non point exception-
nellement et passagèrement, comme beaucoup d'entre
nous ont cru et croient encore pouvoir le faire, mais
essentiellement, quotidiennement, à titre d'édition
unique et totale (1). Dites-nous enfin si c'est en faveur
d'une édition de ce genre qu'on est en droit de rêver
ïiinité, si c'est vers cette édition qu'on doit « marcher
la main dans la main par la même voie » et orienter le
grand œuvre de la restauration du chant liturgique...
Revenons au Décret: sa conclusion, est celle-ci:
Un rapport fidèle de tout cela ayant été fait par le soussigné, préfet
de la S. C. des Rites, à N. T. S. IV le Pape Léon XIII, Sa Sainteté
approuva, confirma et ordonna de publier le Décret de la Sacrée Con-
grégation, le 7 juillet 1894.
On peut bien dire encore du Décret de 1894, comme de
celui de 1883, qu'il est « ;unple en explications, clair et pré-
cis dans ses décisions, or.'iciel par ses formes »,et qu'il aurait
1. Le Décret (de 1894) suppose que les éditions non of/iciellefi par lui
tolérées ont été « légitimement introduites » et sont « encore en
usage ». On ne saurait donc plus en introduire de nouvelles, eussent-
elles tous les mérites imaginables, sauf celui d'être « la seule authen-
tique et légitime ». (Chanoine J, Didiot, Le Chant de VEglise latine
p. 120
118 l'avenir de la musique sacrée
dû couper court enfin à toute discussion, rallier tous les
suffrages, apporter à tous la paix dans Viinitê.
Hélas ! nous devons constater au contraire que depuis 1894
la voix de l'Eglise n'a pas été chez nous mieux écoutée qu'au
paravant. L'opposition n'a point désarmé. A consulter cer-
tains échos, on se croit à laveilledevoircapitulerl'Autorité...
Mais, en revanche; la pauvre science humaine est on train
(le se prendre à ses propres filets. INous avons, aujourd'hui,
vingt systèmes scientifiques, tous opposés les uns aux autres,
et chaque jour en voit éclore un nouveau. Hors de « la voie
sagement tracée » par l'Autorité, le |)lain-chant se meurt
vraiment des coups que lui portent tour à tour ses très doctes
restaurateurs. Et pour avoir voulu marcher seule, la superbe
science nous mène tout droit à la lour de Babel.
Pour le philosophe qui n'a point boutique sur la rue et
n'est pris à l'engrenage d'aucune aventure commerciale, il
est profondément instructif de contempler le gâchis où nous
pataugeons à plaisir et de voir la science en train de se prou-
ver à elle-même qu'elle eût mieux fait de se soumettre et
d'obéir aveuglément en utilisant ses énergies dans le sens
qu'avait indiqué l'Autorité.
Quoi qu'il en soit, ne soyons point inquiets pour l'avenir:
c'est à l'Eglise, encore une fois, que restera le dernier mot.
Elle a vu bien des résistances plus troublantes encore que
celles de l'heure actuelle; et ces résistances-là scsont éteintes
devant son inaltérable patience. D'ailleurs la Providence sait
parfois lui venir en aide à point nommé.
Pendant près de deux siècles, on a vu. paj exemple, le gal-
licanisme faire ses délices de la profession et de l'enseigne-
ment des quatre articles de 1G82 — de môme qu'aujourd'hui
(s'il est permis de comparer les petites choses aux grandes)
bon nombre de séminaires, sous le fallacieux prétexte d'ini-
tiation au vrai chant de l'Eglise, font étudier et pratiquer par
les jeunes clercs un chant tout autre que celui que veut
TEolise, un chaot dont l'Eglise a formellement répudié le
principe fondamental par ses Décrets de 1883 et de 1894. —
Le Concile du Vatican réduisit à néant les quatre articles en
définissant l'infaillibilité pontificale. Or, pendant qu'il pré-
parait sa définition, certaine presse française tendait une
main coupable à certaine presse allemande, et des deux côtés
du Rhin franco-allemand on se préparait à mener une
campague monstre contre le dogme en question aussitôt qu'il
l'aVENIK i)E LA MUSIQUE SACRÉE H9
serait proclamé. Mais la Providence en avait disposé tout
autrement: car, le jour même où le Concile mettait le sceau
H son plus grand acte, la France déclarait la guerre à l'Alle-
magne ; et le lendemain la presse oublia le dogme pour parler
batailles; et quand les jours de batailles furent passés, il était
trop tard pour baver contre le Concile.
Hâtons-nous d'ajouter qu'il ne faudra point d'aussi dures
leçons pour résoudre pratiquement la question du chant
ecclésiastique et pour ramener à la pure obéissance ceux qui
se sont laissé un instant égarer par des rêveries, des coteries
ou des fumisteries. Le jour où seulement deux ou trois
Evêques de France auront jugé que le moment estenfinvenu
d'obtempérer aux désirs de l'Eglise, ils seront suivis avec
enthousiasme par une phalange compacte d'hommes désin-
téressés qui sont las des querelles présentes et soupirent après
un avenir de paix et d'union. Et quand un éditeur français
intelligent entreprendra de .nous confectionner une bonne
petite édition française de ce Chant romain officiel que l'en-
nemi s'obstine à appeler « le chant de Ratisbonne », les
récalcitrants, qui très pharisaïquement avaient pris pour per-
choir l'intérêt du commerce national, n'auront plus aucune
apparence d'objection à formuler.
Allons, messieurs les éditeurs liturgiques de France, l'heure
est propice de renier un peu votre passé. En 1897, vous avez
encore, d'un commun accord (1), signé un mémoire rédigé
sous l'inspiration de qui vous savez dans le but d'obtenir de
Rome, par l'intermédiaire du gouvernement français, telles
ou telles choses impossibles, entre autres l'abrogation de cer-
tains Décrets réputés gênants. Il y aurait mieux à faire
aujourd'hui : il s'agirait de vous rappeler que le privilège de
l'éditeur de Ratisbonne doit finir sans retour le 31 décembre
1900; ou, mieux encore, de profiter dès maintenant du gé-
néreux désistement de privilège que dès 1892 (sinon plus tôt)
M. Pustet consentit de lui-même en faveur de la France et
dans l'intérêt de la cause catholique. Sans doute le souvenir
qufâ nous rappelons est amer : car l'abnégation de l'éditeur
étranger donna à vos levées de boucliers uncertaiji caractère
sur lequel il serait discourtois d'insister. Mais les jours ont
passé là-dessus : sans trop grand préjudice pour l'amour-
1. Il serait pourtant injuste de généraliser : car, par exemple, nous
savons de source sûre que M. Mingardon de Marseille refusa de signer
le mémoire en question.
420 l'avenir de la mdsique sacrée
propre il est possible, aujourd'hui^, de se ranger au parti du
bon sens.
Et nous tous, fils aveuglément soumis à l'Eglise, qui, plus
encore que les ergoteurs de la science, sommes en Franco
légion, réjouissons-nous de savoir qu'en droit les querelles
plain-chantales sont depuis longtemps tranchées par l'Auto-
rité, et appelons de nos vœux lo jour où elles le seront aussi
de fait. Ce jour viendra, nous n'en saurions douter.
Bomf est mère et maîtresse : tout ce qu'elle fait est bien.
{A suivre.) A. Gabert.
VARIATIONS MUSICALES
SUR LE MOTIF « BREFS ET DECRETS ».
En juillet 1894, un prêtre néerlandais, Mgr Lans, écrivait
les lignes suivantes dans une brochure que nous avons
plusieurs fois citée (i) :
Nous n'attachons pas la moindre importance aux prédictions puisées
principalement dans des journaux français et reprises par leurs con-
frères, même par des journaux néerlandais. A los en croire, le Saint-
Siège serait à la veille de retirer son privilège h. l'imprimeur, de
révoquer les Décrets, de rendre aux Evêques une liberté sans limites,
de préconiser l'édition des RR. PP. Rénédictins de Franco, etc., etc.
Tout cela, d'après les journaux, sera bientôt un fait accomfjli! Pour
nous, nous ne le croyons pas, et nous préférons attendre dans lo
calme les décisions de liome. Elle saura parler à son heure.
Or, c'est à cette heure même que Rome parlait, et, peu de
jours après, le Décret Qiiod S. Aiigustinus était promulgué et
envoyé à tous les Kvêques de l'univers catholique.
Aujourd'hui la situation est pareille et les prophètes de
18!)9 copient ceux de 1894. Le 7 juillet dernier nous rece-
vions de l'un de nos correspondants étrangers la communi-
cation suivante;
On a mis en circulation le bruit que la S. G. des Hitos ne fait
([u'attendre l'expiration du privilège de Pustet se torrainanl le
;H décembre 1900, pour abandonner complètement la question du
plainchant, ou bien, d'après une autre version, pour préparer avec le
temj)s une nouvelle édition de plainchant basée sur les recherches do
Doni Pothier.
Remarquons que cette communication n'est qu'un écho de
ce qui vole de bouche en bouche dans certains milieux où la
résistance reste à l'ordre du jour. Et il est à supposer que les
1. Abbé Lans, Dix ans après le Décret Romanorum Pontificum, p. 79.
l'avemr de la musique sackée 121
bruits de 1899 auront le sort de ceux de 1894 : notre corres-
pondant, qui est aux sources, nous l'affirme d'ailleurs dans la
suite de sa lettre et conclut par ces mots : « Rome est plus
tenace que ses ennemis. » De fait, il est inouï, d après les
gens experts en la matière, qu'un décret romain d'ordre
général ait jamais été rapporté. Nous pouvons donc vrai-
semblablement répéter en 1899 ce qui s'écrivait en 1894 :
<< Rome saura parler à son heure, » si elle le juge utile.
Nous avons étonné certains lecteurs quand, dans notre
numéro de juin (p. 86), nous avons parlé « du zèle plus ou
moins irréfléchi de cer^-aines congrégations religieuses ^
pour des formes de chant qui ne sont point celles que veut
l'Eglise. Mais pardon, chers amis: il nous semble que l'Eglise
catholique, les Congrégations romaines et le Souverain
Pontife sont au moins aussi sacrés que les Congrégations
religieuses que nous avons visées. Or, donc, si certains reli-
gieux se permettent de critiquer ce que fait Rome, de jeter,
au nom d'une science qui est loin d'avoir fait ses preuves, le
discrédit sur les actes officiels des Congrégations romaines,
d'adopter une ligue de conduite en opposition avec les désirs
formels du Souverain Pontife, nous ne voyons point du tout
pour quel motif nous devrions faire le silence là-dessus,
pourquoi il nous serait défendu, sinon de désapprouver, au
moins de constater ce qui existe. Car enfin il se passe autour
de nous des choses étranges ; et, pour notre part, nous nous
étonnons plutôt qu'on les laisse s'accomplir tranquillement,
qu'on ne les relève pas, qu'on ne les cite pas au tribunal
d'une critique charitable si l'on veut, mais juste et impar-
tiale.
Ainsi, nous avons en ce moment sous les yeux un volume
de la Paléographie musicale de Solesmes, comprenant l'étude
intitulée: Le Cumus et la Psalmodie. Or, c'est pour nous un
vrai déplaisir de constater que le but de cette étude semble
être de disqualifier systématiquement l'Edition officielle. A
tant faire que de chercher querelle, au nom du Cursus, à ce
qui n'est point selon la version des manuscrits (lisez : selon la
version de Solesmes), on pouvait attaquer ^oz^^es les éditions
modernes et les citer à tour de rôle pour les mettre en con-
tradiction avec le type préféré. Mais non, c'est contre l'Edi-
tion officielle seule qu'on s'acharne : dès la page 72 de l'étude
précitée, la parallélisme s'établit entre la « version des manu-
scrits » et la version dite « de Ratisbonnc », de façon à mettre
toujours cette dernière en fausse posture ; et cela sepoursuit,
à jet plus ou moins continu, jusqu'à la page 204. Gageons que
122 l'avemu de la MISIOUE sacuée
les abonnés de la Paléographie musicale, au lieu de sembla-
bles parallèles illustrés par de la prose monacale, auraient
préféré recevoir ce qui avait été promis : des fac-similés pho-
totypiques de vieux manuscrits...
Et voulez-vous, chers lecteurs, avoir une idée de la prose
en question? En voici un spécimen (p. 152) :
« Et maintenant, en face de ces faits écrasants pour la version
médicéenne, que deviennent toutes ces raisons d'art, de grammaire,
d'accentuation, de facilité pratique, d'autorité palestriniennc que l'on
invoque et que l'on fait miroiter, devant les yeux de la foule naïve, en
faveur de ces tristes produits d'une époque de décadence et de ruine
pour le plain-chant? L'analyse impartiale vient de nous révéler leur
véritable valeur intrinsèque.
« La vérité, c'est que cette mélodie psalmodique, au point de vue de
l'art, est une caricature grotesque de la vraie psalmodie romaine ; au
point de vue grammatical, une négation absolue des règles les plus
rationnalles d'adaptation des paroles à la musique ; au point de vue
pratique, un fouillis inextricable de difficultés, car elle les multiplie
manifestement en multipliant les leçons. La vérité, c'est que cette
mélodie psalmodique, et elle n'est pas la seule, n'est qu'une pauvre
martyre à laquelle le réformateur fait endurer le supplice du chevalet;
il la distend, la démembre, la brise, la torture, la broie sans pitié
jusqu'à ce que mort s'en suive. S'obstiner à rendre responsable l'im-
mortel Palestrina de cette œuvre déplorable, c'est io desservir grave-
ment, et non ajouter un nouveau titre de gloire à son nom : s'il est
vrai qu'il en soit l'auteur, il ne nous reste qu'à nous souvenir qu'Homère
lui-même eut ses heures de sommeil et à jeter un voile discret sur
cette défaillance d'un grand génie. »
Ecrite au mois d'avril 1895, cette page venimeuse attaque
violemment et directement les Décrets pontificaux de 1883
et de 1894. Elle fut jugée sévèrement à l'étranger (nous
reviendrons là dessus). En Fiance, on l'accepta tout naturel-
lement et l'on cj'ia : « Bravo ! la science ! »
Mais il est peut-être à propos de citer ici ce qu'un ami nous
écrivait tantôt de l'Isère : « Curieux tout de même, que ce
même Ordre de Solesmes, qui, par la jjlume de Dom Gué-
ranger, écrasa les liturgies locales pour y substituer la litur-
gie romaine, travaille inconsciemment aujourd'hui à
repousser le plain-chant romain, par l'oigane de Dom Pothier
et de ses collaborateurs! » et de ra|)peler aussi cette conclu-
sion d'une note parue le 4 mai 1895 dans la Semaine lieli-
gieufie de Périgueux : « En résumé, D. Guérangera tout fait
pour lamenerla France à Vunilé de la Liturgie, telle que la
voulait l'Eglise romaine, mère et maîtresse de toutes les
Eglises ; et les iils de D. Guéraiiger, sans le vouloir peut-être,
ont tout fait pour éloigner la France de ï unité du chant litur-
l'avenir de la musique sacréb 123
gique, telle que la veut l'Eglise romaine, mère et maîtresse
de toutes les Eglises. »
Puisque le chapitre est commencé, parlons encore des Con-
grégations religieuses. Le 8 juillet, un de nos correspondants
nous écrivait :
A propos du Décret de 1894, un chaud partisan de Solesmes prétend
qu'on a trompé Léon XIII en lui faisant signer un acte tout autre que
celui qu'on lui avait lu (1). Parbleu 1 ce décret est gênant...
Les RR. PP. de Solesmes font une active propagande, aidés par la
Congrégation des Prêtres de la Mission ou Lazaristes.
Vous devriez bien, en expliquant le Décret de 1894, faire observer
qu'il défend iinplicUement l'introduction du chant de Dom Pothier.
Malgré les Décrets, malgré les nombreuses critiques, malgré l'avis
de tout le monde qui trouve que le chant monacal n'est pas pratique,
malgré les trois Evêques qui l'ont condamné, les Lazaristes se sont
fats les apôtres de Solesmes et ont introduit l'édition bénédictine
dans presque toutes leurs maisons et séminaires; à ma connaissance,
il l'ont fait adopter à leur maison mère de la rue de Sèvres à Paris, à
Dax, au berceau de Saint- Vincent de Paul, aux séminaires d'Angou-
léme, d'Evreux, de Carcassonne, de Montpellier, de Marseille, d'Alger,
de Constantine, etc., etc. A propos de Constantine, où Mgr Laferrière
avait adopté l'Edition officielle, aussitôt ce prélat mort les Lazaristes y
ont immédiatement remplacé le chant romain par l'édition de Solesmes.
Est-ce qu'il ne se trouvera pas une revue ayant le courage de
signaler et de flétrir cette campagne des Lazaristes"?
L'un d'entre eux me disait tout récemment : « Le Décret de 1894
nous gène, surtout à l'étranger. > — Etc., etc.
Flétrir, ce n'est point à nous de le faire. Signaler, nous le
faisons d'autant plus volontiers que cela jette un peu plus de
lumière sur la situation faite chez nous à la question musique
sacrée. Et que de choses nous signalerons encore avant qu'il
soit longtemps !
Mais ne perdons point de vue les Lazaristes : car à leur
sujet nous recevons souvent de piquants renseignements.
Il y a deux mois, un ami nous apportait un numéro de
revue musicale sur lequel un correspondant avait écrit la
note suivante : « Les Lazaristes ont forcé la main à l'Evèque
de... pour l'adoption des livres de Solesmes. » Peu de jours
après, un prêtre du diocèse indiqué, très lié d'ailleurs avec
les Lazaristes (ce qui nous empêche de le nommer), nous
adressait ces lignes :
1. Toujours la vieille manie, hypocrite et vingt fois condamnée, d'en
appeler du Pape mal informé au Pape mieux informé. C'est trop vieux
jeu pour réussir encore.
124 l'avenir de la musique sacrée
Permettez-moi de vous soumettre une observation : à mes yeux,
// faut prendre corps à corps le Polhiérisme (sic) et en montrer les
erreurs certaines pour les combattre; il faut montrer en quoi il est
grégorien et dilîère ou ne diffère pas des chants adoptés et approuvés
par la S. C. des Rites; il faut établir combien il est fâcheux de voir
une Congrégation, celle dos Lazaristes, abuser de sa situation dans
quelques petits et grands séminaires pour y faire prévaloir les livres
et les enseignements de D. Pothier et... lancer ensuite dans les
paroisses de prétendus réformateurs qui apportent le trouble dans les
campagnes.
A la date du 8 juillet, un autre prêtre nous écrit les passa-
ges suivants dont nous tempérons un peu la verdeur pour
les maintenir dans la tonalité. Il s'agit de méfaits grégoriens
commis dans une ville que nous ne nommerons pas.
C'est l'œuvre des Lazaristes qui se sont faits partout, je ne sais pour-
quoi, les commis voyageurs de l'édition bénédictine. Ils ont fait la
même chose à N. (autre ville) : au grand séminaire ils cherchent à
embaucher les séminaristes. Mais cela ne mord guère : la majeure
partie de la communauté reste indifférente à la question. Alors ils ont
monté la tête à un certain abbé X, soi-disant maître de chapelle de la
cathédrale, d'ailleurs aussi ignorant en musique qu'en plain-chant, et
l'ont expédié à... pour y apprendre le chant bénédictin et, à ^on
retour, le faire exécuter à la cathédrale.
La lettre est bien plus longue et contient une loulc de
détails très mordants sur divers sujets plus ou moins con-
nexes à la question plain-chant. Mais nous ne pouvons tout
dire le même jour.
Il faut être juste: après avoir parlé si longuement des
Lazaristes, nous devons bien faiie commémoraison de deux
ou trois autres (Congrégations. Citons donc le fragment sui-
vant d'une lettre du 12 juillet :
Les Assomptionnistes en général (cela fait tache sur leur belle œuvre
delà Bonne Presse) et quelques séminaires dirigés par les Sulpiciensfont
campagne avec Solesmes : par exemple à .Vvignon, à Orléans, à Rodez, etc.
A Rodez, on avait organisé un congrès dans l'espoir de forcer la
main au cardinal Bourret. Or, le Cardinal répondit : « Apprenez à
bien chanter, mais gardez les livres que nous avons. > Le Cardinal
étant mort, on est revenu à la charge auprès de la nouvelle administra-
tion diocésaine qu'on a gagnée, et l'on a vite introduit l'édition béné-
dictine dans les séminaires.
Il y a encore les religieux de la Congrégation de Marie ou Marianites
qui introduisent également la même édition dans leurs maisons et écoles,
[A suiv7'e.) A. Gabert.
l'avenir de la musique sacréf. 125
LE RYTHME ET LE MÈTRE
[Suite.)
Cette indifférence de la musique pour la quantité proso-
dique des syllabes donna naissance à un nouveau genre de
versification, qui prit le nom de poésie rythmique, ou simple-
ment de ri/thmr, pour se distinguer de la poésie métrique, ({ui
restait soumise aux lois de la prosodie. Le vers rythmique,
qu'il ne faut pas confondre avec le vers syntonique du moyen
âge, n'était pas comme celui-ci basé sur l'accent, pas plus
que sur la quantité ; mais il obéissait uniquement à la loi des
temps.
« C'est la loi des temps qui mesure et maintient le rythme,
dit Terentianus Maurus, au commencement du 11° siècle.
Dimensa rythmum continet lex temporum. {Gram. lat., VI,
p. 374.)
« Si dans les poètes lyriques ou tragiques, dit à son tour
Mallius Théodorus, vous trouvez des vers oui, négligeant la
disposition des pieds, on n'a observé que la proportion des
temps, rappelez-vous, comme l'enseignent les écrivains les
plus érudits, qu'on ne doit pas les appeler des mètres, mais
des rythmes. » (Loc. cit., p. 583.)
Diomède dit également : « Le mètre est limité pour la qua-
lité et le nombre des syllabes et des temps : il est constitué
et terminé par certains pieds; tandis que le rythme se multi-
plie à l'infini et se développe suivant l'affluence des temps,
des syllabeh et des pieds. » {Gram. lat., I, p. 474.) Et Marins
Yictorinus : « Le poème lyrique, quoique composé de mètres
(c'est-à-dire de vers), est en dehors de la loi du mètre, puis-
qu'il se mesure parles rythmes, au gré du compositeur. » {Op.
cit., p. 50.)
Cependant le vers rythmique, bien que s'affranchissant des
lois de la quantité et du mètre, était le plus souvent calqué
sur le vers métrique, dont il imitait la coupe, le nombre ty-
pique de syllabes et la cadence finale, où la quantité était
généralement observée.
« Le rythme, suivant la définition d'un auteur ancien cité
par Diomède. est, par l'effet de la modulation, une image du
vers, rythmiis est versus imago modulata, gardant le nombre
de syllabes, et maintenant souvent le levé et le frappé. »
{Loc. cit.)
Maximus Yictorinus dit à son tour : « Qu'y a-t-il de plus
ressemblant au mètre que le rythme? Le rythme, en effet, est
une composition modulée, oîi les mots ne sont pas soumis aux
lois métriques, mais scandés suivant le nombre, numerosa
scansione, au jugement de l'oreille, comme le sont les chants
126
l'avenir de la musique sacrée
des poètes vulgaires. Souvent toutefois, on trouve, comme
accidentellement, la proportion métrique dans le rythme, non
pas parce qu'on y a observé les règles de l'art, mais parce
que le chant et la modulation l'y introduisent. » {Dr metrica
InstiL, (irnm. lat., VI, I, p. 206.)
Quatre siècles plus tard, le vénérable Bède reproduit la
même définition en précisant ce qu'il faut entendre par les
mots numerosa scansione, qu'il remplace par numéro sylla-
barum, le nombre de syllabes, d'accord en cela avec l'auteur
que nous avons cité plus haut, d'après Diomède.
Le vers rythmique n'offrait donc par lui-même aucune
forme de pieds. C'était comme une matière inerte que la mu-
sique façonnait à son gré et à qui, par une combinaison ré-
gulière de notes longues et de notes brèves, elle donnait
l'apparence d'une succession de pieds. En effet, par suite de
son ancienne alliance avec la poésie, le chant avait conservé
certaines marches rythmiques, où les pieds se suivaient avec
la régularité d'un vers métrique.
Dès lors que le rythme n'employait plus de pieds déter-
minés et disposait les temps à son gré, le rapport entre les
parties du pied — larsis et la thésis — auquel l'ancienne
rythmopée attachait une si grande importance, cessa d'être
observé avec le même soin qu'autrefois, et la distinction
entre les genres égal, double et sesquialtère, qui caractéri-
sait les différentes espèces de rythmes, ne fut plus si nette-
ment marquée.
Le genre sesquialtère ou péonique, que les Latins n'avaient
jamais bien apprécié, se perdit peu à peu, et le genre double
lui-même, par suite de l'habitude prise de battre par dipo-
dics les ïambes et les trochées, finit par se confondre avec le
genre égal.
En outre, l'arsis et la thésis ne se différenciaient plus Tune
de l'autre, puisque, d'après Diomède et Terentianus Maurus,
ils avaient (diacun leur ictus ( Westph., p. î)9) ; ce qui revient
à dire que (chaque partie du ])ied était frappée. Le rythme
n'otïrait plus par coiisécjuent une succession de pieds, mais
de temps, marqués chacun par un frappé, comme l'est le
chant des Dy/antins et des Orientaux.
Sans doute, tout frappé suppose un levé, mais le levé n'a
plus de valeur propre. « C'est le frappé qui détermine le
temps, dans la musique vocale ou instrumentale, ditun théo-
ricien byzantin moderne. L'arsis n'est que la hn de la mesure
du temps c'est-à-dire, le moment où la main s'élève prête à
frapper la seconde thésis. » (Etienne le Lampadaire, iVoMweaw
Traité élémentaire théorique et pratique de musique ecclésias-
tique, 2" éd., p. 24).
l'avenir di-: la musique sacrél; 127
Ce n'est plus là le rythme délicat et savant d'autrefois, ca-
ractérisé par le rapport proportionnel entre l'aisis et lathésis
qui pouvait être é^al, double ou hémiole, mais c'est cepen-
dant un rythme régulier, puisque Cicéron fait consister le
rythme dans le retour de certaines impressions à intervalles
égaux : Numerosurn est in omnilnis sortis atque vocibus quod
habet quasdam vnpressiones, et quod metiri possiimus inter-
valiis œqiialibus. [De oratore, III, 48).
Le rythme s'est donc modifié graduellement de l'époque
d'Aristoxène aux premiers siècles de notre ère. La poésie et
la musique, d'abord étroitement unies, se séparent et suivent
des voies différentes, indépendamment l'une de l'autre. Le
mètre, qui, dans l'origine, n'était qu'une partie, une cou-
pure de la période rythmique, ne sert plus qu'à désigner la
mesure des syllabes et des pieds dans la composition poétique.
Le rythme, appelé par Longin le père du mè^re, demeure plus
spécialement appliqué à cette partie de la musique qui s'oc-
cupe de la mesure des durées. Rijthmi enim nornen in musica
usque adeo late palet ut hec tota pars ejus quse ad diu et non
diupertinet, rythmusnoniinata est. [S.Aug.^De Musica,\\\, 4 .)
La musique s'affranchissantde plus en plus des entraves du
texte, et la poésie métrique n'étant plus ordinairement chan-
tée, il se produit une nouvelle espèce de vers, qu'on appelle
aussi rythme. Le vers rythmique ne tient plus compte de la
quantité prosodique, mais seulement du nombre des syllabes
et de la cadence finale des vers. Parfois, grâce à la modula-
tion, il présente l'apparence d'une suite de pieds métriques,
mais ce n'est que par accident; car les temps musicaux s'al-
longent ou se resserrent au gré du compositeur, sans se sou-
cier de la valeur des syllabes. Aussi la plupart des auteurs de
la dernière époque ne parlent -ils plus des temps irrationnels
qui n'avaient plus de raison d'être, par suite de l'indifférence
que le musicien affectait pour les syllabes du texte.
En outre, les différents genres rythmiques se confondent;
l'arsis ne se distingue plus de la thésis, et au lieu de pieds
caractérisés, l'on n'a plus qu'une succession de temps rythmi-
ques tous égaux — nous ne disons pas de notes égales, —
marqués chacun par un frappé. C'est la syllabe musicale des
théoriciens du moyen âge qui, à la suite de Martianus Capella
et de saint Isidore de Séville, ont perdu la notion de Varsis et
de la thésis, telle que l'entendaient les Anciens, et ne parlent
plus que de frapper la cantilène, cantdena plaudatur.
Nous ne croyons pas cependant que l'on eût complètement
perdu l'usage des anciens genres rythmiques, car la poésie
métrique les avait conservés, et, comme on chantait encore
quelquefois ce genre de vers, où les pieds étaient nettement
428 l'avemr de la musique sacrée
déterminés, il était tout naturel qu'alors la poésie et le chant
s'unissent, comme jadis, dans le même mouvement ryth-
mique. 11 en était autrement dans les compositions en prose
et en vers rythmiques, où la musique, n'étant plus guidée
par le texte, pouvait se donner libre carrière et ne subissait
d'autres lois que les siennes propres.
La môme distinction qui existait en • poésie entre les
rythmes et les mètres ne pouvait donc manquer de se retrou-
ver aussi dans la musique, oii il y eut toujours sans doute des
chants métriques à côté des chants purement rythmiques.
L'existence simultanée de ces deux espèces de chants nous
est confirmée d'ailleurs par les textes des auteurs qui, tantôt,
comme saint Augustin et Martianus Gapella, parlent de pieds
rythmiques aussi nettement marqués que ceux d'Aristoxène :
Quoniam illud pedibus certis provolvitur, recte appcllatus est
rythmus{S. Aug,, De Musica, III, 1); tantôt, avec Diomède et
Marins Victorinus, ne voient dans le rythme musical qu'une
succession de temps dépourvue de pieds : Non enim qradiuntur
inelepedum 7nensio nibiis, s ed rt/t/imis /tnn t. {Mar. Vict.,p. 44).
La même distinction entre la métrique et la rythmique appli-
quées à l'art musical se retrouve dans Aristide Quintilien
{Meibom., p. 40) ; ce qui explique cette contradiction appa-
rente et atteste l'usage existant déjà de ces deux sortes de
chants.
J. Dupoux.
LE NEUME-TEMPS RYTHMIQUE
DEVANT LA CRITIQUE
Tout récemment un ecclésiastique m'écrivait :
Je vois critiquer, de bien singulière façon, votre principe de lecture,
si clair et si logique : un neumc = un temps njthmiquc moderne. En effet,
aucun de ceux qui l'attaquent n'ont à proposer quoi que ce soit de
•iensé à mettre en sa place. Quant àccux qui, sans m("me vous critiquer,
tentent de substituer leurs traductions de neumes à la vôtre, on peut
affirmer éncrgiquement que le néant de lewt; iirUui/u-i crève les yeux
des moins versés dans l'étude delà question. Aussi ces simples faits
constituent-ils pour moi une grande présomption en faveur de la solidité
de vos déductions, non que je ne sache par expérience que la faiblesse
d'un adversaire ne prouve pas en faveur de la force de son antago-
niste. Mais enfin, à parler franc, ceux qui vous attaquent n'étant pas
les premiers venus dans la science, je suis autorisé à conclure, soit
que vous êtes réellement très fort, soit que leur renommée est surfaite,
usurpée, puisqu'il n'est pas admissible que, si vous avez tort scientifi-
quement, ils n'aient pas, pour vous réduire au silence, d'armes mieux
trempées que celles qu'ils manient journellement. Hocher la tête ou
dénigrer n'est pas réfuter et établir la thèse contraire... »
l'avenir de la musique sacrée 129
Depuis longtemps j'avais l'inlention de l'aire ressortir ces
inconséquences, signalées sans ambages par mon correspon-
dant; mais on comprendra qu'il m'était difficile d'aborder ce
sujet sans paraître quelque peu outrecuidant.
Je ne défendrai plus mon principe du neume-temps, mais
simplement le principe du neume-temps, du temps musical,
du temps rythmique, âme du rythme à toutes les époques. Et,
pour ne pas être accusé de traduire les textes en les torturant
en ma faveur, je me bornerai, dans cet article, à citer quelques
traductions autorisées de textes théoriques anciens, extraites
des derniers écrits parus sur la matière.
I
Le temps rythmique musical moderne est V unité rythmi-
que (1) par excellence.
Le mot unité n'a pas besoin d'être défini : il se comprend
par analogie.
Le temps rythmique, en tant que seule et véritable unité ^
demande-t-il à être prouvé? Oui et non, c'est selon le degré
d'instruction musicale du lecteur.
Prouvons-le toujours en le constatant, comme on prouve le
mouvement en marchant.
Le temps musical moderne est l'âme du rythme parce que
le rythme est la régularité dans le mouvement, et que la régu-
larité ne peut s'obtenir qu'en alignant à la suite les unes des
autres des unités de même valeur.
Le temps musical moderne étant une de ces unités est donc,
ipso facto, la pierre angulaire du rythme musical.
Nous pouvons le prouver d'une autre manière.
Nous assemblons plusieurs de ces unités-temps pour for-
mer des mesures conventionnelles à 2,3, 4, 5 temps; mais
quel que soit le nombre des temps ainsi agglomérés dans le
cadre conventionnel dit « mesure », chacun de ces temps
constitue bien une des unités successives du rythme, puisque
chacune est égale à chacune et que le propre de l'Unité est
d'être invariablement égale à elle-même. Tandis que, et nous
pouvons le prouver encore en le faisant constater par le lec-
teur, nous écrivons, lorsque le sens mélodique le commande ,
des mesures intercalaires composées d'un nombre de temps,
\. La mesure n'est qu'un cadre conventionnel à romplir sous cer-
taines conditions rythmiques et mélodiques.
130 l'aVKMI! de la MLSIOLE SACKKI-:
c'est-à-dire d'un nombre d'unités, différent de celui que nous
fixons au début de noire œuvre musicale (1).
Telle pièce portera en tôte l'indication de la mesure à
quatre temps par exemple, et dans le cours de l'œuvre nous
serons obligés par le sens mélodique de rompre momentané-
ment la régularité du cadre de quatre tenijjs adopté pour
intercaler, ici ou là, une mesure à deux ou à trois temps.
Donc encore une fois lu mesure est un cadre conventionnel
sujet à déformation, tandis que le temps rythmi(jiie est bien
Vunité fondamentale, réelle, certaine, indéformable dans sa
valeur- durée, quelles que soient les subdivisions qu'il nous
plaise d'employer pour sa notation.
Il l'est et il le fut ù toutes les époques ; seulement depuis le
moyen âge, nous avons radicalement transformé l'accep-
tion du mot « temps » et la chose elle-même. iNotre temps,
on le sait, est une unité rythmique subdivisible à l'infini
tandis que le temps ancien est l'unité insubdivisible (2).
Nous avons pris le tout ancien, c'est-à-dire le pied ryth-
mique du rythme antique (3) pour la pviniE en en faisant un
temps moderne (4), tout en conservant le môme terme tech-
nique « TEMPS », cause des discussions actuelles (5). Chacun
de nos temps modernes correspond en effet à un pied ryth-
mique antique en tant qu'unité^ et chacune de nos mesures,
cadre conventionnel, correspond à son tour à la période (6)
rythmique antique, sorte de cadre jouant le rôle d'un vers
dimètre, triniètre, télramètre, de la métrique.
Le rapprochement, aisé à établir, nous entraînerait trop
loin.
Les rythmiciens modernes ne peuvent désormais élever
aucune objection de fond contre le neume-temps et j'en
fournirai des preuves tirées de leurs propres écrits, ainsi que
je l'ai dit précédemment pour sauvegarder ma responsabilité
de traducteur.
1. La mesure moderne n'est donc pas l'unilt' du rytlimc.
2. Voir notre Appendice, pp. 226 et suiv.
3. Formant une mesurc-lype complète.
4. Fragment de mesure moderne.
5. Néanmoins, dans les deux cas, le pied r!/th)iiitjuc et le temps mo-
derne sont bien 4'un comme l'autre l'iivHc de fait du rythme musical
(voir les deux citations qui suivent dans le corps du texte ci-contre).
♦i. Dans un mouvement lapide (rythmes de danse p. e. à 2/4, 3/4), la
mesure moderne eorrespond à un seul pied antique. C'est de cette
double nature do la mesure que naissent tous les malentendus. On velt
n'en U-ouver qu'une seule.
l'aven [K DE LA MUSIQUE SACRÉE 131
II
Ecartons tout ce qui concerne la inélriçite proprement dite,
sjience d'arrangements conventionnels ; elle n'a rien à voir
dans la question « rythmique » qui nous occupe.
« Tout assemblage de temps ou de pieds qui se succèdent
« dans un ordre régidier, sans mélange de pieds discor-
« dants, prend le nom de rythme, en latin ^ numerus(l). »
Telle est bien, en effet, la théorie de la constitution du
rythme antique : tous pieds égaux ou s'égalisant dans une
période d'un genre fixé. JN'est-ce pas le principe du temps
/nusical moderne, unité rythmique constitutive de la période,
se répétant toujours semblable à lui-même ?
Que vient donc faire celte aftirmation gratuite, ou cette
objection que rien n'étaie: « que les anciens mélangeaient
tous les pieds ensemble pour donner de la variété à leurs
périodes > ? Oui, ils le faisaient dans la composition de leurs
vers, mais non dans leurs œuvres musicales, la théorie ryth-
mique s'y opposant et, mieux encore, la nature humaine ne
pouvant l'accepter.
Notre temps moderne correspond donc à coup sûr au pied
rythmique antique, en tant qu'unités respectives et réserve
faite en ce qui concerne la manière de les battre ostensible-
ment pour la direction du chœur.
Les Anciens semblent s'être représenté le rythme comme
un long ndjan, ou une chaîne composée d'anneaux égaux,
c est-à-dire de pieds rythmiques égaux (2).
Confiriiiation nouvelle de la citation qui précède et, de
plus, confirmation nouvelle de la citation de l'enseignement
de Guy d'Arezzo :
Sunt vero quasi prosaici cantus... in quibus non est curiv, si
alise majores, alvi' minores partes et dislinctiones per loea sine
discretione inveniantur more prosarum.
D'un côté donc nous trouvons l'obligation de Végalité tem-
poraire de tous les pieds rythmiques, de l'autre la liberté
dans le développement de la phrase mélodique.
Est-il donc encore si téméraire d'affirmer, voire même avec
la ténacité que j'ai apportée dans tous mes écrits, 1° que le
temps musical, unité rythmique moderne, correspond exac-
tement au pied rythmique antique; 2" que la phrase mélo-
1. V. cette Revue, n° du 15 juillet 1899, p. 102, 2'- alinéa.
2. Même Kevue, même numéro, page 103, !«' alinéa.
432 l'avenir de la musique sacrée
dique se développe librement temps par temps, c'est-à-dire
pieds par pieds égaux, sans aucune astreinte au cadre rigide
de la mesure moderne, en d'autres termes « comme un long
ruban ou une chaîne composée d'anneaux égaux », selon les
termes mômes du théoricien cité; 3° que les neumes médié-
vaux correspondent aux pieds rythyniqiies (1) anciens, et
nullement aux pieds métriques avec lesquels ils ont une
simple quoique grande ressemblance (2); 4° que tous les pieds
d'une période devant être égaux, tous les neumes qui les
représentent ne peuvent qu'être égaux.
Comment ne pas conclure que la mélodie grégorienne:
J " ne connaît pas la mesure moderne à plusieurs temps-pieds
agglomérés et ne peut connaître que celle du pied-temps
rythmique; 2" se déroule librement d'après son sens mélo-
dique, d'après l'inspiration du compositeur, sans cadre fixe
à combler (soit en s'allongeant artificiellement, soit en se
resserrant) .
Jetons les yeux sur toutes les traductions que j'ai données
dans mes précédentes publications, nous y verrons l'appli-
cation exacte et sans violeijce (comme sans aucune licence)
de toute cette théorie qui fut ma tbéorie, oui certes, mais qui
est avant tout la théorie qui régit le rythme de la cantilène
romaine.
Ce n'est pas sans raison que j'ai attendu avec sérénité la
discussion de mes affirmations. J'ai vu clair, la chose me
suffit et je forme le vœu que l'on se rende à l'évidence du
neume-temps. Le neume-temps est une nécessité de lec-
ture, ai-je dit. Il répond de plus au simple bon sens de l'inven-
tion de l'écriture musicale. Ces deux points de vue seraient-ils
faux, que nous avons la certitude théorique pour nous; c'est
plus qu'il n'en faut pour nous permettre de répéter une fois
de plus que le fameux principe, im neume = un temps ryth-
mique moderne, est inattaquable, irréfutable.
(yl suivre.) G. Houdard.
LE RYTHME DES MÉLODIES GRÉGORIENNES
Ktiide musicale, historique et critique, par M. l'abbé .1. Artigarum. —
I vol. gr. in-S", à 2 colonnes, IV-70 p.: Paris, Alphonse Picard et fils,
éditeurs, 89, rue Bonaparte. 1889. Prix: 3 francs, liordeaux : Œuvre
(Icfi bons livres, H, rue Canihac.
II est généralement, admis, depuis quelques années, que le chant £.'ré-
i. Cum et neumœllocojint pedum.
2. Non autem parxia similitudo...
l'avenir de la musique sacrée 133
gorien, comme toute autre musique, ne saurait être dépourvu de
rythme. Mais quand il s'est agi de définir la nature de ce rythme, on
a vu surgir les systèmes les plus étranges et les plus fantaisistes qui,
sous le nom de rythme litre, ou rythme de la parole, propagent une
manière de chanter aussi contraire aux principes de l'art qu'aux ensei-
gnements de la tradition.
C'est pour montrer le néant de ces théories nouvelles, tout à fait
inconnues aux Anciens, que M. l'abbé Artigarum a publié, dans la
Miisica sacra de Toulouse, une série d'articles sur le rythme, où il
prouve scientifiquement, par un ensemble de témoignages absolument
irréfutables, que le chant de l'Eglise latine a toujours été mesuré. Ce
sont ces mêmes articles, revus, amplifiés et complétés par de nou-
veaux documents, qu'il vient de réunir en brochure, sous le titre
énoncé plus haut.
Nous sortons ici du domaine de la fantaisie pour enti^er dans celui de
la science, dont on s'est si souvent écarté. On n'y trouve pas, comme
dans d'autres écrits trop vantés, des considérations à perte de vue sur
la similitude de la parole et du chant, des définitions vagues et souvent
contradictoires, une théorie confuse que chacun peut interpréter à sa
façon; mais une notion exacte et précise du rythme, tel qu'on l'a tou-
jours entendu et pratiqué, et la preuve historique de son emploi
constant dans le chant grégorien.
Ce qui donne une force irrésistible à la démonstration de M. l'abbé
Artigarum, ce sont les textes sans nombre apportés à l'appui de sa
thèse, textes empruntés, soit aux écrivains profanes, soit surtout aux
auteurs ecclésiastiques, depuis la plus haute antiquité jusqu'en plein
moyen âge.
Ah! je sais bien que d'aucuns se montrent fort dédaigneux des
textes, quand ils ne cadrent pas avec leurs idées. Les textes, disent-ils,
ne signifient rien : on les a si souvent cités et interprétés dans un sens
ou dans l'autre qu'il est impossible d'en tirer aucune conclusion.
Sans doute, on a le droit de parler ainsi, quand il s'agit de textes
mutilés ou travestis suivant le besoin de la cause, comme en sont cou-
tumiers les écrivains d'une certaine école, prenant çàetlà des tronçons
de textes, qu'ils traduisent le plus souvent à contre sens, sans souci de
ce qui précède ou qui suit, sans tenir compte; de l'objet que l'auteur a
spécialement en vue, ni de ré])oque à laquelle il écrivait, ni des évolu-
tions successives de l'art musical, en forgeant même de toutes pièces,
quand ils n'en trouvent pas à leur gré. Mais, parce que quelques-uns
ont abusé des textes, est-ce une raison pour les rejeter complètement?
Et n'est-ce pas seulement en interrogeant les contemporains des vieux
âges, que nous pouvons connaître comment on chantait autrefois ? l'n
ouvrage d'histoire et d'érudition n'a de valeur qu'autant qu'il s'appuie
sur les documents du passé; c'est ce qui donne tant de prix aux
œuvres des Martène, des Mabillon et des Gerbert.
Suivant les traces de ces savants moines, M. Artigarum a donc recours
aux textes. II ne se contente pas d'en donner des fragments, pris au
hasard. Il les cite intégralement, en donne même des pages entières,
ayant soin de rétablir leur véritable sens par une discussion scien-
tifique des termes employés, et reproduit toujours au bas des pages le
texte original, pour qu'on puisse juger de la fidélité de sa traduction.
134 l'avenir de la musique sacrée
Dans la |>reinière partie de sou travail, précédemment inédite, l'au-
teur recherche d'abord en quoi consiste le rythme qu'il définit ainsi :
« La proportion entre des sons musicaux successifs, considérés sous le
« triple rapport du noinhrc, de la durée et de la force ou intensité. »
Après avoir expliqué chacun des termes de cette définition, il fait res-
sortir la différence essentielle qui existe entre le rythme et le mélos
que les inventeurs de théories nouvelles ont confondus comme à plaisir;
puis il prouve la nécessité du rythme, sans lequel la mélodie n'est
qu'un amas de sons confus et désordonnés, et montre que tout rythme
musical suppose une mesure; puisque, sans elle, « on ne saurait éla-
« blir entre la durée des sons ce rapport impérieusement exigé par
« l'oreille en matii're musicale. » Viennent ensuite quelques notions
sur les temps forts et les temjis faibles, sur les rythmes masculins et
les rythmes féminins, et enlin sur la concordance des rythmes.
La deuxième partie, qui avait déjà paru, est de beaucou|i la plus
importante et lu plus documentée.
M. l'abbé Arligaruiu commence par rechercher et analyser les diffé-
rentes sources auxquelles a dû puiser l'auteur du recueil de chants
liturgiques, connu sous le nom d'Antiphonairc. Ce ne peut être que la
tradition Juive, la tradition chrétienne, ou encore l'art païen contem-
porain.
C'est à la Synagogue, en effet, que l'Eglise chrétienne a emprunté
l'usage et la pratitjue de la psalmodie. Or, saint Augustin affirme que
les vers de David étaient formés de rythmes déteiniinés, « si j'en crois,
« dit-il, ceux qui possèdent à fond la langue hébraïque.» De plus, nous
savons i)ar Philon, que les chants des Thérapeutes, au i"" sirclc de
l'ère (-hrétienne, se compusaient de mètres de divers ijonres.
Dans une savante digression, M. l'abbé Artigarum prouve avec beau-
coup d'érudition que « le terme modiilalio, qui revient si souvent sous
« la plume d(!S anciens rausicistcs, signilie chant memré », de même
que le verbe modulari marque l'action de chuiter en mesure. Tel est le
sens que donnent à ces mots F. Quintilien, Pline, Aulu-Cielle, Horace,
Suétone, Tertulli(;n, Ammien-Marcellin, auxquels on peut ajouter
Marins Victorinus, contemporain de saint Augustin qui, lui-même,
définit la musique : la science qui apprend h bien moduler, et ajoute (|ue
la modulation consiste « à observer avec nombre la mesure des temps
et des intervalles. »
La tradition chrétienne nous montre également que, sous le rap|iorl
du rythme, les mélodi»'s lilurgiques n'avaient rien à envier aux chants
des infidèles ou (les juifs. Saint Justin, saint Basile, saint Jean Chrysos-
tome, saint Augustin surtout, {(-moin des réformes musicales intro-
duites à Milan par saint Ambroise, célèbrent tous la beauté des
chants de l'Eglise, dont le charme principal consistait dans la concor-
dance des voix et dans l'observance du rythme; ce qui s'applique non
seulement aux hymnes métriques, mais aussi aux antiphones, sortes
de refrains répétés au chœur par tout le peuple mon '^ricntalium; car
nous savons, d'autre part, que le tropaire byzantin, composé égale-
ment sur un texte prosaïque, avait une mélodie rythmée dont on
marquait la mesure, ce qui n'était pas, paraît-il, du goût de certains
moines.
Mais, à côté de la tradition ecclésiastique, il y avait aussi k Home
l'avenki de la musique sacrée i35
un art musical païen, importé de toutes pièces en Italie, lois de la con-
quête de la (Irèce. « Or, qui oserait contester que la musique des Grecs
« ne fût mesurée ? » M. l'abbé Artigarum n'a pas de peine à démon-
trer par les témoignages des théoriciens grecs et latins que, pour les
Anciens, le rythme consistait dans la mesure des sons longs et des sons
brefs et se composait « de temps déterminés et limités, quant à la
« grandeur et au nombre, quanta la symétrie et à l'ordre qui régnent
« entre eux. » Les auteurs ecclésiastiques, saint Augustin, Cassiodore,
saint Isidore de Séville, contemporain de saint Grégoire, ne con-
naissent d'autre rythme que celui de toute l'Antiquité profane.
Une première conclusion qui ressort de cet exposé, c'est que, jus-
qu'au \i\° siècle pour le moins, le chant mesuré a été le chant tradi-
tionnel de l'Eglise, et que, par conséquent, saint Grégoire, pour com-
poser son Antiphoiiiiire, n'a pu recueillir que des chants mesurés.
Mais ne se pourrait-il pas qu'à partir de cette époque, une nouvelle
espèce de i^ythmc se soit introduite dans le chant ecclésiastique? Non,
car une modification aussi radicale n'aurait pu se faire sans que les
auteurs du temps en fissent mention. Or, pas un ne fait la moindre
allusion à cette soi-disant réforme. Bien plus, le vénérable Bède, dans
son Histoire ecclésiast'quc. parle à plusieurs reprises des chants apportés
en Angleterre par les disciples de saint Grégoire, qui avaient enseigné
au.x chantres anglais la manière de moduler, more Romanorum ;
et lui-même a soin de nous dire, dans un autre traité, que modulatio
en latin, est synonyme de ri/thmos en grec, et modulor, synonyme de
rytinnizo. Il enseigne encore que Idi modulation introduit dans le chant
la proportion métrique qui ne se trouve pas dans le texte.
Un siècle plus tard, Remy d'Auxerre, chargé d'enseigner les jeunes
clercs de Reims, compose un manuel musical, qui n'est qu'un com-
mentaire de la doctrine des Anciens sur le rytlime, telle qu'elle est
exposée par Martianus Capella et Aristide Quintilien. Cet enseigne-
ment donné dans une école ecclésiastique n'aurait été d'aucune uti-
lité, si l'Eglise avait adopté un nouveau genre de rythme inconnu
autrefois.
Pour la linduix'' siècleetle commencement du x", nous avons les écrits
si précieux de Guy d'Arezzo et du pseudo Hucbald. M. l'abbé Artiga-
rum consacre un chapitre entier à l'examen approfondi des doctrines
de ces auteurs, qui, eux aussi, exigent une proportion exjicte entre la
durée des temps longs et des temps brefs et veulent que le chant soit
scandé, à la manière des pieds métriques.
Il n'est donc pas douteux que, «dans le principe, le chant de l'église la-
« tine ne fût mesuré par le moyen de notes proportionnelles et iné-
« gales. Le moyen âge a vu disparaître la mesure de presque toutes les
« parties de ce chant et à peu près en tous lieux; l'âge moderne est
« appelé à le rétablir. »
Réintégrer la mesure dans le chant ecclésiastique, ce n'est pas inno-
ver ; c'est revenir purement et simplement à la tradition primitive qui
n'a jamais connu le rythme oratoire ou prosaïque, tel que l'entendent
certains modernes.
Telle est la conclusion qui s'impose après la lecture de l'ouvrage de
M. l'abbé .Vrligarum, que nous recommandons à tous ceux qui recher-
chent sincèrement la vériti', en dehors de tout parti pris et de toute
136 l'avenir de la musique sacrée
cabale d'école. Notre brève analyse ne peut en donner qu'une idée très
imparfaite.
Il faut le lire en entier et étudier avec soin tous les documents qui
s'y trouvent cités et discutés, pour apprécier l'importance de ce beau
traA'ail et la force de son argumentation. C'est une œuvre de science etde
bonne foi.
J. D.
Première symphonie d'orgue, par Louis Vierne.
(A. Pérégally et Parvy tils, éditeurs à Paris, HO, rue Bonaparte.)
« ...Vierne, qui vient de produire cette remarquable pre-
mière symphonie, de style si élevé, de si noble architecture,
d'un si profond sentiment artistique (1)... »
C'est en ces termes que M. (^h.-M. \V idor, dans un écrit
récent, cite une des œuvres d'orgue les plus remarquables
(jui aient été produites dans ces trente dernières années. Le
litre de Symphonie adopté par L. Vierne à l'imitation de son
illustre Maître, indique la préoccupation de traiter l'orgue
à la manière d'un orchestre, d'utiliser tous les timbres de
l'admirable instrument, de mettre en jeu toutes les ressources
de la registration et toutes les combinaisons des claviers.
L'orgue, M. Vierne en possède à fond la technique. Sa répu-
tation d'exécutant est faite. Son mérite de compositeur,
depuis longtemps apprécié dans des mélodies, des motels,
des pièces pour piano, violon, alto, s'affirme aujourd'hui
dans une œuvre maîtresse. Six suites la composent : un Pré-
lude, d'une [)olyphoiiie serrée; une Fugue, d'une iiUure déli-
bérée, au thème incisif, dont les développements attestent la
connaissance parfaite des règles, dissimulée sous le sentiment
musical; une ravissante Pastorale, un Scherzo et un Anda/ite
très développés, et enfin un Finale éblouissant qui fait valoir
admirablement la virtuosité de l'organiste.
Telle est cette œuvre, que M. Pérégally — je dois lui
rendre i(;i cet hommage — a publiée avec rempressement
d'un artiste clairvoyant et le soin d'un éditeur habile. En
l'écrivant, M. Vierne, l'élève de prédilection de W'idor s'est
montré en tous points digne de son Maître.
Nous ne saurions lui adresser un plus bel éloge.
EUG. DE BrICOUEVILLE.
\. Préface de Ch.-M. \Vidor aux JSotex historiques et critiques sur
Vorgue, d'Eug. de Bricqueville. (Chez Fischbacher, éd., à Paris.)
Le Gérant : A. GABERT.
IMP. NOIZETTE ET C'e, 8, EUE CAMPAONE-l", PARIS.
DEUXIÈME ANNÉE N» 11 15 NOVEMBRE 1899
i/AVENlR
DE LA
MUSIQUE SACRÉK
^()MJ1AIU^:.
A propos d'Unité. {SuHe) 185
Le Rythme du Chant liturgique (Suite) 192
Le Neutne-Temps rythmique devant la Critique (Suite) 19T'
Assemblée générale de la Société Sainte-Cécile, à Mïinster. . . . 202
Epilogue des Fêtes mus'cales d'.Avignon 206
Rectification 208
A PROPOS D'UNITÉ
(Suite.)
III. Encore des documents . (Suite).
Nous avons signalé dans notre numéro de septembre,
p. 137, l'existence de neuf documents officiels autres que
ceux sur lesquels nous avions précédemment basé notre
argumentation .
Nousaurionsdûy ajouter encore lus approbations spéciales
des livres choraux, délivrées par les censeurs romains, et
sans lesquelles le Rituel, le Missel, le Cérémonial des èvêques
et le Pontifical \\Q sauraient bénéficier de l'authenticité cano-
nique.
Les éditeurs français et étrangers l'ont vite compris: car,
depuis assez longtemps, ils ne publient aucun de ces livres
sans avoir au préalable obteau l'approbation de Rome. C'est
ainsi, par exemple, que les Missels et les Rituels des maisoDs
Marne et Desclée renferment les chants authentiques de la S.
Congrégation des Rites.
Or, remarquons bien que ces approbations portent toutes
que les diverses éditions de ces livres liturgiques devront
être tout à /ail conformes aux éditions typiques, prœsertim
18G l'aveniu j)i<: la musique sacrée
oLOAD CANTUM ad novmam Decreti 2Q april iSSS. En effet,
d'après le Décret, ces chants du Rituel, du Missel, du CeVe-
monial des èvêques et du Ponlifical sont absolionent obliga-
toires pour toute l'Eglise latine (1) : chose qu'on paraît
ignorer en nombre d'églises et de monastères.
Voilà des faits qui mettent une fois de plus en évidence et
confirment pratiquement les intentions, les désirs, les volontés
de l'Eglise au sujet du chant liturgique. Peu importe d'ail-
leurs que tel éditeur qu'on nous signalait naguère en soit
encore, pour éluder des ordresformels et s'épargner aussi long-
temps que possible des frais de remaniement, à écouler son
édition de 1850 ou 1852 de l'un des livres liturgiques ci-des-
sus indiqués ; dans le cas où le renseignement serait exact, il
ne prouve qu'une chose, c'est que l'éditeur n'est pas en règle.
Si le tirage de son ancienne édition a été aussi considérable
qu'il voudrait le faire croire, il eût mieux fait d'en jeter les
restes au pilon dès le moment où Rome donnait des ordres :
certes! trente années de vente avaient dû le dédommager déjà
suffisamment.
Revenons à notre sujet.
Le 20 décembre 1878, c'est-à-dire peu de jours après la
i. Deux remarques importantes :
a) Dans le Directoriuin Chori, livre liturgique officiel, toutes les into-
nations des antiennes, des hymnes, etc., sont conformes à l'I'Mition
typique.
b) Lo chapitre xxvii, 4''"^ livre, du Cxrciiwnialc Episcoporwn a été entiè-
rement refondu dans le même sens.
Après avoir donné le chant festival etférial des oraisons, lo chapitre
xxviiconclut ainsi: « Il n'est fait aucune mention dans ce livre des tons
pour les Evangiles, les Epîtres, les Capitules, les Antiennes, etc., parce
qu'il y a des livres qui traitent au long de ces matières, tel que le Pon-
titical romain, le Rituel romain, le hireclorium chori et autres sembla-
bles, dans lesquels chacun peut s'instruire,» (Lib. I, cap. xxvn, u° 3.)
A noter encore :
Le Rituel tupique contient in. extenso les chants de TOftice des Morts,
du Ci)n(îteor, des processions de la Purilication, des Rameaux, des
Roga'Jons et du T. S. Sacrement.
Le Pontifical typique contient les chants les Ordinations, des Consé-
crations d'égliie, etc.
En bonne rùgle, toutes les églises du monde catholique sont tenues,
par les Décrets de 18H3 et de 1894, à exécuter ces chants uiiii^ueuicnt
d'après les éditions typiques.
Et pourtant combien rares sont les églises où l'on observe ces pres-
criptions!
l'aVENIK de I.A MlISiyUE SACKÉF. 487
publication du Bref Sacroriim concentu]iim^ Mgr l'Evôcfue de
Grenoble demanda à la S. C. des Rites. si Védition de chant
qri'gorïpn, cori'igée et publiée sous les auspices de Pie IX
de S. M., par les soins de la S. C. des Rites, était recom-
mandée de telle sorte qu'il y eût quelque nécessité morale de
la choisir et de l'adopter, au cas où l'on viendrait à rejeter
l'édition de Grenoble, dont le chant est altéré et s'éloigne
sensiblement de la tradition. .'":
La S. C. des Rites, sur le rapport du secrétaire, jugea a
propos de répondre :
Consultez le Bref apostoliqae et le Décret de la S. Ç. des
Rites.
Voici d'ailleurs le texte officiel de la consultation :
Demum petiit utrum editio Cantus Gregoriani sub aus-
piciis sa. me. Pii Papœ IX, curante Sacra Rituum Congrega-
tione, emendati et evulgati^ ita commendetur, ut adesset
aliqua moralis nécessitas eam eligendi et amplectendi, si
forte abjiceretur cantus mixtuseta traditione devins, qui
usque modo in Dicecesi Gratianopolitana adhibetur.
Sacra vero Rituum Congregatio,referente subscripto Secre-
tario, ila rescrihere censuit : Detur Brève Apostolicum una
cum Deireto Sacrée Rituum Congregationis.
Et cette réponse fut accompagnée de la copie des deux
Brefs de Pie IX et de Léon XllI avec le Décret du Cardinal
Bilio. — Car, môme avant iceux de 1883 et de 1894, il y avait
déjà des documents officiels établissant ce que les autres ont
formulé avec plus do précision et d'énergie. Le Décret du
Cardinal Bilio, du 44 avril 4877, constatait déjà l'opposition
faite aux désirs de Rome et déclarait à cet égard les intentions
du Saint-Siège.
La réponse faite à Mgr l'Ëvèque de Grenoble « en dit plus
qu'une simple réponse aflirmative. Celle-ci aurait pu faire
croire que jusque-là il existait un doute réel; or, cela même
est prévenu dans la réponse. Lisez et jugez. Lisez les Brefs
des Souverains Pontifes, écoutez leur vœu et leur recomman-
dation l'aile eu termes si pressants, et jugez si une volonté si
haute et si sacrée ne doit pas avoir d'autre force que celle
qu'il plairait aux fidèles de lui reconnaître gratuitement (4 j ».
On cite encore une réponse analogue faite par le pape
1. V. labrocliure : Le Congres (VArezzo ou les Droits monarchiques du
Sainl-Sii'ge enfuit de Liturgie et de Chant d'église.
488 l'avenir de la musique sacrée
Pie IX au cardinal archevêque de Toulouse. « Le vénérable
archevêque demandait humblement à Sa Sainteté s'il pouvait
conserver dans son diocèse le chant toulousain actuellement
en usage. Le pape répondit: Non expedit... non licct. Il ne
convient pas... il n'est pas permis (1) . »
En 1885, Mgr l'Evèque de Périgueux soumit un doute à la
S. C. des Rites. Dans le po^tulatum on objecta que, d'après
les opposants, le Décret de 1883 semblait reposer sur un faux
supposé historique, attendu que Palestrina, contrairement à
l'énoncé du Décret, n'aurait pas collaboré au graduel mcdi-
céen (2). Et on demandait si dans ce cas il fallait néanmoins
tenir compte du Décret de 1883. Les conclusions du postu-
latum étaient celles-ci :
4° Requiriturne, ut valeat aliquod decreturo S. R. C, ut
reperiatur scriptum in authentica coUectione (3).
2° Si aliqui errores historici in praiJictum decrelum
26 april 1883 irrepsissent, auctoritasejusdem decreti essetne
invalida ?
3° Décréta circa cantum gregorianum remanentne certa et
in pleno vigore conscrvanda ?
Et voici quelle fut la réponse de la S. G. des Rites:
Décréta S. Rituum Congregationis a Swnmo Pontificn con-
firmata o7nnino servanda.
Notandum. Cantus gregoriaaus juxia approbatam edi-
tionem Roma^ jamdiu usu viget, ideoque nulla opus est
prœscriptione aut hortatione ut introducatur, pront in aliis
diœcesibus ubi nondum introductus fuit.
Plus tard, en 1887, les manuels de chant de Périgueux
(alors édition de Dijon) étant épuisés, l'administration diocé-
1. V. l'opuscule : Le vrai Chant Romain, par M. l'abbé Chaminadc.
2. Le docteur Kaberl a prouvé très clairement, ce nous semble, la
collaboration de Palestrina au Graduel niédicien. — V. sa brochure :
J. P.-L. Palestrina et le Graduel romain officiel.
Il est vrai que Palestrina nioui'ut avant d'avoii- achevé son (ruvre.
Elle fut continuée par ses disciples Felice Anerio et Francesco Soriauo
qui achevèrent le (îraduel. Ce Graduel fut imprimé chez Médicis, par
ordre de Paul V: Cum cantu l'auli V Pont. Max.jitssu reformato. C'est ce
même Graduel, tant incriminé, ({ui fut approuvé par Pie IX en 1873 et
par la S. C. des Rites en 1883 et en 1894.
3. Il a été expliqué, dans notre n" de juillet 1899, pourquoi en 1885
le Décret /iowauo/M/H Pontificum ne fî^urait pas encore dans la collection
Gardellini : VAppcndix V des Décréta authentica (de janv. 1878 à
nov. 1887) n'avait pu paraître encore.
l'avenir de la musique sacrée 189
saine con?ulta la Nonciature de Paris pour savoir ce qu'il y
avait à faire : la Nonciature répondit: « Consultez !a S. G.
des Rites. » Le cliarg'é d'affaires du diocèse de Périgueux
s'adressa oClîpiêii sèment au Secrétaire de la S. C. des Rites :
celui-ci affirma que la S. C.,«Goiisultée ofliciellement. répon-
drait qu'il y avait lieu d'adopter l'Edition officielle. Mgr l'Evê-
que, après tanl de JJrels et de Dét;rots, ne crut pas qu'il fût
nécessaire de consulter officiellement, et, suivant son droit,
il imposa l'Edition romaine.
Plus tard encore, dans ses deux visites ad limina, on 4894
et eu 1899, il fut félicité par N. T. S. P. le Pape et par le
Cardinal-Préfet de la S. C. des Rites. Il dut môme l'être une
autre fois encore, vu que dans sa lettre au P. Bogaerts (v.
notre n" de septembre 1899, p. 159) il écrivait: « Ces jours-ci,
le Souverain Pontife, notre grand Pape Léon XIII, nous féli-
citait pour la troisième fois, d'avoir déféré aux désirs du
Saint-Siège en adoptant dans notre diocèse le plain- chant
ol'iiciel de la S. C des Rites. »
En 1883, le Synode diocésain de Nevers décida l'adoption
de l'Edition oflicielle. Ce fut pour le Cardinal Bartolini,
Préfet de la S. C. des Rites, l'occasion d'adresser à Mgrl'Evê-
que de Nevers la lettre suivante, qui fut rendue publique
dans le Synode de 1884. (1).
« J'y ai rencontré (dans le VP Synode) le Décret de la
S. C. des Rites, et parcouru à ma grande satisfaction le
Statutum secundian, les mesures propres à faire adopter dans
le diocèse l'Edition parue d'après les ordres de la S. C, chez
son imprimeur le chevalier Pustet do Ratisbonne. Dans cette
édition l'imprimeur n'a pas inséré le moindre produit de ses
connaissances personnelles du chant liturgique; il n'a fait
qu'exécuter — admirablement, il est vrai — l'œuvre maté-
rielle. Du reste, aucun imprimeur en Europe, y compri,
1 11 ne faudrait point croire pourtant que, même dans le diocèse de
Nevers, tout marche au gré de l'autorité. Un ami nous écrit, en effet,
les renseignements suivants que nous livrons sous toutes réserves :
« Le clergé de Nevers a tellement été excité par les pothiéristes qu'il
a fini par considérer plus ou moins comme lettre morte la décision du
Synode diocésain. A riicurc aclucllc, le diocèse de Nevers ne sui
guère, dans son ensemble, l'Kdition officielle.
<( .le crois savoir que, dans ses lettres à Mgr l'Kvèque de Périgueux,
Mgr l'Evèque de Nevers s'est plaint plusieurs fois des menées pothié-
ristes. Finalement, il a dû être débordé. »
190 l'avenir de la musique sackée
ceux de la France, n'avait répondu à l'appel du Saint-Père ni
voulu prendre part à rexocution de cette entreprise.
« Ils s'y prenaieijt donc maladroitement en France, ces
nombreux imprimeurs, cette foule de prêtres séculiers et
réguliers, ces laïcs, qui, par une mesquine rivalité de natio-
naux (1), se sont montrés, au Congrès d'Arezzo surtout, les
adversaires de l'édition authentique de la Congrégation des
Rites, sous le prétexte qu'ils avaient retrouve le vrai chant
de S. Grégoire le Grand dans les archives de l'antiquité. Au-
jourd'hui encore les plaintes des récalcitrants n'ont pas cessé :
pendant le mois écoulé, parut à Paris une brochure écrite
par M. A. Super et attaquant par l'insulte et le calomnie la
S. G. des Rites. Est-ce faire œuvre de catholicjue que d'agir
ainsi? La rivalité entre partis engendre de gi-ands maux!
Aussi Votre Grandeur a-t-elle, dans son Synoih; de Nevers,
fourni un moyen fort ofticace d'avoir raison du mal, en décla-
ranl qu'en témoignage de respect filial et de soumission au
Saint-Siège on supprimerait, dans l'église cathédrale de
Nevers, dans les séminaires et à la maîtrise, les livres de chant
en usage, pour les remplacer par les livres imprimes à Ratis-
bonne sur l'ordre et par les soins de la (iongrégation des
Rites. »
Naturellement, à Nevers (comme on l'a fait partout en
France depuis 1883 et comme on continue à le faire) on mit
en circulation le bruit que Rome reviendrait sur ses déci-
sions, se désisterait, rapporterait ses décrets, etc. Or, en
1893, Mgr l'Evêqucde Nevers, accomplissant son pèlerinage
ciinomque ad limma Apostoionwi, traitait spécialement, dans
son lia /)po7-t de visite fait à Sa Sainteté, cette question du
chant liturgique ; de plus il en entretenait longuement Son
Em. le Cardinal Masella, préfet de la S. G. des Rites. Et le
Cardinal Préfet le félicitait vivement d'avoir si tôt acquiescé
aux désirs formels du Saint-Siège et l'assurait que l'autorité
liturgique n'annulerait point le Décret du 26 avril 1883; qu'il
n'y avait donc pas à se préoccuper des bruits contradictoires
semés à dessein par des esprits malintentionnés.
Vers la même époque, Mgr l'Evoque de Tournai recevaitla
1. Au moment où nous écrivons ces lii^nes, nous recevons d'un reli-
gieux élianger une lettre dont nous croyons bonde signaler le pas-
sage suivant :
« J'ai montré les numéros 8 et 9 de votre llevue à un GonsuUeur du
Saint-Oi'ficc. Il s'est réjoui de rencontrer parmi les Français des liéfcn-
seurs énergiques et convaincus du principe d'autorité. Le nationalisme ,
ajoutait-il, c\U rhércsic de la France.
1
l'avenir de la musiqul; sacbée 191
même assurance, en réponse à des menées belges de même
nature. Mgr Ponzi, substitut de la S. G. des Rites, eut l'oc-
casion de lui écrire: « Nous ne pouvons qu'engager
Mgr l'fîvêque à maintenir avec fermeté la réforme qu'il a
introduite en adoptant le chant grégorien d'après l'édition de
Ratisbonne. Qu'il n'attache pas d'importance à ce qui a pu
se faire et se dire à Rome à l'occasion du centenaire de saint
Gré^^,oire... Le Saint-Siège demeurera toujours d'accord avec
ce quil a établi et ne se démentira jamais lui-même. »
Pour finir, un dernier Confirmatur, venu de Rome.
Les Solesmiens, les archéologues renforcés, les admira-
teurs passionnés de la musique palestrinionne font sans cesse
appel au Règlement pour la musique sacrée édicté par la
S. Congrégation des Rites, le6 juillet 189i. Ils n'ont pas assez
d'éloges pour ce Règlement, ils se pâment on le commentant,
ils ne jurent que par lui, en quoi, du reste, ils ont raison,
puisqu'il nous vient de Rome, mèro et maîtresse de toutes les
Kglises.
Ils ont le tort pourtant — soit dit par parenthèses — de
mépriser absolument le Décret de 1894. Car ce Décret, bien
plus important que le Règlement, a été publié le même jour
que celui-ci par la môme Eglise romaine et envoyé en même
temps à tous les Evêques.
Mais passons, et revenons à notre Règlement. Comment se
fait-il que Messieurs les récalcitrants ne nous aientjamais cité
le numéro deux de la deuxième partie àx\ Règlement? {Ins-
tructions pour encourager V étude de la musique sacrée et pour
en empêcher les abus.) W est pourtant bien suggestif ce petit
numéro deux! Le voici : « 2" Les Evoques obligeront leurs
clercs à l'étude du plain -chant/*?/ qiion le trouve spécialement
dans les livres approuvés par le Saint-Siège. »
Il est clair, d'après les renseignements de notre § III
(v. aussi n" de septembre) — et pour n'être point fastidieux,
nous ne citons qu'une faible portion de ceux que nous avons
sous la main, — que le Saint-Siège, après avoir affirmé son
droit et déterminé le but à atteindre, maintient son droit et
poursuit son but suivant un plan sagement tracé; qu'il reste
constant avec lui-môme; qu'il ne reviendra pas sur ce qu'il
a établi.
1/œuvre d'unification pressentie par le Concile de Trente,
entreprise par Pie V, reprise par Pie IX, continuée par
192 l'avenir de la musique sacrée
Léoa XIll, reste telle qu'elle a été formulée très expressé-
ment par les Décrets de 1883 et de 189i. Elle a rencontré
des obstacles, elle en rencontrera d'autres encore : malgré
tout elle suit son chemin. L'Eglise prend patience et attend
que de stériles expériences suivies d'amores déceptions aient
instruit ceux qui se croient plus sages qu'elle. Mais elle aura
le dernier mot.
Tout récemment, un éditeur de Paris nous affirmait qu'en
tel diocèse de France (que nous ne désignerons pas) il serait
question d'adopter un jour venant l'Edition officielle. Or,
chers lecteurs, vous serez surpris comme nous l'avons été si
nous vous disons qu'en ce diocèse on pratique un peu par-
tout la très archéologique édition de Soles mes. Il est donc
des expériences qui instruisent.
Le temps est un grand maître : laissons le faire son œuvre.
Des jours viendront où le spectacle de la pure et simple
obéissance devenue plus générale nous consolera de celui
des contradictions et des luttes présentes auxquelles tant
d'hommes de valeur usent malheureusement et presque en
pure perte le meilleur de leurs forces vives.
••" {A suivre.) A. Gabekt.
LE RYTHME DU CHANT LITURGIQUE
{Suite) .
II. Quelle était la nature de ce rythme?
11 est incontestable d'après le témoignage des Pères du
iv' siècle, qu'au moins à partir de cette époque, sans remonter
plus haut, le rythme était pratiqué dans le chant ecclésias-
tique et que môme la psalmodie, qui fut toujours le chant
le plus usuel, n'en était pas dépourvue.
Mais en quoi consistait ce rythme? Faut-il croire, comme
quehiues-uns le prétendent, qu'il n'était autre que le rythme
de la parole, ou encore, que ce rythme était hase sur l'accent
tonique?
Et d'abord, les chants de la liturgie étant pour la plupart
composés sur des textes en prose, ils ne pouvaient emprunter
au texte un rythme que celui-ci ne possédait pas. Et pour ce
qui est de l'accent, les auteurs de l'époque nous enseignent
que l'accent consiste dans l'acuité ou la gravité des sons, ce
qui constitue le melos, tandis que l'art du rythme est tout
l'avenir de la musique sacrée 193
entier dans les nombres, înelos autem est actiis acuti aut gra-
vions soni; sed rythmice est ars omnis in numeris. (Martianus
Capella, De nuptiis Philulogiœ, 1. III et IX, Ed. Teubiier,
pp. 65, 362, 363.) « Le rythme, continue le même auteur, est
donc une composition formée de temps sensibles et disposés
suivant une certaine proportion, un certain ordre.» (Loccit.)
Saint Augustin dit également : « On appelle rythme cette
partie de la musique qui s'occupe de la longueur et de la
brièveté, de diu et non diu, c'est-à-dire, comme il l'explique
lui-même, des temps longs et des temps brefs. » {De musica,
111,1; I, 8.)
Nous ne saurions attacher une trop grande valeur à l'au-
torité de saint Augustin qui, d'après les meilleurs maîtres et
selon l'avis de Bossuet, est le génie le plus universel et le
plus fécond qu'aient vu les siècles. Saint Augustin ne fut pas
seulement un grand évêque et un profond théologien; c'était
aussi un maître habile dans toutes les sciences de son temps,
qu'il avait étudiées dans les écoles les plus célèbres de Car-
thage et de Rome, avant de les enseigner lui-même à Milan,
Il avait de plus un attrait tout particulier pour la musique,
car, en dehors du traité spécial qu'il y a consacré, il revient
constamment sur ce sujet, dans sa correspondance, dans ses
Confessions, dans son Commentaire sur les Psaumes et dans
ses divers livres. (V. entre autres :i)e Trinitate, de Ordine,
de Origine animai humanae, de Doctrina Christiana, de Civi-
taie Dei.) 11 ne se borne pas à en parler d'une manière vague
et générale, mais il entre dans des détails précis et décrit
exactement la matière et la forme des instruments en usage
à son époque. (Inps. 32, 42, 56, 80, 150.)
Mais, ce qu'il regarde comme le plus essentiel dans la mu-
sique, c'est le rythme, d'accord en cela avec les hommes les
plus illustres de l'Antiquité (V. Plutarque, De musica, 21);
et dans les six livres qu'il a écrits sur la musique, il ne s'oc-
cupe que du rythme, bien qu'il eût l'intention de composer
plus tard six autres livres sur l'harmonique ou le melos.
(Ep. 101, Memorio episcopo.)
Il avait commencé ce travail à Milan, pendant qu'il se
préparait à recevoir le baptême et quand il venait à peine de
quitter sa chaire de rhéteur, ayant eu soin de consulter ceux
de ses amis qui s'occupaient de semblables études. {Retract. ^
I, 6.) Cet ouvrage est donc le reflet de la science musicale de
son siècle; il est d'ailleurs pleinement d'accord avec la doc-
194 l'aveniu de la musique sacrée
trine rythmique des autres auteurs contemporains et de ses
devanciers.
Or, quelle idée saint Augustin nous donaet-il du rythme ?
« Supposons, dil-il à son disciple, à la fin du premier livre,
que quelqu'un frappe des mains en mesure, îinmerose
plaudat, de manière à ce que l'un des sons battus ait la du-
rée d'un temps et l'autre celle de deux temps, ce que nous
appelons pied ïambique, et que l'on continue à joindre ainsi
une suite de pieds semblables; puis, qu'une personne danse
à ce son, c'est-à-dire, en faisant mouvoir ses membres sui-
vant les mêmes temps, ne pourrez-vous pas nommer cette
mesure des temps, fnodulum tempormn, c'est-à-dire ces inter-
valles de mouvement qui alternent dans le rapport du simple
au double , soit dans le battement des mains que vous en-
tendez, soit dans cette danse que vous voyez; ou au moins
ne serèz-vous pas charmé par cette proportion rythmique
que vous sentez, bien que vous ne puissiez dire de quels
nombres est formée cette mesure, «m/ saltem delecterU nume-
rositale quam sentias, tametsi non possis mnneros ejusdimcn-
Honis edicere ?
A quoi le disciple répond : « Ce que vous dites est bien
vrai: car ceux qui connaissent ces nombres ou rythmes
les perçoivent dans le battement des mains ou dans la danse
et les nomment aisément; ceux qui ne les connaissent pas et
ne peuvent les désigner par leur nom, ne nient pas cepen-
dant qu'ils ne leur occasionnent un certain plaisir.
« Eh bien ! conclut le Maître, dissertons avec l'aide de la
raison sur ces intervalles de temps qui nous charment dans
le chant et dans la danse. » {De Musica, I, 13.) 'p^4^""
Telle est la conclusion du premier livre, tel est le but dé-
claré du traité De Musica, où il n'est nulle part question de
rythme de la parole ou de rythme basé sur l'accent. Car, dit
plus loin saint Augustin : « C'est cette succession de pieds
ayant une égale durée que les Grecs appellent rijt/une et les
Latins nombre. Le rythme, c'est-à-dire le nombre, est
appelé ainsi parce qu'il se déroule dans une suite de pieds
déterminés et, si l'on y entremêle des pieds dissonnants, —
ou de mesure différente, — il est défectueux. Illud pedibiis
certis provolvitur , peccatiirque in co si pedes dissoni mis-
ceantur. » {Op. cit. ,\ll, 1.)
« N'approuvez-vous pas. dit-il encore, que l'on mélange les
pieds, tout en observant l'égalité? Ilhid nonne approbas alias
l'avenir de la musique sacrée 195
aliis pcdes, œqualitate se.mata, esse miscendos? Qu'y a-t-il de
plus agréable à l'oreille que cette variété dont elle est char-
mée, pourvu que l'égalité ne soit pas violée? — Je l'approuve
assez, répond le disciple. — Eh bien! les pieds de même
mesure ne sont-ils pas ceux qui occupent le même espace de
temps? — C'est très vrai. — Quand donc vous trouverez
des pieds qui ont le même nombre de temps, vous pourrez
les associer sans blesser l'oreille. Quos ergo inveneris pedes
totidem temporiim, sine auriiim offensionè contexes (II, 9.)
Ainsi, l'on peut mêler avec raison le dactyle, l'anapeste et le
spondée ; car non seulement ils sont égaux par le nombre de
temps, mais encore par la manière de les battre ; puisque,
dans tous ces pieds, le levé a la même durée que le frappé. »
(11,11.)
Dans le sixième livre, saint Augustin revient encore sur ce
principe d'égalité qui est essentiel au rythme.
« Puisque la raison, dit-il, trouve sa jouissance à évaluer
la durée desiGm\)s, temjmrummomenta,et à combiner les nom-
bres à son gré, qu'est-ce qui nous délecte dans cette propor-
tion perçue par les sens? Est-ce autre chose qu'une certaine
similitude et l'égalité de la mesure dans les intervalles, cv?^z/a-
iiter dimensainiervalia?he pyrrhique,le spondée, l'anapeste,
le double spondée nous charmeraient-ils, si ces pieds ne se
divisaient pas en deux sections égales? Quelle beauté y aurait-
il dans l'ïambe, le trochée, le tribraque, si la partie la plus
petite du pied ne divisait pas la plus grande en deux parties
d'égale dimension? Et pourquoi les pieds de six temps ont-ils
plus de grâce et de douceur, si ce n'est parce qu'ils peuvent
se diviser de deux façons, soit en deux parties égales, ayant
chacune trois temps, soit en deux sections qui offrent entre
elles le rapport de simple à double, dont la plus grande con-
tient deux fois la plus petite et se trouve divisée par elle en
deux fractions égales?
« Et dans l'assemblage des pieds, soit que cette succession
se poursuive librement à l'infini, comme dans les rythmes,
soit qu'elle ait une limite déterminée comme dans les
mètres, soiljqu'elle les divise en deux membres qui concordent
d'après une certaine règle, comme dans les vers, est-ce au-
trement que par l'égalité que le pied peut s'associer avec le
pied, qua quadam alla rc, nisi Mqualiiate, pes pedi amicus
esl! » (VI, 10.)
« Si maintenant nous élevons nos regards plus haut, n'y
196 l'avenir de la musique sacrée
trouvons-nous pas l'égalité suprême, inébranlable, immuable,
éternelle? Le temps ne s'y trouve pas, parce qu'il n'y a pas de
changement; mais Dieu façonne, ordonne et modifie les
temps à l'image de l'éternité. C'est sur ce modèle qu'il règle
les mouvements du ciel et des corps célestes, assujettissant
les jours, les mois, les années, les lustres et toutes les révo-
lutions des astres aux lois de l'égalité, de l'unité et de
Tordre. »(YI, H.)
Dans son traité De l'Ordre, saint Augustin n'enseigne pas
une doctrine différente. « La raison, dit-il, s'aperçut que les
sons ne lui offraient qu'une matière sans valeur, à moins
qu'ils ne fussent informés par la mesure certaine des temps et
une sage alternative d'acuité et de gravité : Nisi certa dimcn-
sioîie temporum,et acuminis gravitatisquemodérata varie tate
soni fîgurarentiir. Elle reconnut que cela se trouvait en
germe dans la grammaire, où, en examinant les syllabes
avec une attention soigneuse, elle avait appelé pieds et
accents les modifications du son. Et comme il était facile
d'observer que les syllabes brèves et les syllabes longues
étaient répandues dans le discours d'une manière à peu près
égale, elle essaya de réunir et d'arranger ces pieds avec
ordre ; et d'abord, guidée par le sentiment, elle forma de pe-
tites sections qu'elle appela césures et membres. Et pour que
les pieds ne courussent pas au delà de ce qu'elle pouvait
juger, elle fixa une limite après laquelle ils reviendraient,
rcverterentur : ce fut l'origine du mot vers. Quand les pieds
n'avaientpas de limite déterminée et qu'ils se suivaient cepen-
dant dans un ordre rationnel, elle nomma cet arrangement
rythme, ce qui n'est autre chose que ce que nous appelons
nombre en latin.
« La raison comprit que les nombres régnaient sur le
rythme et sur la modulation et leur donnait toute leur per-
fection; elle étudia leur nature avec le plus grand soin et
reconnut qu'ils étaient divins et éternels, principalement
parce que c'est avec leur aide que toutes les choses célestes
avaient été disposées, » {Deordine, lib. Il, cap. 14.)
On remarquera que saint Augustin se garde bien de con-
fondre les deux parties constitutives de la musique. Il di.s-
tingue d'une part les accents, qui consistent dans l'acuité ou
la i^ravité du son et donnent naissance au melos, de l'autre
\es pieds, ou mesure certaine du temps, ([ui sont les éléments
du ri/thmc. Dans tout cela, il n'est fait aucune allusion au
l'avenir de la musique sacrée 197
rythme libre ou rythme de la parole, que saint Augustin
n'aurait pas manqué de mentionner, s'il avait été alors en
usage dans le chant de l'Eglise, ce chant dont la douceur et
la suavité avaient fait tant de fois couler ses larmes et qu'il se
reprochait plus tard d'avoir écouté avec un plaisir trop
sensible.
Citant une hymne de saint Ambroise, Deus creator omnium^
dont les vers, dit-il, sont formes de quatre ïambes et renfer-
ment douze temps, il ajoute : « Qaand on chante ces vers,
l'oreille en perçoit le rythme, la mémoire le reconnaît, la
voix en marque le mouvement et le sens intime se délecte. »
{De musica, VI, 2-9.)
Et qu'on ne dise pas que cette doctrine ne peut s'appliquer
qu'à la poésie ou au chant métrique, car, dans les passages
que nous avons cités, saint Augustin a bien soin de marquer
la différence entre le rythme et le mètre : « Toute succession
légitime de pieds est rythmique, dit-il ; mais autre chose est
d'associer des pieds qui concordent, sans fixer aucun terme à
leur évolution, et c'est là le rythme ; autre chose est de
joindre à cette concordance des pieds une limite déterminée
d'où ils ne peuvent s'écarter, ce qui ne convient qu'au mètre.
C'est pourquoi tout mètre est en même temps rythme, mais
tout rythme n'est pas mètre. » (V, 1 ; III, 1.)
Pour saint Augustin, l'objet du rythme est donc la mesure
certaine dos temps ; mais une succession de temps ne peut
être rythmique qu'autant que les durées longues et brèves
offrent entre elles une proportion déterminée et forment une
suite d'intervalles égaux. Cette doctrine est, comme nous
l'avons déjà vu, celle de tous lesrythmiciens de l'antiquité et
nous verrons plus tard qu'elle est aussi celle des théoriciens
du moyen âge.
{A suiv?'e.) J. Dupoux.
LE NEUME-TEMPS RYTHMIQUE
DEVANT LA CRITIQUE
{2' article) (1),
Le principe ainsi déduit et alTirmé n'est-il pas trop absolu?
On l'a dit, on le dit encore, faute, ce semble, d'avoir sufli-
sammeiit réllcchi aux conséquences de la plupart des raisons
énoncées dans mes précédentes |)ublications.
1. Voir 1"' article, ii° 8, p. 128.
198 l'avkmr de la musique sacrée
Résumons-les encore sans nous lasser. Lira qui voudra.
On objecte que si, d'une part, le principe est admissible
pour les neumes représentant un mouvement mélodique de
deux ou de trois sons (1); d'autre part, il est sujet à discus-
sion — on dit môme : inadmissible — 1° lorsque le signe
neumatique représente un soûl son (tel que la virga ou le
piinclum exprimant une seule syllabe littéraire) ; et 2° lorsque
le signe neumatique représente 4 sons et plus (4, 5, 6, 7,
8 sons, on le sait).
Nous laisserons de côté ce 2", nous réservant d'y revenir
plus tard.
Elucidons le premier point en litige :
Question : Le signe neumatique — virga ou punctum —
repré sentant un seul son doit-il être regardé comme une unité
rythmique équivalant à un temps musical moderne, au même
titre que tout signe neumatique représentant plusieurs sons
adjoints en une seule formule — podatus, clivis,torculus,etç,?
En d'autres termes encore : Doit-on toujours traduircpar une
noire de notre notation moderne toute virga ou tout purictum
isolé et placé sur une syllabe littéraire, la noire étant prise
comme type graphique représentant l'unité rythmique de nos
traductions ?
Nous avons un ensemble do raisons majeures à invoquer
pour appuyer notre réponse affirmative : Oui, le signe neu-
matique en question représente une unité rythmique.
Ces raisons peuvent s'énoncer sous deux chefs distincts.
I
Les premières nous sont suggérées par les textes théori-
ques de l'antiquité et par les commentaires des traducteurs
modernes.
4° Au plus loin que nous remontions, nous trouvons dans
le système musical l'emploi de la note longue de 2, de 3, de
4 temps brefs — acception ancienne — égalant à elle seule
la durée totale d'un pied rythmique d'un genre donné.
Donc le fait est possible. Je vais même plus loin, en ajou-
tant qu'il est inévitable, attendu que la variété dans la mu-
sique naît S|)écialement des imprévus rythmiques (2), et que
1. Pourquoi c(Mix-là seuls, on sciait en ])('inc de les déinonlrcr !
2. Il n'e.st nullement question de déformulion du ryliimo établi,
laquelle n'est lolérablc (lu'accidentellement. Tel est le cas des mesures
l'avenir de la musique sacrée 199
l'impression rythmique est impossible à produire si l'on n'a
h sa disposition que deux sortes de valeurs : la noire {longue)
et la croche {brève).
Notre temps musical moderne étant l'équivalent d'un pied
rythmique ancien (1) la longue antique est, à son tour — quel
que soit le nombre de temps brefs anciens qu'elle représente
momentanément — , l'équivalent de notre unité rythmique
moderne représentée par unenozVe, ai-je dit précédemment.
2° C'est Guy d'Arezzo qui spécifie le fait non plus comme
possible mais comme existant fondamentalement : « Unus,
duo, très sorti aptantur in syllabas... »
3° C'est S. Odon de Cluny le spécifiant de son côté : « Sicut
duds aut très... voces, ita quoque.. sola vox... »
4° C'est tout l'enseignement du moyen âge qui nous rap-
pelle l'existence de ces notes longues de valeur différente
selon le genre rythmique de l'œuvre.
5° C'est enfin notre système musical moderne, suite logique
et nécessaire de tout l'enseignement antérieur, qui non seule-
ment emploie Vunité-temps, mais crée toute la classification
des unités doubles, triples, quadruples ^(blanches, blanches
pointées, rondes) en mettant debout le plus parfait système
d'écriture musicale qu'aucun peuple ait jamais imaginé.
L'existence de cette note longue, unité rythmique théo-
rique, est donc démontrée par son existence même comme
l'unité-temps moderne ou l'unité-pied ancienne le sont, cha-
cune de son côté, parleur existence de toute antiquité.
Et, de même que le fait de l'existence de l'unité rythmique
représentée par une note isolée était inévitable, de [même,
comme contre-partie, j'ajoute qu'un système musical ne con-
naissant pas l'emploi de cette sorte d'unité-temps ne peut pas
exister humainement parlant: point de vue physiologique qui
a bien sa valeur propre au moins égale à celle que l'on prétend
faire reconnaître à tel ou tel texte obscur d'un théoricien du
moyen âge.
Nier la possibilité d'existence de la note isolée égalant
l'unité rythmique, c'est décréter /^ro/jrîo motu que toutes les
notes sont brèves dans le chant grégorien. Mais on le décrète
sans s'apercevoir qu'on se heurte à un écueil insurmontable,
musicalement parlant, savoir : que des notes brèves succès-
intercalaires composées d'un nombre de temps différent de celui qui
sert de base rythmique à l'œuvre envisagée,
1. V. notre précédent article, n» 8, p. 128, de cette revue.
200 l'avenir de la musique sacrée
sives sont, une à une, des fragments d'un pied rythmique, et
c'est là que nous attendons les critiques de nos systèmes de
traduction. Comment, ot d'après quelles indications certaines
grouperont-ils ces fragments en des touls certains, i. e., des
pieds rythmiques délinis? Gomment, par conséquent, osera-
t-on soutenir — comme certaine école — que toutes les notes
sont brèves sauf la dernière de chaque formule neumatique,
alors que, d'après l'application de cette théorie, il n'y a plus
de rythme musical saisissable, mais une guirlande dénotes
ânonnées avec une préciosité prétentieuse !
II
'*ïja seconde raison majeure à invoquer est tirée de l'étude
de la notation elle- même et du mode d'emploi de cette valeur-
temps sur le texte qu'elle exprime.
Laissant de côté les théoriciens de l'antiquité dont le
témoignage serait nul en ce moment, nous demanderons à
ceux du moyen âge si, dans le système musical qu'ils ensei-
gnèrent et dont ils écrivirent la théorie, les virga et piinc-
^^^m exprimant une syllabe littéraire, comme nous le voyons
dans le verset : Qici Régis, du Graduel : Hodie Scietis (1), sur
les mots : dediicis valut ouem.., et dans bien d'autres passages,
si, dis-je, ces virga ou punctum étaient représentatifs de
sons longs ou de sons brefs, d'une brièveté ou d'une longueur
certaine et déterminée soit par la quantité prosodique, soit
par le poids des syllabes littéraires ainsi exprimées musica-
lement.
La réponse (en est-ce une?) est le silence absolu.
Je ne connais aucun texte d'aucun auteur nous donnant la
règle à suivre à ce sujet. Mon ignorance possible d'un texte
peut-être existant n'étant pas une preuve en faveur de
l'inexistence de ce texte réclamé, je demande à tous ceux qui
affirment que telle virga est longue, telle autre brève (parce
qu'il leur plaît le plus souvent de les chanter ainsi), do pro-
duire à l'appui de leur impression personnelle la preuve
écrite que je reconnais ignorer.
Leur citation, leur preuve contraire par conséquent, sera
la bienvenue, puisque, en élucidant un point capital encore
douteux pour eux-mêmes, j'en ai la conviction, elle nous per-
1. InVigiliaNativitatis Domini.
l'avenir de la mu^'Ioue sacrée 201
mettra d'approcher plus pr^s du but chcT'.hé: le vrairylhmc
du chant grégorien.
Jusqu'à plus ample informé, je m'en tiens à ma conclusion
comme à un fnit acquis (1) : Toute virga, tout punctum expri-
mant une seule syllabe littéraire (tels que les punctum sur
deducis vehit ovcm ci-dessus rappelé) représentent l'un
comme l'autre une unité rythmique moderne que nous tra-
duisons, à notre tour, par une noire denotre notation usuelle.
Et ce, 1" parce que les cinq faits théoriques remémorés
(paragraphe I de cet article) plaident en faveur de ladite in-
terprétation rythmique ; 2° parce que l'étude la plus superfi-
cielle du texte liturgique surmonté de la notation neumatique
montre aux yeux les moins clairvoyants que ces unités neu-
mées sont placées sur toutes espèces de syllabes accentuées ou
non accentuées ;3° parce que, contre toute attente, c'est-à-dire
dans l'ail ente du texte que je réclame, respectueusement
mais formellement, de nos contradicteurs, pltsieurs syllabes
Li ITÉRA 1RES SUCCESSIVES (telles : 6/er/z<i:zs velu/ ovcm ou toutes
autres formant passage similaire) exprimées une a une par des
PUNCTUM ou DES VIRGA, SE SOUDERAIENT-ELLES ENTRE ELLES POUR
FORMER DES PIEDS RYTHMIQUES DÉFINIS, qu'il faudrait trouvcr un
nouveau texte nous donnant la règle à suivre, claire et pré-
cise, présidant à ces assemblages.
Or, en présence de cette pénurie de textes probants, quel
est celui de nos modernes commentateurs ou restaurateurs
(lu chant anti({ue qui osera prendre sur soi de décréter qu'on
suivait telle règle plutôt que telle autre (2) ?
Néanmoins une hypothèse assez digne d'être prise en con-
sidération peut être proposées notre méditation.
Ces passages étant très rares en somme dans le Liber Gra-
diialis, ne peut-on supposer qu'il yavait en quelque sorte un
arrêt du rythme musical au début du passage ainsi noté, et
1. Sans exagération je crois pouvoir dire que j'ai posé ces questions-
là cà une centaine des plus exigeants parmi mes correspondints, et je
dois dire que pas vne réponse documentée ne m'est parvenue. Tous pro-
clament la liberté dans l'intorprétation rythmique de la notation neu-
matique, mais aui^un n'a la moindre raison scientiPKiue à en apporter!
C'est une question d'iyisdnct, telle est la réponse la plus fréquente.
2. J'ai sous les yeux une lettre d'un de ces commentateurs, réputé
qui plus est, dans laquelle il est dit que l'on suivait son instinct per-
aonnell! Toujours l'instinct. J'éprouve, je dois l'avouer, un certain
scepticisme à cet égard et ne puis m'imaginer deux ou dix choristes
suivant chacun son instinct et chantant la mkjie mélodie!
202 l'avenir de la musique sacrée
simple débit recitativo des quelques syllabes ou mots ainsi
exprimés musicalement? débit selon le rythme oratoire,
dirions nous pour employer le terme à la mode.
Le fait est possible et même à peu près certain. Il est
malaisé, en effet, de ne pas se laisser aller au rythme oratoire
de ces fragments lorsqu'on les chante mezza voce ; mais cela
infirme-t-il notre principe du neume-temps? Nullement : ce
sont toujours des unités rythmiques successives parfaitement
déUnies comme le sont nos temps modernes dans nos réci-
tatifs lyriques ; le rythme est sur le papier, il est également
dans les inllcxions de la voix du chanteur, et néanmoins ce
ryliime n'est pas métronomique, rigoureux, comme dans
le reste de l'œuvre. C'est toute la concession que l'on peut
faire sur ce sujet. Je l'avais déjà fait toucher du doigt
maintes fois dans tout ce que j'ai écrit jusqu'à ce jour. 11 ne
paraît pas qu'on m'ait lu bien sérieusement et encore moins
qu'on ait réfléchi mûrement à toutes ces choses qui sont du
domaine de la théorie musicale.
Cela viendra avec le temps.
G. HOUDARD.
P. -S. — Dans notre prochain article nous examinerons le
2° réservé ainsi qu'il est dit au début de cette étude ; Tout
neumo reprhrntant plusieurs sons {de. 4 à 8) cst-il la représen-
tation d'une seule imité rythmique?
(.. II.
ASSEMBLEE GENERALE
de la Société Sainte- Cécile d'Allemagne.
A MUNSTER (21, 22 et 23 août 1809).
Monsieur le Directeur,
J(> suis heur* u\ do voir avec quelle ardeur vous déicmle/
l'autorité du Saint-Siège eu matière de chant sacré. Ce m'est
un encouragement à vous faire part de la bonne impression
qucj'ai éprouvée à l'Assemblée générale de la Société Sainte-
Cécile d'Allemagne, qui a eu lieu cette année à Miinster en
AVeslphalic, les 21 , 22 et 23 août.
Toute question de nationalité mise de côté, nous n'avons à
nous occuper ici qucdes exemples de parfaite soumission que
donnent dos catholiques à d'autres catholiques, en une
matière qui intéresse à un si haut point le culte public.
Le programme, des plus rem])lis,a été suivi très fidèlement.
l'avenir de la musique sacrée 203
Il comprenait du plain-chant, de la musique polyphone et
des chants populaires, le tout exécuté très artistiquement et
dans la plus parfaite conformité avec les règles liturgiques.
Munster, chef-lieu de la Westphalie, est une ancienne ville
qui a toujours conservé ses traditions religieuses. Il y a tou-
jours eu à Miinster d'excellentes maîtrises se transmettant
d'âge en âge la bonne manière d'exécuter le chant d'église.
Ce n'est donc point ici que peut valoir le reproche d'avoir
perdu les traditions des anciens.
Pendant les trois jours qu'a duré l'Assemblée, \e?< quatre-
vingts chanteurs qui forment la maîtrise de la cathédrale ont
chanté le plain-chant avec un ensemble admirable, d'après
l'Edition officielle et avec laprononcialion romaine.
Combien j'aurais voulu voir présents à cette assemblée tous
ceux qui dénigrent cette édition, plus peut-être par ignorance
que par parti pris! Sûrement ils n'auraient pu s'empêcher
d'admirer la netteté, le naturel dans l'expression, la dignité
aveclaquelle ce plain-chant a été exécuté. Ces quatre-vingts
voix semblaient n'en faire qu'une. Chaque syllabe était arti-
culée avec nerf et précision, de façon à être comprise partout
dans la cathédrale. On distinguait chaque mot par le relief
que lui donnait la syllabe accentuée. Habitués que nous
sommes à entendre chanter mollement, sans rythme, le plain-
chant, peut-être ceux qui se tenaient auprès du chœur au-
raient-ils été tentés de trouver exagérée la manière de rendre
les podatus. Mais il est nécessaire d'articulerplus vigoureuse-
ment dans les grands vaisseaux, si l'on veut se faire com-
])rendre : les prédicateurs en savent quelque chose.
Le directeur, Mgr Schmidt, qui paraissait avoir tous ses
chanteurs dans la main, tant ils suivaient bien ses moindres
mouvements, savait imprimer également à chaque membre
de phrase, à chaque phrase elle-même, l'allure et la nuance
convenables, tantôt ralentir, tantôt accélérer, tantôt faire
chanter moins fort, tantôt plus fort, selon que le sens le com-
portait. Combien, dans cette Edition officielle, le chant faci-
lita la déclamation du texte, et combien le tout, paroles et
musique, est également proportionné! Et dire que c'est sous
prétexte d'art que certaines gens se refusent à accepter cette
édition qui compléterait si heureusement l'unité du culte pu-
blic défendue naguère avec tant d'ardeur par Dom Guéran-
ger. Devant tout esprit non prévenu, on peut affirmer qu'elle
vaut toutes les autres et qu'elle l'emporte sur beaucoup d'au-
tres. D'ailleurs Rome s'est prononcée, et « tout ce que fait
Rome est bien », disait Dom Guéranger.
Quant à la méthode générale d'exécution pratiquée pour le
plain-chant à Munster, à Ratisbonne et dans beaucoup d'au-
204 l'avenir de la musique sacrée
très lieux, je dirai en toute simplicité que je la préfère à celle
qu'on s'elVorce de généraliser en France depuis quinze ou
vingt ans. La première est plus positive, plus virile, plus na-
turelle. L'autre paraît trop rapide, artistique si l'on veut,
mais au point d'en être artificieuse, maniérée.
11 serait à désirer que partout on adoptât la même pronoiï^
ciation du latin. La prononciation romaine donne une expres-
sion plus douce, plus distinguée. Il n'y a point là difficulté à
vaincre, mais plutôt habitude à prendre : il suffit de vouloir
et de persévérer. Déjà en plusieurs villes de France, voire
même en de simples communes rurales, celte prononciation
est en usage.
L'exécution de la musique polyphone a été superbe : c'est
à décourager d'atteindre jamais une telle perfection. L'ex-
pression, les attaques successives, les syncopes, tout a été
rendu avec assurance, sans hésitations aucunes. Ces cliers
$()pranil ils paraissaient a^'oir du plaisir à se jouer des diffi-
cultés. La justesse et le maintien de la tonalité étaient impec-
cables, dans des chants la plupart a capclla. Et le troisième
jour les voix étaient aussi iraîches que te premier.
Je n'oublierai jamais l'impression produite sur l'Assem-
blée parmi Salve Begina de Roland de Lassus, surtout aux
mots in Jiac lacrymarum valle : cachet de tristesse et d'alfais-
scment successifs. Toutes les poitrines étaient comme hale-
tantes, oppressées par le spectacle de la misère et de l'an-
goisse.
Non, on ne peut dire que ces chefs-d'œuvre de Palestrina.
Vittoria, etc., composés il y a trois cents ans, ne soient plus
de notre temps. Ils participent pour ainsi dire à la calholi-
cilô du plain- chant. Celui qui a écrit dans une Sema'mp rdi-
gieufiP., le 9 septembre dernier, que Palestrina n'est pas l'idéal,
que ceux qui l'imitent au xix' siècle ne sont pas intéressants
du tout, n'a certainement pas assisté à l'Assemblée de Mims-
ter ni à d'autres semblables.Ily aurait pu constater que Pales-
trina, Roland de Lassus et Vittoria ne nous sont point aussi
étrangers, même aujourd'hui, qu'il lui a plu do le dire, et que
les F. Witt, les Ilaller, les Milterer, qui en suivent les glo-
rieuses traces avec leur génie propre, se laissent encore très
bien entendre et admirer après leurs maîtres.
Mais n'oublions pas une condition essentielle : il faut être
capable de les exécuter; sinon, dit le Règlement de la S. C.
des Rites, il sera préférable de s'en tenir au plain chant.
Sans expression, sans rythme, sans fini d'exécution, la
musicpie polyphone, môme de Palestrina, est une véritable
cacophonie. Mais quand elle est pratiquée A^v).ç,toutPs les con-
ditions artistiques voulues, combien alors toutes les parties
l'avenir de la musique sacréic 205
se font entendre clairement, se détachent les unes des autres
et concourent au principe d'art : l'unité dans la variété! C'est
alors seulement que cette musii|ue devient très digne du
culte, selon l'expression du Règlement précité, adressé en
ces dernières années de noire siècle aux Evêques d'Italie, et
que semble ignorer l'auteur de l'article delà susdite Semaine
religieuse.
Qu'on ne vienne pas dire qu'il y a là une question de tem-
pérament national. Sans doute la préparation et l'éducation
sont nécessaires en art comme en toute autre chose. Mais
n'a-t-on pas comme un résumé de tous les pays dans lesformes
d'art cht-rcs aux Palestrina, Roland de Lassus, Viltoria? Et
leur musique n'est-elle pas d'une homogénéité adéquate aux
exigences les plus universelles : formules rythmiques simples
et naturelles basées sur la tonalité catholique du plain-chant?
Je vous demande pardon de sortir un peu de mon sujet de
Mlinster. Pourtant ma réfutation s'y rattache assez. Il faut
bien protester en passant contre cette erreur que la Société
Sainte-Cécile d'Allemagne est entachée d'une « nuance de
protestantisme ». Mais en quoi donc, s'il vous plaît? Dans
son origine? dans son but? dans ses moyens? Elle a été fon-
dée par un prêtre catholique avec l'approbation de Pie IX;
elle poursuit la réforme de la musique d'église catholique ; et
elle fait cela en se soumettant pleinement aux règles de
l'Eglise catholique. Nulle part les règles liturgiquss ne sont
aussi rigoureusement observées qu'à la Société Sainte-Cécile.
Elle apjirend à connaître et à bien exécuter la musique
propre de l'Eglise :1e plain-chant d'après son Editionofhcielle,
les œuvres des génies catholiques (tels que Paleslriiia, dési-
gné nommément dans le Règlement de la S. G. des Rites)
reconnues très dignes du culte religieux, les œuvres aussi de
ceux qui marchent sur les pas de ces génies en parfaite sou-
mission à l'Eglise. Cherchez dans tout cela une nuance de
protestantisme. Elle existe quelque part, oui, chez ceux-là
môme qui portent accusation, qui prétendent s'émanciper des
règles de l'Eglise sous prétexte de conllit entre l'autorité et la
science, qui affectent d'ignorer ces règles ou qui en dénaturent
le sens.
Ce n'est pas non plus dans le chanl populaire qu'on trou-
vera cette nuance de protestantisme. Le chant populaire alle-
mand existait avant Luther. C'est plutôt Luther qui a copié
le catholicisme, qui lui a emprunté beaucoup de ses chants
déjà existants auxquels il a adapté des textes hérétiques; et
plusieurs de ceux qu'il a composés ont revêtu les mêmes tour-
nures mélodiques que ceux qu'il avait empruntés. Encore
une fois, où est la nuance de protestantisme?
206 l'avenir de la musique sacrée
Combien était puissante et belle, impressionnante et pieuse,
cette déclamation correcte du texte, celte exécution bien
rythmée des lieder allemands donnés à la cathédrale et dans
les autres paroisses de la ville! Assurément ce sont ces
chants-là, plus voisins du plain-chant syllabique, c'est-à-dire
populaire, qui nous aideront le mieux à bien goûter et à bien
exécuter le chant de l'Eglise; et non certains airs populaires
(pie l'on entend trop souvent chez nous dans les cérémonies
religieuses et dont la place serait mieux dans la rue ou aux
bals champêtres.
Voilà, Monsieur le Directeur, un aperçu des réflexions que
m'a suggérées l'Assemblée de Munster. Les nombreux dra-
peaux qui ornaient les rues de la ville, drapeaux du Pape,
drapeaux nationaux, la présence de Mgr le Coadjuteur aux
réunions du soir, l'intérêt qu'ont manifesté le bourgmestre et
le gouverneur dans des discours émouvants, tout cela nous
montre combien la Société Sainte-Cécile est populaire dans
les pays catholiques allemands et copibien dans les hautes
sphères on apprécie son importance au point de vue social
comme au point de vue religieux.
Peut-être un jour trouvera-t-on le moyen de réunir en
faisceau compact et solide toutes les bonues volontés éparses
aux quatre coins de la France et qui n'attendent quel'occasion
de faire une œuvre utile et durable. Celle œuvre aidera puis-
samment à procurer la gloire de Dieu et la sanctilication des
A.mes par l'unité de soumission à l'Eglise.
Veuillez agréer, etc.
Paul Peers.
EPILOGUE DES FÊTES MUSICALES D AVIGNON
Un événement tragique.
On nous écrit d'Avignon à la date du 3 novembre 1 SOI) :
« Monsieur le Chanoine,
« Les Messieurs de Saint-Gervais veulent à tout prix s'im-
planler à Avignon et y imposer le chant de Solesmes, au
mépris des décisions de Rome tant de fois renouvelées et
malgré la répugnance du clergé à abandonner le vieux chanl
qui, dc[)uis des siècles, était en usage dans le diocèse, souve-
nir de la domination pontilicale, consacré par un décret spé-
cial du concile provincial de t85().
« Les journaux de la localité sont depuis quelque temps
remplis de réclames bruyantes, où les Gervaisions exposent
longuement leur projet de créer une école de plain-chant et
l'avenir de la musique sacrée 207
de musique religieuse, avec une maîtrise qui dessertirait les
quatre paroisses de la ville et donnerait tous les mois des exé-
cutions musicales, pour attirer le public artistique, qui ne
s'intéresse que médiocrement au plain-chant, quel qu'il soit.
Un membre de la Schoia de Paris est déjà installé à x'^^vignon
et a choisi dans les écoles 50 enfants, qui doivent former le
noyau de la future maîtrise.
« Mais pour arriver à leurs fins, il leur l'allail tout d'abord
être les maîtres à la Métropole. 11 y avait là un modeste orga-
niste qui, depuis plus de douze ans, pour une rétribution des
plus modiques, tenait tous les jours l'orgue à l'ofiice cano-
nial. 11 s'agissait de le remplacer par un élève de la Schoia
de Faris. Après maintes intrigues, qu'il serait trop long de
raconter, on déclara à M. Fabrique (c'était le nom de l'orga
niste), qu'il devait céder la place. Le pauvre homme pria,
supplia, fit valoir les services rendus pendant tant d'années,
exposa qu'on le réduisait à mourir de faim, lui et sa famille.
Rien n'y fit. On lui signifia par huissier qu'il eut à laisser le
logement qu'il occupait dans les dépendances de la Métro-
pole. M. Fabrique, se voyant ainsi brutalement jeté sur le
pavé, a perdu la tète. Après avoir mis de l'ordre dans ses
affaires et porté aux Petites Sœurs des Pauvres quelques
centaines de francs d'économie (ju'il avait ramassés à grand'
peine, il s'est enfermé, le soir de la Toussaint, dans son
appartement, avec sa tcmme et son enfant, et s'y est asphyxié.
Le lendemain on ne retrouvait plus que trois cadavres. Toute
la ville est en émoi et maudit les intrus qui, par leurs basses
intrigues, sont la cause première de ce tragique événement.
On dit bien haut ({u'une œuvre qui débute sous de si fâcheux
auspices ne peut être bénie du ciel.
« Comme il faut des fonds pour payer les frais do la Schoia,
on prétend obliger chaque paroisse de la ville à verser
GOO francs par an, contre la banale promesse d'envoyer
chaque dimanche une dizaine d'enfants chanter au lutrin.
Cela ne va pas sans protestations ni résistances bien légitimes ;
mais on veut à tout prix que le chant avignonnais disparaisse
et cède la place au chant de Solesmes. Et voilà comment la
ville des i*apes, qui s'était toujours distinguée par sa fidélité
aux traditions romaines, se verra bientôt, pour le bon plaisir
de quelques intrigants, privée de son chant séculaire et en
opposition formelle avec les décrets du Saint-Siège.
« Mais tout ce qui est iinp(jsé par la force et la violence ne
dure pas, et la mort tragique de trois victimes innocentes ne
peut manquer de... » (Nous n'osons pas insérer la fin de cette
lettre).
' « Agréez, etc. U.\ phètke avutNOiNiNais.
208 l'ave?jir de la musique sacrée
RECTIFICATION
A propos de notre variation Au pay.s des truffes (numéro d'octobre)
nous avons reçu la lettre suivante que nous nous faisons un devoir
d'insérer intégralement :
Grand Séminaire de Périgueux, le 28 octobre 1899.
Monsieur,
Un de mes amis me communique le n° du lil octobre 1899 de votre
Revue V Avenir de la Musique Sacrée.
Pcrmettcz-moi de vous dire qu'au pays des truffes comme à Constan-
tine, votre bonne foi a été surprise par vos correspondants.
Il est faux qu'il existe ici une petite bande de rebelles qui soit opposée
au chant officiel à Périgueux.
Il est faux que les professeurs de liturgie et de droit canon prodi-
guent en secret leurs encouragements à quelques turbulenls néophytes de
Solesmes.
Je n'insiste pas sur le ton peu bienveillant de l'article à notre égard.
Qui l'a fait? qui l'a inspiré? Je crains qu'on n'ait écouté plutôt la voix
de la passion que celle de la vérité. On, qui o)i? Comme vous, je serais
tenté de dire : Isfecit cui prodest.
J'espère, Monsieur, que vous voudrez bien insérer ma lettre dans le
prochain numéro de votre Revue. i
Agréez, Monsieur, l'expression de mes meilleurs sentiments.
H. BoiviN,
Sup. du gr, sém. de Périgueux.
Et pourtant // est vrai que plusieurs curés du diocèse en question
voulaient se plaindre à Monseigneur — nous le tenons d'eux-mêmes —
parce que certains de leurs séminaristes démolissaient pendant les
vacances léchant officiel que ces prêtres méritants avaient entant de
peine à établir pendant l'année. Ces séminaristes répétaient aux chan-
tres et aux chanteuses que le chant bénédictin — et non point le
«chant l'uslet » — était le véritable chant de l'Eglise romaine; que les
Décrets de la S. C. des Rites ne signifiaient rien, qu'on n'avait pas à en
tenir compte, et (jue d'ailleurs la S. G. dos Rites, mieux éclairée,
reviendrait sur ses décisions, etc. 7/ est vrai encore (\uq tout récemment
un tout jeune vicaire, « qui avait été là-bas un pilier d'opposition »,
a tenu des propos scmblnbles devant une quinzaine de prêtrf s, et qu'il
a même osé ajouter : « S'il est exact que le Pape ait connu et signé les
Décrets de la S. C. des Rites, le Pai)0 est... » (ici une (jualification
trop irrévérencieuse pour être citée). Il est vrai enfin que nous pour-
rions signaler plusieurs autres faits non moins fondés et non moins
regrettables que les précédents. Mais en voilà bien assez pour démon-
trer que si notre bonne foi a été suiprise, elle ne l'a point été tota'e-
ment. Au surplus nous aimerions mieux nous laisser donner tort sur
toute la ligne que de poursuivre le déi)at sur un sujet qui nous expo-
serait à mettre enjeu des porsonnalilés.
Le Gérant : A. G A B EUT.
.MV NOIZETTB ET C'e.S, RUE CAMI'A0NK-1""«, PARIS.
DEUXIÈME ANNÉE N» 12 15 DÉCEMBRE 1890
L'AVENIR
DE LA
MUSIQUE SACRÉE
OMMAIRE.
Un Théorème théologique 209
Le Rythme du Chant liturgique (Suite) 213
Explications 218
Le Neume-Temps rythmique devant la Critique {Suite et fin) . . . 219-
Traité de composition musicale, par E. Durand 231
UN THÉORÈME THÉOLOGIQUE (1)
L'Église romaine a des traditions et des lois fort
sages pour réglementer, et le plain-chant dont elle se
sert officiellement, et la musique dont elle admet l'in-
tervention officieuse dans ses sanctuaires.
Forme très belle et très solennelle de la prière liturgique,
le chant de l'Eglise romaine — car c'est à celle-ci unique-
ment qu'il nou i convient de penser — renferme des éléments
orientaux, hébraïques et grecs auxquels se sont joints des élé-
ments latins en grande quantité, depuis les premiers siècles
jusqu'à saint Ambroise et à saint Grégoire I" qui les adap-
tèrent habilement à l'expression artistique du culte divin. —
Le moyen âge en a développé, souvent même accru les
richesses mélodiques, dont l'âge moderne semble avoir
perdu le secret, sinon le goût et le sens. Il a pourtant com-
pensé, jusqu'à un certain point, son évidente infériorité sous
ce rapport, par la création d'une harmonie et d'une tonalité
qui peuvent servir à l'embellissement des offices ecclésias-
tiques, mais qui fréquemment en diminuent la gravité, peut-
1. Extrait du Cours de Théologie catholique, par M. le Chanoine Jules
Didiot. — Morale surnaturelle spéciale. Vertu de Religion, chap. II ,
section II, art. 1, l" distinction, i^ 2 : Chant liturgique.
Chez A. TalTin-Lefort, 30, rue des Saints-Pères, Paris.
2l6'^'^^ ^''^"'■^ 'l'avenir de la musique sacrée
être même l'accidentelle efficacité, — Que le Saint-Siège ait
autorité et compétence pour décider ce qu'il faut emprunter
à l'art ancien et à l'art contemporain dans le service reli-
gieux, c'est chose entièrement évidente; et ceux-là seuls
pourraient en douter, qui refuseraient à l'Eglise le droit de
se prononcer sur le texte de ses offices en prose ou en poésie.
c=-Dc fait, elle agit depuis le concile de Trente en vue de
fixer avec une précision complète les mélodica liturgiques h
exécuter dans les oflices, et le programme (jéncral des pièces
extra-liturgiques dont les voix ou les instruments sont auto-
risés à tirer parti, pour la gloire de Dieu et pour l'éducation
des fidèles, soit dans lu célébration des offices obligatoires,
soit dans les exercices de piété facultatifs.
• a). Quant aux mélodies proprement liturgiques, — psal-
modie simple ou ornée, et plain-chant, — elles sont de deux
catégories inégalement importantes. Les unes appartiennent
aux usages de certains ordres religieux, — par exemple des
Bénédictins, des Chartreux, des Dominicains, — qui s'en
servent dans l'intérieur de leurs églises conventuelles, et qui
peuvent y apporter une habileté, un goût, une science, dont
prêtres et fidèles ordinaires ne sont généralement pas si
capables. A ces doctes maîtres du chant liturgique l'Eglise
accorde une ample liberté de recherches archéologiques et
une grande autonomie d'exécution pratique. Tels de leurs
morceaux de plain-chant peuvent même prendre place, à
titre de motets ou de pièces de luxe, dans les églises ordi-
h'âlï'ëàl mais leurs éditions savantes, qui pourront le devenir
plus encore, restent leur apanage nettement réservé. — Pour
le peuple et pour son clergé séculier, il faut tout autre chose.
Aux Grecs, aux Slaves, aux Orientaux de race sémitique, le
Saint-Siège maintient l'usage privilégié d'un chant parti-
culier qui n'est certes guère notre grégorien. Aux Améri-
cains, Africains, Asiiistiques et Océaniens, aux Chinois et aux
Japonais, — qui doivent latinisrr avec les Allemands et les
Anglais, avec les Espagnols et les Italiens, avec les Septen-
trionaux et les Français ; car leur universelle fusion dogma-
tique se traduit par leur unité liturgique, — il faut une mé-
lopée réolh^ment /}/«/</», \\n plain chant dont la simplicité, la
facilité, et par conséquent la dignité soient aussi absolues
que possible. Les questions d'archéologie musicale, d'art
raffiné, ne sauraient y avoir la même importance que dans
les éditions monastiques; et ce que l'Eglise de Rome poursuit
l'avenir de la musique sacrée 211
lentement et patiemment depuis le xvi*' sièle, c'est une édi-
tion cantorale pleinement adaptée à sa propre unité, à sa
propre universalité. Elle entend préparer, pour un avenir
plus ou moins éloigné, un chant dont toute liturgie latine
dûment autorisée et non, monastique se servira aussi piea-:
sèment qu'aisément; -l-f/ifi*^ u'i'n '^n »m
C'était déjà le but indiqué par le souvisraiii pontife Paul Y
au grand Pale&trina et aux imprimeurs de la Médicéenne.
Ce fut le dessein repris par Pie IX quand il recommanda
surtout le chant grégorien. C'est la volonté nettement et fer-
mement promulguée par Léon XIIJ, quand il prescrit aux
imprimeurs d'emprunter désormais à l'édition de la
Sacrée Congrégation des Kites les cantilènes du ihisscl,
du Rituel et du Pontifical\ quaiid il défend d'introduire
d'fiutre édition que celle-là dans les diocèses qui n'en
ont pas encore ou qui veulent en changer; quand il
remet à la prudence des évoques le soin de fixer l'époque où
ils ordonneront chez eux cette forme accessoire mais fort res-
pectable de l'unité liturgique; quand il prohibe eniin toute
attaque et toute discussion tendant à discréditer les livres
officiels ou « authentiques ». — Si ces dispositions n'étaient
que transitoires comme beaucoup de mesures canoniques, je
ne les signalerais peut-être pas aussi explicitement dans ce
Cours de Théologie. Mais elles appartiennent sûrement à une
pensée profondément et définitivement ancrée dans l'esprit du
Saint-Siège; et en tant qu'elles représentent l'unité du culte
religieux dans sa forme esthétique, elles relèvent directement
de la théologie proprement dite. — Quand l'autorité pontifi-
cale aura ramené l'Orient tout entier dans ses voies primi-
tives, dans ses antiques traditions nettement catholiques, je
ne doute pas qu'elle ne complète son œuvre, comme dans
l'Eglise latine, par une édition officielle des textes et des mélo-
dies de Jérusalem, d'Alexandrie, de Gonstantinople, de Mos-
cou et de Kiew; et alors rien n'y sera plus exposé aux périls
de l'ignorance et du mauvais goût. Ces saintes sources d'où le
plain-chant occidental est en partie dérivé redeviendront
pures et limpides; et la « voix liturgique » sera digne de
son objet sacré d'un boni du monde à l'autre. Nulle part on
uc négligera plus les prescriptions du concile de Trente et
des conciles provinciaux subséquents, d'après lesquelles c'est
une obligation grave pour le clergé d'apprendre et d'exécuter
religieusement le chant des saints offices.
2\2 l'avenir de la musique sacrée
b) Si l'autorité (lu Siège Apostolique a bien voulu accueillir
quelques morceaux de style moderne dans ses livres choraux
authentiques — des hymnes par exemple, et certains
« chants communs » pour la messe — elle n'a pas encore fait
de recueil officiel de musique religieuse vocale ou instru-
mentale; peut-être même n'en fera-t-elle jamais. — 11 n'en
faudrait pas conclure qu'elle se désintéresse absolument du
genre et du caractère des morceaux dont elle tolère ou auto-
rise formellement l'usage dans ses offices et dans les réunions
pieuses des fidèles. La législation canonique n'est pas muette
sur ce point; et si pendant les deux derniers siècles on a
paru oublier sinon mépriser les principes qu'elle avait posés
à ce sujet, Pie IX et Léon XIII les ont remis en vigueur et
appliqués aux nécessités d'à présent. UOi^donnance pour la
musique sacrée adressée aux évêques d'Italie par l'autorité
pontificale, en date du 6 juillet 1894, renferme des indica-
tions qu'il ne saurait être permis à personne au monde de
regarder comme inexactes ou inopportunes. Résumons-les
brièvement.
Défense d'exécuter des pièces de musique, soit pour les
voix, soit pour les instruments, qui rappelleraient l'art mon-
dain et théâtral. Rien donc qui sente la romance ou la cava-
tiiie, les danses de salon ou les marches de régiments. —
Défense d'adopter des morceaux oii le texte liturgique soit
tronqué, transposé, indiscrètement répété. Le chant est pour
les paroles, de même que les paroles pour la pensée; des
prières consacrées par l'usage des siècles chrétiens, par la
sanction pontificale, ne peuvent être un simple prétexte à des
frivolités ou virtuosités d'artiste. — Défense d'admettre,
comme exécutants, des chantres ou des organistes incapables
de rendre décemment la musique dont ils se font les inter-
prètes. Si le plain-chant mal exécuté peut trouver son excuse
dans l'impossibilité où on est de le bannir cruellement de
beaucoup de pauvres églises de campagne ou de mission, qui
l'excculent cependant fort mal, rien au monde ne peut con-
seiller d'y faire entendre de la mauvaise musique, ou bien
d'en y massacrer méchamment de la bonne. — Défense de
chanter dans les offices proprement dits, des paroles qui ne
seraient ni latines, ni liturgiques, ni bibliques, ni approuvées
par l'Eglise; et dans les offices moins rigoureusement tels,
des textes en langue vulgaire qui ne seraient ni pieux ni
approuvés par l'autorité épiscopale ou pontificale. La sain-
l'avenir de la musique sacrée 213
teté des assemblées religieuses, de leur local, Je leur objet,
doit être absolument respectée dans le choix des paroles qu'ony
fait retentir. — Défense d'improviser sur l'orgue, à qui ne sait
pas le faire pieusement et savamment. Le roi des instruments
de musique est en droit, surtout quand il est bénit, d'être lui
aussi respecté, et de ne pas servir malgré lui, à déshonorer
Dieu et ses sanctuaires. — Défense à l'organiste accompagna-
teur d'étouffer le chant des voix; et à l'organiste concertant,
d'employer un autre rythme, un autre style, que ceux où
tout est lié, harmonieux, grave et vraiment religieux.
Accompagner est un art exigeant du bon sens et quelque
humilité, pour ne pas sortir ridiculement et absurdement de
son rôle; jouer des morceaux de piano, d'orchestre ou de
fanfare sur un orgue d'église, est chose indigne de l'instru-
ment lui-même et du temple dont il est véritablement
r « organe » harmonieux, — Défense d'ouvrir les églises et
chapelles aux « exécutions musicales » qui ne se conforme-
raient pas aux règles précédentes; et menace de peines
canoniques à prononcer éventuellement contre les curés et
autres ecclésiastiques, qui seraient de connivence avec les
auteurs de pareilles inconvenances. Si la maison de Dieu ne
peut pas être changée en caverne de voleurs, peut- elle l'être
en salle d'opéra ou de café-concert?
Chanoine Jules Didiot,
Docteur de la Faculté de Théologie de Lille.
LE RYTHME DU CHANT LITURGIQUE
//. Quelle était la nature de ce rythme? (Suite.)
Les écrivains ecclésiastiques qui font suite à saint Augus-
tin s'appuient sur ses enseignements et font, comme lui, con-
sister le rythme dans la mesure proportionnelle des sons
longs et des sons brefs.
Cassiodore (468-562) dit: « Saint Augustin a écrit six livres
sur la musique, dans lesquels il démontre que la voix
humaine possède naturellement des sons rythmiques et un
chant modulé dans les syllabes longues et les syllabes brèves
rythmicos sonos et harmuniam modulabilem iii longis si/llahis
atque brevihus ». {De Artibus et Disciplinis, cap, 5.) Il définit
aussi la musique : l'art de bien moduler, scie/itia bene modu-
landi, et distingue entre [« r harmonique, qui s'occupe de
214 l'avenir de la musique SACRÉtl
l'acuité et du ia gravité des sons ',hc rythmique qui, Uaiis le
concours des mots, examine si les sons sont bien ou mril
ajustés ; et la métrique, qui détermine la mesure des diffé-
rentes espèces de vers ». {Loc.cit.) i tiiiu ')i <!K(j
Dans sa lettre à Boèce, après avoir parlé des quinze toïïs
ou tropes, qu'il appelle musique ariificiellp, et du jeu des
instruments, qu'il désij:;iie sous le nom de musique manuelle,
il arrive à la voix humaine, animat.r voci, voix animée, pour
ladistinj^uer des sons produits par la pulsation de la main
sur les cordes de la cithare. « L'attribut naturel de la voix
humaine, dit-il, est le rythme. C'est lui qui maintient la
beauté de la mélodie, si la voix sait se taire à propos ou se
faire entendre avec convenance, et, par le moyen des accents,
et des sons disposés avec ordre, prépare la voie aux pieds
musicaux. » {Ep. 40.) Par accents^ Gassiodore entend ici les
divers mouvements de la voix qui monte ou qui descend. C'est
dans ce sens que Martianus Cappella, qui lui est presque
contemporain, (lisait déjà : « L'accent est le germe de la musi
que, car tout chant modulé se compose de sons aigus et de
sons graves. » {De Nuptiis Philologiv, 1. IIL p. 05. ) «Mais ce
n'est là, suivant le môme auteur, que la matière rythmique. Le
rythme est conmie l'artisan qui donne sa forme à la modu-
lation. C'est lui qui coordonne les divers mouvements, met
la proportion dans le chanl, en observant le temps pendant
lequel la voix doit s'élever ou s'abaisser, et restreint la liberté
delà modulation, en la soumeltant à une discipline artis-
tique. » {Op. cit, 1. IX, p. 363.)
Saint Isidore de Séville (.')70-03b) déiinit la musique :
« L'art qui possède une mesure certaine des nombres et des
sons, ainsi que la science de la modulation parfaite. » ( De
Diff'erentiis Rerum, cap. 31).) Il la divise, comme Cassiodore,
en trois parties qui sont : \ harmonique, la rythmique et la
métrique, et en donne les mêmes définitions que cet auteur.
{Originuni,\.\i\,c. 17.) 11 emprunte à saint Augustin les
termes dont il se sert pour marquer la distinction entre le
rythme et le mètre. « Celui-ci, dit-il, est ainsi appelé parce
qu'il est limité par un nombre déterminé de pieds, de dimen-
sion li.\e,et qu'il ne peut se prolonger au (Iclà ; tandis que
le rythme n'a aucune étendue ni limite déterminée, bien qu'il
se compose de pieds régulièrement ordonnés. » {Op. cit., 1. 1,
c. 3*).)
■ Bède le Vénérable ((172-735), savant moino anglais, né
l'avenir de la musique sacrée 215
aux environs de Warmouth, mentionne, dans son Histoire
de l'Eglise d'Angleterre, plusieurs chantres habiles dans l'art
de la modulation ecclésiastique, suivant la coutume romaine,
modulandi in ecclesia, more i?omayior«m, qu'ils avaient appris
des disciples de saint Grégoire lui-même ou de leurs succes-
seurs immédiats, (ilist. eccl. gentis Anglorum, l. IV, c. 1,
2, 12 ; i. V, c. 20. ) De plus, dans l'abbaye de Warmouth,
près de laquelle il se trouvait, Jean, préchantre de la basi-
lique du Vatican, était venu naguère (en 680), par ordre du
pape Agathonpour enseigner auxmoines la manière de chan-
ter en usage à Saint-Pierre de Rome. {Op. cit., 1. IV, c. 18.)
Il était donc bien au courant des usages romains. Or, en par-
lant des vers rythmiques, où les mots sont assemblés^ non
pas d'après les lois métriques, mais seulement suivant le
nombre de syllabes, au jugement de l'oreille, il ajoute : «Bien
souvent, cependant, on y trouve la proportion métrique, non
pas parce qu'on y a observé les règles de l'art, mais parce
que le chant et la modulation l'y introduisent, sono et ipsa
modulatione ducente. » {De Metris, Gram. lat., vol. VII,
fasc. I, pp. 2o8, 251).) C'est donc la musique et non l'accent
grammatical ou la quantité qui déterminent le rythme. Lé
même auteur, dans son livre De Orthographia, dit encore que
rythmus en grec se traduit en latin par modulatio Qirythmizo
^djcmodulor. {Loc. cit., p. 288.) Dans un autre traité qui lui
est attribué, il enseigne que « la musique est fondée sur les
nombres et les mesures, et cela de deux manières : premiè-
rement, elle calcule les degrés, suivant le rapport des sons
et des notes ; deuxièmement elle mesure les temps, suivant la
proporlious des longues et des brèves. On peut encore la
définir : la science de la modulation et l'art de chanter avec
variété ; c'est une voie facile pour arriver à la perfection du
chant, c'est lu science du nombre appliquée aux sons. »
(In miisicapractica.) (1).
Alcuin, l'ami de Charlemagne (72'i-804), dans une pièce de
vers qu'il adresse au grand empereur sur les études de l'école
palatine, décrit ainsi l'office du maître de chœur: « Il instruit
les enfants dans le chant sacré, modtilaniine aacro, et pour
que leur voix sonore fasse entendre de douces mélodies^^, il
il
\. Ce traité est considéré par quelques-uns cotntne ayant été com-
posé au X'' ou au xi'" siècle par un certain Aristote ; mais ce passage
n'en montre pas moins la [m rsistance du sens que l'on attribuait au
mot iiiotlulalion. considéré comme synonyme de nomhre ou rytjjme-.
216 l'avenir de la musique sacrée
leur enseigne comment la musique se compose de pieds, de
nombres et de rythme. » {Carmen 228,adGarolum Magnum).
Aurélien de Réomé, qui vivait dans la première moitié du
ix' siècle, a composé un traité De musica dhciplina, dédié
à Bernard, abbo de Réomé et petit-fils de Charlemagne. Il y
compare le rythme aux pulsations des veines et des artères
qui, par la régularité de leur gonflement et de leur dégon-
flement, battent les arsis et les thésis. {Op. cit., cap. 1.) Il
distingue comme Cassiodore, les trois parties de la musique :
l'harmonique, la rythmique et la métrique, et dit, comme le
vénérable Bède, que c'est la modulation qui donne au vers
rythmique l'apparence du mètre. (Gap. 4.) Mais plus sensible
à la quantité prosodique des syllabes que ses contemporains
et devançant les réformateurs classiques du xvi'' siècle, il
reproche aux chantres de son temps d'accumuler les notes
sur les pénultièmes brèves et d'abréger les syllabes longues,
ce qu'il qualifié d'ineptie et condamne comme une pratique
mauvaise, provenant de l'ignorance ; plerique usu improbo
consectantes correptionea producunt et corripiunt produc-
tiones... inepte agiint. Nonnulli cantores ignari ah orbita
procul aberrant veritatis. (Cap. 49 et 20.)
Remy d'Auxerre (fin du ix" siècle), religieux du monas-
tère de Saint-Germain, à Auxerre, fut appelé à Reims, vers
893, par l'archevêque Fulcon, pour y prendre la direction des
écoles cléricales que celui-ci venait d'y fonder.
Il composa alors, d'autres disent plus tard à Paris, un
manuel musical qui n'est qu'un commentaire de la doctrine
des Anciens sur le rythme, telle qu'elle est exposée par
Aristide Quintilien et Martianus Gapella, avec quelques
emprunts faits à saint Augustin, Boèce, Cassiodore et Bède
le Vénérable. Il distingue d'abord les trois parties de la
musique : le melos, appelé aussi harmonique , qui a rapport
aux sons; \di rythmique, (\m s' occw^q des nombres, c'est-à-
dire des temps, et la métrique qui mesure les mots. » {De
Musica, Migne, t. 431, col. 936.)
« Le rythme, dit-il plus loin, est un enchaînement bien
ordonné de diverses mesures, de sons, de temps et de pieds :
il soumet à la loi du temps et aux règles de la modulation les
sons aigus et les sons graves : c'est lui qui met un frein à la
licence désordonnée de la modulation et l'astreint à une dis -
cipline artistique, afin que la voix ne s'égare pas et ne soit
pas libre dans sa course. Il faut distinguer entre le rythme
l'avenir de la musique sacrée 217
et le rijthmizomenon. On appelle ainsi ce qui est susceptible
de nombre et peut être soumis aux règles de l'art. C'est la
matière rythmique, c'est-à-dire les pieds, qui, par leur suc-
cession, fournissent les éléments du rythme.
« Le rythme se rend sensible de trois manières, à la vue,
à l'ouïe et au toucher: à la vue, parles mouvements du corps
et par la danse; à l'ouïe, quand nous percevons la modula-
tion dans les sons de la voix ou le jeu des instruments; au
toucher, ce qui est 1 affaire des médecins, quand on tàte avec
les doigts les pulsations des veines, c'est-à-dire les battements
du pouls dansle corps humain, car ils se font d'une manière
rythmique. Mais, pour nous musiciens, c'est surtout par la
vue et par l'ouïe que nous percevons le rythme, dont l'art est
tout entier dans les nombres. 11 prend les nombres qui con-
viennent à son évolution, c'est-à-dire les espaces que la voix
parcourt jusqu'à ce qu'elle revienne à son point de départ, et
partage ces intervalles en périodes légitimes et proportion-
nelles. » {Op. cit., col. 949.)
Remy énumère ensuite les différentes espèces de temps et
de pieds, les divers genres rythmiques, et a soin d'observer
que les signes neumatiques marquent les temps longs et les
temps brefs. (Col. 933.)
« Le rythme, dit-il en terminant, est le mâle, et la mélo-
die, lafemelle. Le melos, c'est-à-dire le son, n'a par lui-même
aucune forme, jusqu'à ce que survienne le rythme qui, au
moyen du levé et du frappé, lui donne sa forme et ses effets
divers Le meios n'est qu'une matière dépourvue de figure
propre, c'est-à-dire qui ne rentre dans aucundes genres ryth-
miques. Mais le rythme lui apporte la certitude du nombre;
par une sorte d'opération virile, il donne sa forme au son et,
avec le secours du levé et du frappé, lui fait produire des
effets variés. » (Col. 961.)
On voit par ces citations que Remy d'Auxerre ne fait que
reproduire les enseignements des théoriciens de l'Antiquité
sur le rythme, ce qui prouve qu'à la fin du ix^ siècle le
rythme n'avait pas changé de nature et qu'il était encore en
usage dans le chant ecclésiastique, puisqu'il fait remarquer,
en divers endroits, que les figures neumatiques marquent les
pieds, pedum signa /td est virgulae. {Co\. 953, 954.) D'ail-
leurs, cet enseignement n'aurait été d'aucune utilité pour les
clercs de Reims ou de Paris, s'il n'avait pu s'appliquer au
218 l'avenir de la musique sacrée
chant liturgique, le seul qui fût pour eux d'une pratique
usuelle.
{A suivre.) J. Dupoux.
EXPLICATIONS
A propos des observations que nous avons insérées dans notre
numéro d'octobre (pp. 169 et 170) touchant le Petit Catéchisme litur-
gique de l'abbé Dutilliet, nous avons reçu la lettre suivante :
Saint-Sulpice, 31 octobre, 1R09.
Monsieur le Chanoine,
Dans notre récente conversation vous m'avez ofîert d'insérer mes
réilexions au sujet de l'article de votre Uevue Au pays des truffes. Je
me décide à vous les envoyer, en ce qui m'atteint personnellement.
1. Ce n'est pas â cause de son passé que jai accueilli l'oflre de
rééditer l'ouvrage de l'abbé Dutilliet que me faisait un converti. Moi
seul étant en cause dans cette réédition, il était faux autant qu'indé-
licat d'associer un mot injurieux à la mention de MM. les Sulpiciens.
2. Grâce à la Préface, nous sommes arrivés en trois ans à la ving-
tième édition du Catéchisme liturgique devenu introuvable après deux
éditions parues du vivant de l'auteur.
3. Je suis heureux de ce résultat, non par intérêt {Is fecit cui prodest,
dites-vous), mais à cause de la difTusion de l'œuvre très sérieuse d'un
digne curé de campagne. C'était si bien Tunique but de M. Huysman
et le mien que ni lui ni moi n'avons voulu recevoir un centime pour
notre travail de revision. Je dois ce détail à vos insinuations.
4. Quand Mgr l'évêque de Périgueux a daigné approuver cet
ouvrage, il a judicieusement apprécié les vrais sentiments de l'auteur
du Catéchisme de chant ecclésiastique.
5. Cet auteur, loin de faire fi des décrets pontificaux, développe au
contraire les raisons qui expliquent l'édition ol'licicUe et par suite les
décrets qui la recommandent, et il montre combien le principe de
l'abréviation était approprié aux besoins des temps.
0. Toutefois, en proclamant la sagesse de l'Eglise, il n'est pas inter-
dit d'exprimer l'espoir que, si la bonne exécution du chant se générali-
sait, l'Eglise pourrait préférer les mélodies complètes des iVges de foi
à des mélodies tronquées seulement parce qu'on ne savait pas les
chanter.
Rien n'empôche d'appliquer au chant la théorie du saint Concile de
Trente touchant les rites accidentels, que l'Eglise peut modifier pro
rerum, temporum et locorun rariclaie.
Ceux qui liront sans préjugés le Catéchisme du chant ne songeront
pas plus à mettre son auteur en opposition avec les doctrines romaines
que n'y ont songé depuis vingt-huit ans ceux qui ont reçu son ensei-
gnement.
Je vous prie de faire part de ces simples considérations à vos
lecteurs.
Bien à vous en Notre Seigneur
A. ViGOURKL, pr. de S. -S.
l'avenir de la musique sacrée 219
En insérant la variation Aux pays des truffes, nous étions à cent
lieues de supposer qu'elle causerait un tel émoi. Le moyen, s'il vous
plaît, de ne pas laisser échapper de temps en temps un mot trop
incisif, étant donné l'entraînement auquel expose la quantité énorme
de lettres, de brochures et de revues qu'il nous faut dévorer chaque
mois et dont certaines de nos pages ne sont que la quintessence...
Nous nous bornerons donc à répondre que dans notre notice sur le
Catéchisme Dutilliet il n'y avait pas un mot de nous. Sur les demandes
réitérées de nos corres-pondanls, nous avons simplement fait nôtres,
en les atténuant beaucoup, des appréciations qui nous ont été envoyées
par des ecclésiastiques des régions les plus opposées, tous très expé-
rimentés, tous très versés dans les questions que nous traitons : c'était
leur sentiment propre dont nous nous faisions l'écho très affaibli.
Quant à ceux de nos lecteurs qui désireraient juger par eux-mêmes,
nous leur apprenons, s'ils ne le savent déjà, que le Petit Catéchisme
liturgique de l'abbé H. Dutilliet se trouve chez Bricon, 19, rue de Tour-
non, Paris.
Inutile d'ajouter, qu'on ce qui nous concerne, nous préférons nous en
tenir uniquement et aveuglément à ce qu'a décrété la S. C. des Rites,
sans rien désirer au delà, vu que les dissensions des savants ne nous
laissent rien voir, jusqu'à nouvel ordre, de vraiment désirable. Si
quelque jour la sainte Eglise juge à propos de nous donner une autre
direction, quelle qu'elle soit, d'un coup de rame nous nous orienterons
aussitôt dans le sens indiqué, en vertu du seul principe auquel nous
reconnaissions quelque [valeur, celui de la pure et simple obéissance
à l'autorité liturgique. En attendant, nous ne connaissons que les
Décrets Romanorum Pontificium et Quod S. Augustinus, et nous les
acceptons tels qu'ils sont, en tenant compte et des tendances que nous
révèlent leur texte et de la part de liberté et de tolérance qu'ils veulent
bien nous laisser.
Disons, pour terminer, qu'il nous est particulièrement agréable
d'insérer les observations de M, l'abbé Vigourel, avec qui nous avons
toujours eu les relations les plus cordiales et dont plus que personne
nous admirons le zèle et le dévouement.
A. Gabert.
LE NEUME-TEMPS RYTHMIQUE
DEVANT LA CRITIQUE
{Suite et fin) (4)
Au début de la deuxième partie de cette étude (2), j'ai dit :
« 5?' d'une -part le principe est admissible pour les neumes
représentant un mouvement mélodique de deux ou trois
sons... etc., et j'ajoutais en note : « Pourquoi ceux-là seuls,
on serait en peine de le démontrer .
Après réflexion, je pense qu'il est mauvais de paraître me
1. Voir n"' 8 et H.
2. V. n° 11, i>. 198.
220 l'avenir de la musique sacrée
contenter moi-même de l'acquiescement tacite de mes criti-
ques sur ce point, et j'espère démontrer sans effort que ces
neumes simples sont, comme les neumes composés, de réelles
unités rythmiques. Mon argumentation ne pourra que forti-
fier le jugement de mes adversaires. Et au lieu de nous
occuper simplement des neumes composés de 4 à 8 sons (1),
nous ferons une seule étude plus documentée sur l'ensemble
de la question.
On a vite fait à notre époque de qualifier « affirmations
personnelles dénuées de fondement, manquant d'auto-
rité, etc. (2) », toutes déductions présentées avec une mâle
assurance par leur auteur.
On verra tout à l'heure ce qu'il en est, et si mes affirma-
tions répétées manquent de fondement, à défaut du prestige
que donnent des titres académiques ou autres.
Néanmoins, ce reproche m'ayant été adressé dans quelques
publications, je n'esquiverai pas ma justification, à supposer
que j'en doive une, si mince soit-elle, à qui que ce soit.
La question posée par nous dès l'abord se compose de deux
propositions, corollaires Tune de l'autre.
Tout signe neumatique est-il une unité rythmique, quel que
soit le nombre de notes qu'il représente ; et, les diverses sortes
de notes longues ou brèves, proportio)inelles les unes aux
autres dans le rapport du simple au double, trouvent-rdes
dans renseignement ancien la Justification de leur existence
dans nos traductions de pièces grégoriennes ? m .
On comprend bien qu'il s'agit ici des signes neumatiques
figurant un tout compact, défini, nettement séparé de ses
voisins dans les manuscrits. Ceci compris, on saisira aisément
la portée de la seconde proposition concernant les diverses
sortes de notes longues ou brèves que nous faisons figurer
dans le groupe musical correspondant au groupe neumé.
Rappelons enfin que le genre égal est plus spécialement
choisi par les compositeurs du répertoire grégorien et que,
dans ce genre de rythme, la longue égalant la durée totale du
pied rythmique est, dans nos traductions, représentée par
une NOiKE, laquelle se subdivise en croches, en doubles et en
triples croches.
1. Ainsi que le faisait prévoir notre P. S. de la page 202, n" 11.
2. C'est l'arme favorite des critiques à court d'arguments contraires.
Mais ces autorites ne se trompent-elles jamais?
l'avenir de la musique sacrée 221
Et, entrant dans notre sujet, nous répondons : Oui ! Tout
signe neumatique est réellement une unité r?/thmiçue.
Je reste aussi affîrmatif que par le passé sur le fait théo-
rique du NiiUME-TExMPS, cu dépit des hésitations formulées par
quelques écrivains en renom, comme en dépit des exclama-
tions saugrenues de quelques critiques dérangés dans leur
farniente d'hommes arrivés !
Mes raisons de cette ténacité trouvent leur poids dans les
textes théoriques anciens, proposés par les commentateurs
modernes à la méditation du public que la connaissance de la
vérité archéologique attire encore après tant de polémiques
stériles.
Pour faciliter au lecteur le contrôle des citations nom-
breuses que je me propose de faire, citations qui se retrouvent
périodiquement d'ailleurs dans les revues dites de Miisica
Sacra, j'ai pris soin de les collationner uniquement dans les
articles, remarquables par la lucidité de leur conception,
qu'un érudit incontesté, M. l'abbé J. Dupoux, a bien voulu
écrire pour l'édification de nos communs lecteurs.
Avant toutes choses : Le rythme antique procède-t-il par
ÉGALITÉS DE VALEURS APPELÉES PIEDS RYTHMIQUES ?
L'Antiquité répond parles écrits de ses théoriciens les plus
en renom : Oui ! (1) attendu que :
1° « Tout assemblage de temps on de pieds qui se succèdent
dans un ordre régulier, sans mélanges de pieds discoudants,
prend le nom de rythme '2), » Or, la mélodie grégorienne
était rythmée musicalement; ce point est hors de contestation
aujourd'hui, et le rythme fondé sur l'accent oratoire est l'in-
vention la plus fausse que l'on puisse défendre (3) : donc tous
les pieds employés dans cette mélodie sont égaux entre eux,
et puisque les signes neumatiques sont la représentation, un
à un, des pieds rythmiques (4), tous pieds égaux entraînent
tous neumes égaux, puisque encore le rythme ne tolère, dans
son développement, l'intfoduction d'aucun pied discordant
de mesure différente, dit saint Augustin (5), sans quoi le
rythme est déjectueux.
1. II nous resterait donc à prouver qu'un neume est bien la figure
conventionnelle représentant un pied antique. Mais d'un mot
Guy d'Arezzo nous évite cette peine : voir plus loin.
2. V. n" 7, p. 102, etn°8, p. 131.
3. V. Articles J. Oupoux : n" 2, p. 21 ; n° 3, p. 37.
4. Cmfi et neuina; loco sint pediim. G. d'Arezzo, iVIicrol., XV, 10.
;;. V. n" 11, p. 19i-.
222 l'avenir de la musique sacrée
IP « Les Anciens semblent s'être représenté le rythme
comme un long ruban ou une chaîne composée d'anneaux
égaux^ c'est-à-dwe de pieds rythmiques égaux »: Gonfiimation
absolue du P que l'on vient de lire (1).
IIP « Le rythme est une succession de temps coordonnée. »
Or, cette coordination ne peut s'obtenir que par régalité des
groupes de valeurs composant \q?, pieds de base. Nous le ver-
rons plus loin, mieux encore que nous ne l'avons vu précé-
demment, s'il est possible,
IV" « Cest la loi des temps qui mesure et maintient le
rythme (2). » Or, la loi des temps oblige — que le rythme
envisagé soit binaire ou ternaire, c'est-à-dire simple ou
double, 1 : 1 ou 2 : 1 — à les assembler do telle façon que
l'on forme des groupes successifs, ou mieux, des successions
rythmiques toutes égales en durée les unes aux autres, quel
que soit le nombre de sons différents qu'il plaise au compo-
siteur de faire entendre dans une même formule. En effet :
V° « Pour les Anciens, le rythme musical consiste dans la
division du temps en fractions distinctes et bien ordonnées, et
POUR ÊTRE RYTHMIQUES cllcs doivcnt sc groupcr en intervalles
réguliers appelés pieds dont le levé et le fropjié recenant pério-
diquement forment les parties constitutives; d'où, résulte le sen-
timent de l'ordre produit par l'unité de mesure dans les temps
et l'égalité de durée dans les pieds (3). »
Il n'est pas besoin de commentaire à ce commeniaire môme
de la théorie antique fait par l'érudit auquel nous rendions
hommage au début de ces lignes !
VP Suivant F. Quintilien « les rythmes n'ont pas de variété
dans leur enchaînement et jusqu'à la fin doivent se suivre
avec le même levé et le même frappé quils avuient en com-
mençant », jusqu'à la métabole, c'est-à-dire « Jusqu'à ce qu'on
passe à un autre genre de rythme (4). »
Est ce assez décisif en faveur de l'égalité absolue et obli-
gatoire de tous les pieds entre eux; et ce n'est pas tout
encore.
VJP D'après Cicéron ^ h- rythme dans les sons résulte de
certaines impressions qui reviennent à inlerca'lcs égaux » ;
1. .le renvoie le lecteuiù mon commeniaire, n"8, p. I^fl. Voyez. mèiiK^
lievue, 11° 7, p. 103.
2. V. n" 8, p. 125.
3. V. n» 4, p. (iO.
4. V. n° 4, p. 00.
l'avenir de la AIUSIQUE SACRÉE 223
car « ce qui constitue le rythme c'est la distinction et le frappé
d'intervalles égaux et souvent vaines (1). »
Toujours l'égalité des pieds posée en principe ab'^olu ; mais,
dans ce texte, apparaît la « variété-» des intervalles. Qu'en-
tend-on par variété? Rien autre que la diversité des combi-
naisons de valeurs rythmiques des pieds successifs ; mais
cette « va?'iété » était soumise à la loi suprême des temps :
l'égalité de tous les pieds. En effet:
VIIl° « Onpoîtvait varier la composition des pieds rythmi-
ques sans sortir du genre que Von avait adopté^ c est-à-dire en
observant toujours le même rapport entre le levé et le frappé:
car sans cette continuité de proportions le rythme n'aurait pas
été déterminé ni smsible pour f auditeur » ; et « on approuve
le mélange des pieds, pourvu que l'égalité soit gardée (2). »
Dira-t-on maintenant que les Anciens mélangeaient tous
les pieds imaginables pour produire de la variété? On l'a
écrit assez souvent à la légère pour que j'insiste un peu sur
ce sujet. Je me suis élevé avec force contre cette erreur, dans
tous mes écrits. Avais-je tort?
IX" « Tout en se prêtant à la plus grande variété , le
rythme n'a rien de vague ni d'indéfini : car^ dit Aristoxène,
notis ne réunissons pas des pieds formés de temps indéterminés,
mais bien des temps précis limités en nombre et en grandeur
et disposés l'un par rapport à l'autre avec ordre et symé-
trie (3) ».
X" « N' approuvez-vous pas, demande saint Augustin à son
élève, que l'on mélange les pieds tout en observant l'éga-
lité (4) ? Qu'y a-t-il de plus agréable à l'oi^eille que cette
variété dont elle est charmée, pourvu que l'égalité ne soit pas
violée » ; et plus loin : « C'est par l'égalité que le pied peut
s'assembler avec le pied (5). »
Enfin une dernière citation :
Xl° Pour saint Augustin, comme pour tous les rythmi-
cions de l'antiquité et pour tous ceux du moyen âge, « l'objet
du rythme est la mesure certaine des temps ; mais une succes-
sion de temps ne peut-être rythmique qu'autant que les durées
longues et brèves ocrent entre elles une proportion déier-
1 . V. n» 4, p. 59.
2. V. n» 4, p. 59.
3. V. n» 4, p. 60.
4. V. n" 11, p. 194.
ii. V. n" 11, p. 195.
224 l'avenir de la musique sackée
minée ef forment une suite d'intervalles égaux (1).» Quelle est
celte proportion déterminée ? C'est ce que nous allons voir
ci-après.
Première conclusion. Tous les pieds d'un genre rythmique
donné sont égaux dans la période musicale oii ils figurent,
et la plus grande variété de combinaisons est permise, pourvu
que le total des valeurs fractionnaires qui les composent soit
conforme à un type fixé ab initio, type qui est l'unité ryth-
mique de l'œuvre envisagée.
Mon « affirmation personnelle » s'appuie donc sur l'auto-
rité des théoriciens passés, seuls à consulter.
Autre aspect de la question (2' proposition).
On vient de voir que les anciens rylhmiciens parlent de
variété dans la composition des pieds, et que cette variété
consistait dans le mélange fait avec goût des diverses for-
mules rythmiques dont la combinaison est possible avec les
éléments fractionnaires qui entrent dans la constitution du
pied-type. Mais, immédiatement, l'esprit aura classé ces
diverses formules et sera étonné que, avec si peu de combi-
naisons, les anciens compositeurs aient pu parvenir à pro-
duire cette « prodigieuse variété de ri/thmes » dont leurs
techniciens nous vantent l'emploi habituel.
Prenons un type courant, le pied dactylique par exemple.
Il est composé de 4 temps brefs répartis en une longue de
deux temps brefs suivie de deux brèves d'un temps chacune.
Evidemment, les seules combinaisons rythmiques possibles
avec de tels éléments sont restreintes à i° Une valeur longue
égalant en entier les quatre temps brefs; 2° un pied: spondée:
2 longues; 3° un pied : dactyle, déjà vu; 4° un pied : ana-
peste: 2 brèves, 1 longue ; 5° un procéleusmatique : 4 brèves.
Est-ce donc cela seul que nous laissent penser les Anciens?
Evidemment non, et c'est la grande erreur d'autres commen-
tateurs modernes de s'acharner à retrouver ^^er /as et nefas,
dans les neumes médiévaux, les pieds métriques antiques
qui n'ont que faire ici.
Je l'ai répété vingt fois au moins dans mes publications :
les pieds métriques se retrouvent, certes, dans la mélodie,
mais c'est une utopie de vouloir les retrouver tous et rien
qu'eux, attendu que : autre chose est le rythme musical !
1. V. n» 11, p. 197.
l'avenir de la musique sacrée 225
Le prouverai-je par une affirmation banale, personnelle ?
Oh ! que non pas !
Prenons encore nos références dans le passé :
P La musique n'étant pas liée par la marche des pieds —
comme la poésie — elle augmente ou diminue à son gré la
durée des notes (1).
Est-ce assez dire que la musique ne se contente pas de la
longue et de la brève de la prosodie, mais augmente à son gré
la longue et abrège la brève lorsqu'il lui plaît qu'il en soit
ainsi ? Et en langage clair cela ne signifie-t-il pas que la mu-
sique crée à son gré toute la classification des valeurs inter-
médiaires complétant la série des longues et des brèves ?
Est-ce encore une affirmation personnelle, une conclusion
hardie tirée d'une hypothèse ? Lisons ce qui suit :
11° « Le temps bref étant pris comme unité de durée, on
pouvait, en le multipliant ^produire des temps doubles, triples,
quadruples (2), et, de plus, les musiciens n'attribuaient pas
une valeur égale à toutes les longues et à toutes les brèves,
mais admettaient des longues augmentées et des brèces dimi-
nuées (3). »
En langage clair encore, nous trouvons ici la confirmation
de la classification complète de nos valeurs modernes, telle
que je la donnais en commençant cette démonstration : lon-
gues de quatre, de trois, de deux temps; brèves d'un temps;
brèves d'un demi-temps. En d'autres termes : création de la
ronde, de la blanche pointée, de la blanche, de la noire, de
la croche; et, si nous abaissons à la noire moderne l'étalon
de valeur représentant un pied total, comme je le propose
pour la lecture des formules neumatiques, nous trouvons la
noire, la croche, la double croche, la triple croche et toutes
les combinaisons de ces valeurs avec point d'augmentation
produisant par leur assemblage des pieds rythmiques dont les
combinaisons sont réellement prodigieuses de variété. C'est
donc une mise au point du sens du texte qui était à faire, et
je crois l'avoir faite ici.
Ai-je outrepassé, dans cette nomenclature, les bornes de la
raison en poussant à sa limite naturelle la série des valeurs
possibles? J'en appelle à ceci :
111° « // n'y avait plus^ à proprement parler, de pieds
\. V. n°'7,p. I0:j.
2. V. n^T.p. 104.
3. V. n° 7 p. 104.
L AVEMR DE LA MUSIQUE SACRÉE
caraclérués dans les rythmes, puisque la fantaisie dumusicien
y mélangeail à son gré les longues et les brèves {!). »
Remémorons que ce mélange — et la variété ainsi obtenue
— ne pouvait se faire qu'autant que r égalité des pieds suc-
cessifs € ^E FÛT PAS VIOLÉE ».
Posons ilonc notre deuxième conclusion :
Tous les pieds étant égaux — fait acquis, — les diverses
valeurs concourant à la formation desdils pieds sont toutes
des sous-midtiples d'une valeur plus grande prise comme
unité-type; et, dans chaque groupe de notes formant un rythme
d'un iy^Q fué on tant que durée, les notes peuvent avoir une
durée particulière autre que celle qu'elles auraient obligatoi-
rement si le pied rythmique était toujours et n'était que le
décalque d'un pied métrique usuel.
En d'autres termes, le pied métrique est une chose, le pied
rythmique une autre.
Le pied métrique est à la base de l'art du rythme, le pied
rythmique est au sommet et ne cesse de s'élever de plus en
plus haut depuis deux mille ans. Le pied métrique est une
pauvreté musicale, le pied rythmique une richesse, sinon la
richesse par excellence, puisque une œuvre musicale n'existe
que par le rythme qui la vivifie.
Autant dire que, s'ils ont une commune origine, chacun
d'eux a évolué dans un sens différent, à tel point que ce n'est
que par le nom qui sert ù spécifier par analogie de consti-
tuer tel ou tel pied rythmique comparé à tel pied métrique,
dont le rythme est identique, que l'on retrouve le lien qui
les unit,
x\vais-je donc tort, demandé-je encore une fois en termi-
nant, de dire que le système bénédictin est faux, archifaux ?
On conviendra que non.
Ai-j(> eu tort de déclarer à maintes reprises que ma théorie
est irréfutable, inattaquable? On conviendra que non.
Je m'arrête sur ces deux constatations, et, en présence de
certaines polémiques, déshonorantes pour leurs auteurs,
dirigées contre moi, je regrette d'en faire une troisième :
NOUS CATHOLIQUES... NOl S GÊNONS DES CATHOLIQUES'.
Pour la pratique du chant, que résulte- l-il de tout ce qui
précède? Quoique chose de bien simple, en réalité.
1. V. n" 7, p.tOîi.
L AVENIR DE LA MUSIQtE SACREE
22H
- ' i^vii^QiE. tous les pif'f/s rythmiques qui composent une 'rH''lodie
SONT ÉGAUX (1), dans le uYTHME-TVPEjyr?.s/>»of<;' A«se, jusqu'au
eéiJAWGEMeNï'iDË RYïH.ÂrE af/;?«?/e « lïiétabole », et que, à partie de
ce chanqement de rythme (non « de simple moavoment »)
LES PIEDS SONT DE NOUVEAT , ENCOHE ET TOUJOURS ÉGAUX EN 1 RE EUX,
bien que constitués cPaptès une has^ nouvelle (2), il ressort
que, avant de tradmre une pièce grégorienne, il faut, par
l'inspection de la ligne iiouméc, découvrir 1° le caractère de
cette pi('ce; 2" le genre de rythme dans lequel elle fut pensée et
écrite au début.
Et la chose est aisée, irès aisée même, puisque : 1° le
répertoire grégorien se compose princi|»;ilement de deux
genres, bien caractérisés, de pièces musicales: les pièces
simples (introïts, communions... en général), les pièces dites
/?ewne.s (3) (graduels, alléluia), et occasionnellement de
pièces que je dénommerai pièces mixtes dont une partie
ressort du genre simple, l'autre du genre fleuri,
C'est par la nature des groupes simples ou compliqués que
l'on s'en rendra compte. 2" pour le genre du rythme des (lits
groupes, nous avons un guide précieux dans la notation neu-
matique par le moyen des « strophici » (4) (distropha et tris-
troplia, bivirga et trivirga) dont les pièces sont é maillées, et
qui à première vue indiquent, dans la plupart des cas, le genre
du rythme de la pièce à traduire.
Maintenant, reprenant le principe fondamental du pied
rythmique, unité -type, nous dirons: Los Anciens considé-
raient comme unité-type le pied simple (o), pour les pièces
simples de lear répertoire, et le pied composé {&) , pour les
1. V. Groiset. La Poésie de Pindare, p. 33, et le témojiinage do Quinti-
lien, même pa^e, note 2.
2. C'est-à-dire en langage moderne : toutes les mesures d'une
œuvre à 2"i-,par ex., sont égales entre elles jusqu'à un changement de
rythme {mctabole) eu 6/8, par ex., dont les mesures sont à leur toiu'
égales entre elles.
3. V. mou ouvrage, |i. 191. et suiv., sur toute classification qui ne
peut avoir rien d'al)Solu on le conçoit.
4. V. mon ouvrage, p. 20 et p. 16().
î». Du type « dactyle » dans le genre égal (binaire moderne) ; du
type « iamlii' » dans le genre double (ternaire moderne), ré^^erve faite
pour la manière do battre la dipodie antique ; du type « péon » dans le
genre hémiole (."i temps moderne).
G. Sur ce terme « pied composé », qui est celui de Benloew, il y a une
double acception dont il importe de se défier. Pour Aristox^ne le
« pied compose » est le membre de phrase des théoriciens j)Ost(^rieurs
228 l'avenir de la musique sacrée
pièces au rythme large et couipliqué [fleuri^ en langage tech-
nique grégorien).
Nous ferons de même en chant grégorien, mais avec cette
différence que nous adoptons un seul type graphique, la
noire (1), pour la traduction en notation moderne de l'unité
rythmique représentée par le neiime.
Cette noire représentera par conséquent le pied simple
aussi bien que le pied composé.
Dès ici, en faisant un retour sur nous-mêmes, nous trou-
verons l'analogie certaine existant entre le mode de classifi-
cation des rythmes antique et médiéval.
Au pied simple antique répond le neume simple tnédiéval;
au pied composé antique répond le neume composé médiéval.
S'il est nécessaire de présenter ceci en langage courant,
nous dirons : le neume simple égalant la syllabe simple
{solo), le neume composé égalant la syllabe redoublée {dupli-
cata) de l'enseignement du moyen âge, donc dans les pièces
simples l'unité rythmique est la syllabe simple (représentée
par un neume simple, figure graphique du pied simple), et
dans les pièces compliquées (fleuries) 1 unité rythmique est
lu syllabe double (i) (représentée par un neume composé,
figure graphique du pied composé antique^.
Objection possible. Y aurait-il doute pour quelques pièces,
au regard du caractère simple ou fleuri à leur attribuer,
qu'aucune difficulté ne saurait être élevée à ce sujet.
En effet, tous les pieds étant égaux et une unité de base
étant adoptée a priori; la traduction étant laite, d'autre part,
d'après un seul type graphique (la /loire on s'en souvient), il
est clair que la notation sera toujours régulière, dans tous les
cas, et que ce n'est plus qu'une question de mouvement à
prendre à l'exécution.
Ce qu'en langage moderne, plus compréhensible pour la
masse des lecteurs, nous expliquerons : Que nous importe
qu'un adagio par ex., soit noté en mesure 2/16, ou 2/8, ou 2/4,
ou 2/2, ou en mesure 3/16, ou 3/8, ou 3/4, ou 3/2, ou encore
Nous l'entendons iji de pieds se décomposant en deux pieds simples,
mais ne formant néanmoins qu'une seule unité rythmique. Ce sont les
ioniques, choriaral)CS, doctimiaque, et non des pieds doublés comme le
spondée double par ex.
1, Mon Appendice, p. 296. Je ne crois pas pouvoir expliquer mieux
ici que je n'ai fuit là le mécanisme de ces unités-lypos. J'y renvoie le
lecteur.
L* AVENIR DE LA MUSIQUE SACRÉE 229
en mesure 6/16, ou 6/8, ou 6/2, ou en toute autres selon, bien
entendu, que le rythme de l'œuvre est binaire ou ternaire?
Les musiciens de métier ne s'y tromperont pas. La lecture
est aussi aisée, en effet, dans un type de mesure que dans
l'autre, et, pourvu que le mouvement métronomique soit
inscrit en tête de la pièce, nul n'hésitera sur le mouvement k
prendre.
Grande complication, m'a-t-on objecté sans réflexion,
autrefois pour les Anciens, aujourd'hui pour nous, modernes !
Erreur absolue. D'abord, les Anciens savaient tout et chan-
taient tout de mémoire ; la notation neumatique était pour
eux un simple aide-mémoire (1) comme l'est, pour nous, la
nôtre dans un cas semblable. Ensuite, nous moderjies, nous
ne lirons pas les neumes,mais bien une transcription faite en
notre notation usuelle. Dès lors, le travail, pénible ou facile
— ce dont le lecteur n'a pas à se soucier — , incombera au tra-
ducteur. Nous devons presque nous excuser d'entrer dans de
si minces détails; mais on comprendra qu'il faut parer dès
maintenant à toute espèce de velléité de contradictions sur
les infiniment petits côtés de la question en suspens.
Au point de vue pratique, en adoptant la noire comme
type graphique, nous remarquons :
1° Que les pièces simples n'offriront à l'œil qu'une suite
de groupes musicaux simples, composés de 2 ou 3 ou 4 notes
au plus, dans lesquels Xa^noire représentera la syllabe longue
égalant à elle seule le pied rythmique total (2) ; la croche
représentera la longue ordinaire de la prosodie, du spondée
par ex. ; la double croche représentera la brève usuelle du
dactyle, de l'anapeste, du procéleusmatique ; la croche
pointée représentera la longue allongée du trochée (3), par ex.
lorsque ce pied est introduit dans un rythme binaire (genre
égal des Anciens); la double croche pointée représentera la
longue irrationnelle du dactyle cyclique, par ex. ; et la triple
croche, si la notation en requiert l'emploi, représentera la
semi-brève^ ou Bracheias, Brachutera, des rythmiciens
grecs.
Nota. On voit que toutes les combinaisons usuelles antiques trouvent
place dans notre genre de notation en respectant toujours le rapport
de 1 : 2 fondamental dans la rythmopée.
\. V. mon Appendice, p. 283.
2. V. Benlœw. Précis des rythmes, p. 32.
3. V. Croiset, ouv. cité, page 63.
230 l'avenih de la. musique ^sacrée
2° Que les pièces fleuries, au contraire, oITriront à l'œil
une suite de groupes musicaux plus compliqués, et c'est fort
naturel, puisque ie pied composé qui est l'unité rythmique
des dites pièces est constitué fondamentalement par un plus
arand nombre de valeurs, premiers sous- multiples directs
de Tunité-type. Eu conséquence le fractionnement sera toi^r,
iours plus fréquent que dans le premier cas (pièces sioiples à
rythmes simples de 2, 3 ou 4 notes).
j«^'y-i^ Résultat : prenunt une pièce simple, le» jiieds simplos
abondent; prenant une pièce lleurie, ce sont 1ns pieds, composés. Les
uns coinme les autres sont runitc respective de chacun des deux
«^enres de rythme et la spécification caractéristique du mouvement de
chaque pièce.
Conséquence palpable à la première vue de nos transcrip-
tions, nous distinguons la pièce simple de la pièce fleurie, et
nous en distingimns également par contre coup le mouvement
rythmique général par rapport à la pièce qui ravçisine (1) :
avantage à considérer si ron songe que peu d'apiafeurs (et
nos chantres sont des sous-àmateurs, sinon moins encore),
sont capables de dire, même à seconde vue, le mouvement
qui convient à une œiivre musicale.
Finalement, s'il est nécessaire de |)résenter une réc,aj,)itijdi^-
tion très succincte ctpositive de cel exposé, disons :''',' " / •
prenons une pièce neumée et posons-nous les deux q^e^j^
lions suivantes :
i" EsL-<'llc riiMPLEOw KM:riui:?
Les groupes neumafiques en 7najoi'itr si.mples (podatus,
clivis, torculus, porrectus.di et tri stropha, bi et tri-virga,
scandicus, climacus) ou coMin.iouÉs (tous groupes dits « rcsii-
pini » simples, doubles, triples) (2) nous dicteront la réponse.
■ Abondance de groupes simples =^ pièce simple.
Abondance de groupes compliqués = pièce fleurie.
11° Est-elle écrite neumaliquement en rythme b|is'aj]^e()^^^^;^
UYTUME TEIINAIRE? ' , , , , ; ,\,
Les groupes << strophici » ef les groupes a répercussion J^a^ç
redoublement d'éléments fondamentaux (3) nous l'indi-
queront.
1. C'est ^itsoluméïlt ce qui se passe lorsque nous ouvrons 'uii>oîuÀ|e
de Hmàtes cfassiijiicl Au premier regard nous disrtJiiniohs' ï Adagio de
VAUeuro ou du Minuallo et nous en connaissons immédiateméni le
Mouvement à prendre. Il en sera de mème^^vec nqs |-radui',tious.
2, V. mon ouvrage, p. 20 à 110. ,i)/ , - !
:\. V. mon ouvraire, p. 20 el suiv. ^^ ^^
l'avenir de la musique SACRÉt: 231
Si les groupes neumatiques de 2 ou 4 notes abondent, sont
en majorité, le rj^thme est bixaiki:; il est ternaire si les
groupes de trois sons et leurs dérivés sont en majorité. (Pour
ce genre de rythme il y a d'autres considérations à faire
entrer en ligne d'analyse. Ce n'est pas le moment d'entamer
cette nouvelle discussion). .' .
Enfin, les deux mêmes considérations peuvent entrer en
jeu dans l'analyse de certaines pièces qui paraissent avoir été
composées dans plusieurs rythmes dilTérents successifs. C'est
ici que nous retrouverons la « métabole » des Anciens. L'ex-
ception conlirme d'ailleurs notre thèse.
Ces deux points fixés, la traduction est aisée, la lecture
ne laisse place à aucun doute, et l'exccation ne souffre aucune
autre difficulté que celle qui naît de l'incapacité profession-
nelle de ceux qui l'aborderont sans préparation. En tout
n'en est-il pas ainsi ?
Restons-en là, et que les sourds volontaires^ les aveugles
volontaires veuillent bien entendre et voir; la polémique aura
bientôt cessé pour le plus grand profit de la cause qui nous
tient au cœur: la restauration vraie an chant antique autant
qu'elle agréera au Saint-Siège, notre maître absolu en ces
matières.
G. UOUDARD.
BIBLIOGRAPHIE
Traité de Composition musicale
par Emile Durand.
Prix net: 20 francs. Chez Alphonse Le lue, é liteur, 3, rue de (irani-
mont, Paris.
M. Emile Durand, ancien professeur au Conservatoire de musique,
auteur d'un Traite d'Harmonie justement réputé, vient de faire paraître
chez l'éditeur Alphonse Leduc, 3, rue de Cramniont, un second ouvrage
qui, complf'tant le premier, leprésente, sous une forme ausài condensée
({ue possible, l'ensemble des connaissances utiles à tous les musiciens»
Ce Traité de Composition (le premier de ce genre qui ait été publié
en France), passe successivement en revue toutes les formes de la
composition musicale.
232 l'avenir de la musique sacrée
La première partie comprend des notions générales : éléments de la
mélodie, structure des phrases, cadences, applications à la compo-
sition de certaines règles de l'harmonie, et se termine par des aperçus
assez nouveaux sur la fugue elle canon.
La deuxième partie est spécialement consacrée à la musique instru-
mentale : sonate, quatuor, fantaisie, musique de danse, musique mili-
taire .
Dans la troisième partie, l'auteur s'occupe de tout ce qui concerne
la musique de chant: voix, prosodie, vers lyriques, ponctuation, opéra,
opéra-comique, ouverture, chœurs, musique religieuse.
Cet ouvrage s'adresse, on le voit, aussi bien aux apprentis composi-
teurs qu'aux artistes exercés. Les uns y trouveront un guide qui les
dirigera dans leurs premiers essais ; les autres y verront la confir-
mation écrite et méthodiquement raisonnée de beaucoup de notions
connues parfois un peu confusément, et que l'auteur a fixées en pré-
ceptes clairs et précis. Ou y lira, de plus, avec intérêt une énorme
quantité d'exemples (plus de 600) tirés des œuvres des maîtres et plu-
sieurs excellentes analyses de morceaux classiques.
Pour paraître prochainement
Chez A. Pérégally et Parvy, éditeurs, 80, rue Bonaparte, Paris.
a) Th. Dubois : Messe brève dans le style palestrinien
à quatre voix inégales (S. A. T. B.),
avec réduction des voix pour l'orgue.
b) Ch.-M. WiDOR : Surrcxit a morluis,
chœur à quatre voix inégales et à deux orgues.
c) L. Vjerne : Messe solennelle en ul dièse mineur,
chœur à quatre voix inégales et à deux orgues.
Viennent de paraître
Vingt Motets français et étrangers
à deux voix égales, pour les Saluts,
publiés sitr Viniliative de M. le chanoine Chaminade de Vérbjucux
dans le Répertoire moderne
de la Schola Cantorum, 15, rue Stanislas, Paris.
Le Gérant : A. GABERT.
JMr. NOIZETTE ET C'e.8, RUK CAMP AONK-1", PARIS.
TROISIÈME ANNÉE N° 2 15 FÉVRIER 1900
L'AVENIR
DE LA
MUSIQUE SACRÉE
lUJli J!
bOMMAIHK.
A propos d'Unité [Suite). 21
Le Rythme du Chant liturgique (Suite) 25>«-— '
Le Chant traditionnel et le Chant des Manuscrits [Suite) 32 •— >
Bibliographie : iUéSse so/enne//e, par le F. A. -d. -A 3;)
A PROPOS D'UNITÉ
{Suite.)
Encore une page oubliée.
On songe vraiment trop peu, dans le monde des résistances inspirées
par l'esprit d'archéologie, de nationalisme ou... de commerce, à se
demander quelle serait l'attitude et de l'autorité et de ceux qui sans
arrière-pensée ont fait de ses désirs leur règle de conduite, au cas où
par impossible Rome reviendrait sur ses décisions pour laisser à tous
liberté pleine et entière au sujet du chant liturgique. Depuis long-
temps nous voulions faire queb^ues réflexions là-dossus. Mais le sujet
étant particulièrement délicat, nous préférons laisser la parole à
autrui. Nous allons donc, chers lecteurs, si vous le voulez bien, rap-
peler une page qu'écrivait Mgr Lans en 1894, peu de jours avant la
promulgation du Décret Quod S. Augustinus. C'est encore une page
oubliée, mais une page bonne' à relire; Ecoutons donc Mgr Lans.
« A notre avis, quoi que les adversaires s'imaginent et
attendent, quoi qu'ils fassent ou mettent en mouvement, la
victoire restera à l'Autorité. Nous ne nous poserons nullement
en prophète ; mais, tenant compte froidement et impartiale-
ment de la ligne de conduite suivie depuis vingt-cinq ans par
le Saint-Siège, et qui fut celle d'il y a trois siècles déjà, comme
l'attestent les documents historiques, nous n'allons pas croire
à la légère que l'Autorité se départira de sa sagesse et de sa
prudence, en présence de certaines attaques futiles basées sur
22 L AYIONIK DE LA MUSIQUE SACHÉK
(les préférences d'archéologues ou sur l'amour-propre de
nationalité. Elle ne fera pas le sacrifice de ses chers et salu-
taires désirs, en face de la pression malséante qu'on a voulu
faire peser sur elle.
« On dira peut-être qu'il est assez arrogant de répondre
ainsi. Nous allons justifier notre réponse et nous laisserons
aux événements de prouver qui u eu tort, nos adversaires ou
nous. i LJ V/i
« D'abord, le désir exprès de Rome, d'unilier le chant litur-
gique, a été écouté d'une façon surprenante. Pendant le der-
nier quart de siècle, quantité de diocèses du monde entier ont
adopté les livres officiels. Logiquement, il nous semble
impossible que le Saint-Siège change iDopinément de voie, à
la grande confusion de ces évoques, prôtres et laïcs sans
nombre, qui se sont fait un devoir d'obéir filialement.
« Nous n'exagérons rien. Yoici une liste de paroisses et de
diocèses qui ont adopté les livres officiels de chant. Les noms
de villes supposent^ en général, plusieurs églises, et les noms
de diocèses une foule de paroisses et d'églises.
En Europe. — Allemagne : Bambeig, Broslau, Cologne, Culm,
EichsUclt, Enueiand, Fribourg en Lîade, Fulda, Gnesen-Posen, Hildes-
heim, Limbourg, Munich -Freising, Munster, Osnabriick, Padeiborne,
Passau, Ratisbonne, llottenbourg. Spire, Trêves, Wiirzbourg.
Angleterre : Birmingham, Clifcon, Hexham, Leeds, Liverpool, Middles-
brough, Ne\vporL, Noidliamplon, Noltingham, Plymouth, Portsmoulh,
iSalfordjShrewsbury, Soulhwarit, Westminster.
Autriche, Hongrie, etc. : Drixen, Briinn, Budweis, Budapest, Fiinfkir-
chen, Klageufurt, Kœniggrœlz, Kral<au, Laibach, Lavant, I.eilmeriti,
Lemberg, Lésina, Linz, Olmiitz, St. Pœlten, Prague, Salzbourg,
Seckau, Trente, Trieste, Vienne.
Belgique et Luxembourg : Liège, Luxembourg, Tournai.
Bulgarie : Ruslschuck.
Danemark : Copenhague.
Ecosse ; Aberdeen, Argyll, Dunkeld, Edinburgh, GalloWay, Glasgow,
St. Andrews.
Espagne : Baroeiona, Madrid, Pamplona, Urgel, Valladolid, Viltoria,
Zaragossa.
France : N^vers, Périgueux.
Grèce : Athènes.
Hollande : Bois le-Duc, Broda, Harlem, Ruremonde, Utrecht.
Irlande : Achonry, Ardagli, Ardfort, Armagh, Canea, Cashel, Clo-
glier, Clonfort, Cloyne, Corcyra, Cork, Derry, Down, Dromore, Dublin,
Klphin, Ferns, (ialway, Kilduie, Killala, Killaloe, Kilmore, Limerik,
Meath, Ossory, Raphoe, Ross, Tuam, Wateiford.
Italie : Acireale, Alatri, Alcamo, Alcssandria, Ancooa, Aosta,
Aquil», Areiut. .\sti, Bari, l^enpv«nlo, Bergamo, BiMccia, Bitonto.
L AVENIK DE LA .MUSIQUE SACRÉI-; 23
Bologna, Rrescia, Brienza, Caltanissetta, Caravaggio, Cabale, Cervia,
Cesena, T.hieti, Chioggia, Collspartlo, Como, Cremona, Cuneo, Faenza,
Ferrara, Fironze, Forli, Frascati, Cenova, Girgenti, Ouastalla, Imola ,
Ivrea, Livorno, Lodi, F.oreto, Lucca, Macerata, Mantova, Massa-Car-
rara, Massa-Maritiuia, Milaiio,Modena, Mondovi, Monza, NaiJoli, Novara,
Osimo, l'adova, Palcrmo, Palestrina,Parma,Pavia, Piacenza, Pisa, Pon-
tremoli, Raveuna, Reggio-Eniilia, Roma, San Miniato, Siena, Sorrento,
Subiaco, Tarante, Toriao.Trapani, Treviso,Udine, Ventimiglia, Venezia,
Verona, Vicenza. — Ile de Malte : Gozo, Malta.
Portugal : Coimbra, Funchal, Lamego, Lisbonne, Oporto.
Roumanie : Bucbarest, Jassy.
Russie : Lublin, Odessa, Saint-Pélersbourg, Saratow. Varsovie.
Suède et Norvège : Christiania, Stockholm.
Suisse : Bâle, Coire, Fiibourg, Saint-Gall, Sien.
Turquie: Constantinople, Salonique, Scutari.
Ea Afrique. — Bissam, Capetown, Mozambique, Port-Elizabeth,
Port-Louis.
Dans l'Amérique du Nord. — Canada : Rimouslii.
Costa-Rica : San José.
Etats-Unis : D'après les 4 Conciles Provinciaux de Baltimore, de Cin-
clnnali et de Milwaukee, les livres do plain-chant de Rome ont été
adoptés pour tous les diocèses.
Guatemala : Guatemala.
Mexique : Guanajuato, Jalapa, Léon, Mérida, Mexico, Puebla de
los Angeles, Querétaro.
Dans l'Amérique du Sud. — Argentine : Buenos-Ayres,
Bolivie : La Paz.
Brésil : Bahia,Marianna, Pernambuco, Porto-Alegre, Rio de Janeiro,
San Paolo, Santa-Gruz.
Chili : .Ancud, Puerfa-Mont, Santiago.
Colombie : Rogola, Medellin, Nueva-Pamplona.
Equateur : Cuenca, Loja, Portoviejo, Quito, Rioliamija.
Pérou : Lima.
Uruguay : Montevideo.
En Asie. — Bandora, Bombay, Calcutta, Mangalore, Verapoly.
Iles de Fidji : Leonca-Ovalan.
Iles de Flores : Larantuca.
Iles de Java : Samarang, Socrabaya.
Iles Phiiippiaes : Manilia of Manille.
En Australie. — Maitland, Melbourne, Sydney, Victoria.
Nouvelle-Zélande : Auckland, Maketn.
« Cette liste suffit à démontrer, flans une certaine mesure,
combien les livres officiels sont répandus. C'est la consé-
quence rationnelle des nombreux décrets de l'Autorité su-
prême et en particulier du décret Roinanorum Pontificum
sur la matière. Peut-on supposer raisonnablement que l'Àu-
24 l'avenir de la musique sacrée
toritt^ anëahtira d'un trait de plume son œuvre propre et
mûrement élaborée ? Ne porterait-elle pas une atteinte vio-
lente à son prestif^o, et cela pour le bon plaisir des... mais
nous avons suffisamment indiqué quels sont les adversaires.
Encore une fois, nous ne saurions pas l'admettre. Par consé-
quent nous n'altactions pas la moindre valeur aux prédictions
puisées principalement dans des journaux français et reprises
par leurs confrères, même par des journaux néerlandais. A
les en croire, le Saint-Siège serait à la veille de retirer son
privilège à l'imprimeur, de révoquer les décrets, de rendre
aux évêques une liberté sans limites, de préconiser l'édition
des RR. PP. Bénédictins de France, etc., etc. Tout cela,
d'après les journaux, sera bientôt un fait accompli ! Pour
nous, nous ne le croyons pas, et nous préférons attendre
dans le calme les décisions de Rome. Elle saura parler à son
heure.
« Le Saint-Siège imposera-t-il les livres officiels de chant
à chaque église en particulier? — Nous ne le pensons guère.
Rome, en effet, n'a pas coutume d'user sans raison et tyran-
niquement d'une mesure violente. Certains diocèses peuvent
avoir des motifs tout particuliers de ne pas adopter immédia-
tement le chant officiel. Nous l'avons dit au début, il appar-
tient aux Evêques de prendre une décision en cette matière.
C'est pour cela qu'avec sa sagesse et sa prudence habituelle,
l'Autorité suprême de l'Eglise s'est bornée jusqu'ici à réi-
térer fréquemment son dêsii- ardent et formel, sans donner
^' ordre exprh. Un tel ordre ne viendra pas de sitôt, ce nous
semble, et peut-être il ne viendra jamais. Néanmoins l'usage
des livres officiels se généralisera assez facilement. Quand
les esprits se seront calmés, quand le privilège de l'impri-
meur actuel sera expiré, de sorte qu'aussi en d'autres pays
on pourra imprimer les livres avec la déclaration épiscopale :
concordat cum orïginali^ on verra de plus en plus que ré
pandre le chant grégorien est une chose aussi utile que salu-
taire pour la gloire de l'Eglise et l'édification des fidèles, en
ces temps surtout oîi la musique mondaine profane les choses
les plus sacrées ; on concédera qu'à cette fin il nous faut avant
tout des livres de chant vraiment pratiquer ; et alors d'in-
nombrables églises feront successivement accueil aux livres
officiels sans y avoir été rigoureusement obligées par Rome.
Rome, disions-nous, a coutume de procéder avec sagesse et
prudence; elle ne procède pas avec un moindre fonds de
1
l'avenik de la musique sacrée 25
patience. L'adoption, en France, de la Liturgie Romaine
demanda deux siècles et demi de patience de la part des Sou-
verains Pontifes! Il ne faudra pas le dixième de ce temps,
d'après nous, pour réaliser l'adoption presque universelle des
livres du chant officiel. Ce qui nous en est garant, c'est l'ac-
cord actuel de l'épiscopat universel avec le Siège Aposto-
lique. Nous nous rallions sans la moindre réserve, à la remar-
quable pensée du D"" Falise, publiée, il y a longtemps, dans la
Revue théologique de Tournai (T. X, p. 583) :
« Il en sera de ceci comme du Misse', du Bréviaire et. du Rituel
romains. On a résisté iVahord, on a trouvé des excuses, mais cependant,
toits les jours, la phalange romaine grandissait, faisait de nouvelles recrues.
Dieu conduisait visiblement l'Episcopat et faisait l'Unité des Rites
comme l'Unité de croyance. — Aujourd'hui le Rite romain est vérita-
blement universel. Nous ne craignons pas de prédire le même résultat
pour léchant^ et bénis seront ceux qui les premiers seront entrés réso-
lument dans cette voie. »
« En vérité, de quel éclat brillera l'unité catholique pour le
voyageur en pays lointain, si non seulement il trouve là-bas
et partout le rite et le texte liturgiques, mais encore le chant
liturgique de son église paroissiale dans la mère patrie ! Oui,
cet usage universel des livres pratiques du plain- chant con-
vaincra alors leurs adversaires de notre époque qu'en les
introduisant le Saint-Siège a fait œuvre éminemment digne,
utile et salutaire. On reconnaîtra alors que l'illustre bénédic-
tin Dom Guéranger pouvait dire en droit et en vérité : Rome
est mère et maitj'esse, tout ce qu'elle fait est bien !
(Extrait de la brochure de Mgr Lans : Dix ans après le Décret Uoiaa-
nonim Pontificum, 1894.)
LE RYTHME DU CHANT LITURGIQUE
{^uite.)
III. Les théoriciens du X' et du Xt siècle (Suite).
Le dixième siècle nous oll're plusieurs ouvrages qui tous
portent le nom d'Odon, mais ne paraissent pas appartenir au
môme auteur.
Le premier est un Tonaiî'e attribué avec assez de vraisem-
blance à saint Odou, abbé de Gluny (879-942), qui, suivant
le témoignage de Trithème, avait été, avant son entrée en
religion, un maître habile dans l'art musical et archichantre
de l'église de Tours. (Migiie, Pat. lat., t. 133, col. 753.)
26 l'avenir de la musique sacrée
Le second ouvrage est intitulé Dialogus de Musica et est
suivi d'un autre traité qui lui sert de complément. C'est
l'œuvre d'un moine, appelé également Odon, mais dill'érent
de l'auteur du Tonaire ; car dans ce même Diiiloj^ue il ost fait
allusion à un passage du Tonaire oxx l'antienne de saint
Martin 0 beatum pontificem, que quelques-uns considéraient
comme du second mode, est assignée par saint Odon au pre-
mier mode, in primo tono a domno Odone ctiriosissimfi est
emendata. {Op. cit., col. 764.) Or, la manière dont l'écrivain
parle de cet Odon montre bien qu'il s'agit d'une personne dis-
tincte (le l'auteur du Dialogue.
Le prologue de ce dernier livre nous apprend que l'auteur
était moine dans le monastère de Sainte-Marie et certains
manuscrits lui donnent le titre de Dommis, ce qui semble
indiquer qu'il était revêtu de la dignité abbatiale. Liber qui et
Dialogus dicitur a Domno Odone compositus. {Op. cit., col.
753.)
Dom Mabillon, dans son éloge historique de saint Odon,
mentionne deux autres abbés du même nom qui ont vécu à
la même époque, et à qui l'on pourrait peut-être faire remon-
ter la paternité de cet ouvrage : l'un, abbé de Massai, en
Aquitaine (935), et l'autre, abbé de saint Maxence, au diocèse
de Poitiers (^63). {Op. cit., col. 10.)
Il faut dire aussi que quelques-ujis, et non sans quelque
probabilité, attribuent ce Dialoc/iœli Ctuy d'Arezzo, soit parce
qu'il porte son nom dans plusieurs manuscrits, soit à cause
de la parfaite similitude de doctrine et d'expressions qui
existe entre ce traité et le Micrologue, spécialement pour ce
qui a trait aux syllabes musicales et aux distinctions. (V. Th.
Nisard, Archéologie musicale, pp. 188 et suiv.)
L'auteur «lu Dialogue enseigne une nouvelle manière do
noter les antiennes au moyen des sept premières lettres de
l'alphabet, auxquelles il ajoute le I' grec pour le 5a/ inférieur.
Cette notation est identique à celle donnée par le Micrologue.
« Des enfants et des jeunes gens instruits suivant cette mé-
thode, dit Odon, après trois ou ([uatre jours d'exercice, d'au-
tres après une semaine, se trouvaient on état d'apprendre par
eux-mêmes, sans les avoir entendues et avec le seul secours
d'une notation régulière, un très grand nombre d'aiiliennes,
qu'ils pouvaient, après très peu de temps, chanter sans la
moindre hésitation. Quelques jours plus tard, ils lisaient à
première vue, sans préparation et sans faute, tout ce qui était
l'avenir de la musique sacrék 27
écrit en musique; ce que les chantres ordinaires n'avaient
jamais pu faire jusqu'ici, après avoir passé quelquefois cin-
quante ans dans l'étude et la pratique du chant. » {Pat. lut,,
t. 133, col. 757.) t ,..j<,
Aii'L'auteur traite d'abord de la division du monochordej puis
des consonances ou de la manière dont les sons peuvent
s'associer dans le chant ; il étudie ensuite les différents
modes ou tons, détermine Vambitus et la finale de chaque
mode, et indique les notes par lesquelles on peut commencer
un morceau dans un mode déterminé. Il s'occupe aussi des
distinctions, « c'est-à-dire, dit-il, des endroits où nous faisons
des repos dans le chant et où nous le divisons, qui doivent
finir dans chaque mode par les mômes sons qui peuvent servir
à le commencer. Les maîtres enseignent qu'on doit terminer
plusieurs distinctions par la note qui sert de finale au mode,
de peur que, si l'on faisait plusieurs repos sur quelque note
différente de la finale, on ne fût entraîné à finir tout le mor-
ceau sur cette note et forcé de changer le mode dans lequel
on était d'abord : car un chant appartient surtout au mode
quje ses distinctions semblent rechercher. » [Op. cit., col.
765.)
Le traité qui fait suite au Dialogue et peut en être considéré
comme le développement débute par ces mots : « La science
de l'art musical doit être cultivée avec beaucoup do soin, sur-
tout par ceux ([ui.dans la vie commune, se consacrent au ser-
vice de Dieu. Le psalmiste dit que le painfortifie et que le vin
réjouit lecœur de l homme; ainsi la lecture fréquente affermit
notre âme dans la pratiquedes vertus et le chant faitque nous
servons Dieu avec un esprit joyeux. De plus, charmes et
réjouis par la suavité de la mélodie qui se fait entendre ici-
bas, nous aspirons avec plus d'ardeur à celte harmonie do la
patrie céleste, qui est d'autant plus suave que le ciel est plus
élevé au-dessus de la terre. » {Op. cit., col. 773.)
L'auteur étudie ensuite les divers intervalles au moyen
desquels les sons se combinent pour former une mélodie
agréable ; il montre comment, à l'aide de ces éléments, on
forme des syllabes, des mots et des phrases musicale.*, qui
elles-mêmes se groupent pour com|)oscr un morceau de
chant.
Nous voyons poindre ici la première idée du p/irusr musi-
cal, dont nous trouverons le développement complet dans le
Micrologue de (luido '< Pour acquérir la science du chant,
28 l'avemr de la musiqle sagkée
ditOdon, il est souverainement utile de connaître de quelle
manière les sons peuvent s'unir ensemble. Demême que deux,
trois ou quatre lettres forment une syllabe (grammaticale)
et que quelquefois une seule lettre est admise pour une sylt
labe, comme amo, templum; ainsi, dans la musique, tantôt un
seul son se prononce séparément, tantôt deux, trois ou quatre
sons étroitement liés produisent une consonance, que nous
pouvons appeler d'une certaine façon syllabe musicale. Une
syllabe seule, ou encore deux, trois ou un plus grand nombre
de syllabes (du texte) forment une partie de la diction qui a
un sens, comme mors est vita, gloria, benignitas^ heatitudo :
aiusi une, deux ou plusieurs syllabes musicales, où se combi-
nent les intervalles de seconde, de quarte ou de quinte, nous
rendent leur mélodie sensible, nous font ailmirer et appré-
cier leur mesure et, comme elles ont une certaine signitica-
tion, c'est ajuste titre que nous les appelons des parties du
chant. On appelle distinctions en musique une portion do la
cantilène chantée d'une manière continue, après laquelle on
fait une pause. Une, deux ou plusieurs parties du discours
ont un sens complet et forment une période entière; par
exemple, quand je dis: Qiiid facis? Vous répondez : Lego ou
lectionem firmo ou encore aliquam sententiam qii;vro; de
même, une, deux ou plusieurs phrases musicales composent
un verset, une antienne ou un répons, sans que chaque mem-
bre perde la proportion qui lui est propre. Et ainsi que plu-
sieurs périodes diiîérentes se réunissent pour former un vo
lume, de même l'assemblage d'un grand nombre de
cantilènes diverses composent un antipbonaire. » {Op. cit.,
col. 784, 7o5.)
Ce passage est très important parce qu'il nous montre
l'analogie et aussi la dillérence qui existe entre la métrique
ancienne et le rythme du chant grégorien. « Le mètre, dit
Marins Victorinus, est un assemblage de pieds ayant une
limite certaine; la quantité et la qualité des mots y est déter-
minée par les pieds. Les premiers éléments du mètre sont
les syllabes longues et les syllabes brèves qui servent à
mesurer les pieds; les pieds à leur tour forment les mètres, et
ceux-ci, par leur réunion, composent un poème. » {Qram,
lat., vol. b, fasc. I, p. 50.)
Ainsi, dans le chaut grégorien, une antienne ou un répons
est formé d'un certain nombre de distinctions ou phrase.s
musicales, (jui oUes-mônies se divisent en diverses parties
l'avenir de la musique sacrée 29
que Guy d'Arezzo appelle îieumes, et les neumesà leur tourse
composent d'une ou de plusieurs syllabes musicales. Mais
tandis que la métrique ancienne déterminait le nombre et la
qualité des pieds qui devaient former le vers et par consé-
quent obligeait le musicien à adapter sa mélodie au mètre
choisi par le poète, dans le plain-chant au contraire, la
phrase musicale se développe au gré du compositeur et, sur-
tout dans les chants mélismatiques, se rend le plus souvent
indépendante du texte qui lui est soumis.
De plus, les pieds qui composaient le mètre devaient être
tous égaux; metra graece^ latine numeri vocantur: nwncrus est
requalium pedum légitima ordinatio. (Gensorinus, De die
natali, fragment, c. 13.) Leurs divisions rythmiques étaient
immuables et devaient garder entre elles le même rappor;t
égal, double ou hémiole, suivant la nature du rythme adopté
pour le poème.
Mais les neumes ou parties de la distinction peuvent
avoir un nombre indéterminé de syllabes musicales. Celles-
ci correspondent aux temps rythmiques ou divisions du pied
qui se composaient de un, deux, trois ou quatre oYifxsïa ou
temps brefs, car le temps rythmique n'allait pas au delà. De
même, la syllabe musicale peut être formée de un, deux,
trois ou quatre sons au plus; et encore Odon préiôre-t-il
qu'elle n'ait pas plus de trois sons, « ce qui, dit-il, est plus
conforme à la raison et plus utile aux étudiants. Si le mou-
vement mélodique se continue, il y a alors multiplication de
syllabes : car il arrive souvent que la même syllabe est
doublée et triplée, et l'on peut, avec deux notes seulement,
multiplier les syllabes de diverses manières ». (Pair, lat.,
t. 133, col. 786.)
Le temps rythmique conservait sa valeur proportionnelle
pendant toute la durée du morceau, tant qu'il n'y avait pas
métabole; nous croyons qu'il devait en être ainsi de la syl-
labe musicale, quel que fût le nombre do sons qu'elle contînt.
Odon, il est vrai, ne le dit pas expressément; mais cela nous
paraît ressortir des textes de Guy d'Arezzo et de ses commen-
mentateurs, comme nous le verrons plus tard, ainsi que des
citations que nous avons laites de ÏEnc/iiriadis où l'auteur
fait consister le rythme dans la parfaite égalité du mouve-
ment et dans la proportion exacte des longues et des brèves.
11 est certain, d'après le témoignage des écrivains du x" et
du xi*^ siècle, que jusqu'à cette époque on admettait dans le
3b l'aVHNII! DK la MUSlOrE SACRÉE
chàbt des notes d'inégale valeur; or, comment aurait-on pu
garder l'égalité du mouvement et la proportion rythmique
entre les sons longs et les sons brefs, à moins que les notes
ne se groupassent pour former des intervalles égaux ?
De plus, Odon lui-même parle des syllabes musicales
comme d'un clément distinct de la mélodie, et cependant,
d'après lui, le chant doit se poursuivre sans interruption
jusqu'à la fin de la distinction ou phrase musicale, après
laquelle on fait une pause. En quoi une syllabe musicale
pouvait-elle se différencier de la suivante, à moins qu'elles
ne formassent une suite d'intervalles distincts mais égaux?
ce qui, d'après Cicoron, est essentiel au rythme.
« Nîimerosiim est id in omnibus sonis atque voctbus, qiiod
habet qvasdam impressiones et guod metiri possiirjtus itiièr-
vallis œqualibus.
« 11 n'y a pas de rythme dans la continuité^ ajoute Cicéron :
c'est la distinction et le frappé d'intervalles égaux, dont le
retour fréquent produit la variété, qui constitue le rythme.
On peut le remarquer dans les gouttes qui tombent à inter-
valles distincts, mais noa pas dans le ilcuive qui coule préci-
pitamment. » {De Oratore, 111, 18.)
Nous trouvons tout cela dans Odon. Los syllabes musi-
cales coupent la continuité du chant, en lo fractionnant en
intervalles égaux (|ui reviennent fréquemment, et la diversité
des notes qui composent les groupes sont une nouvelle source
de variété.
« Une même note répercutée deux ou trois fois, dit encore
Odon, peut produire une seule syllabe ; on trouve môme quel-
quefois deux, trois ou quatre syllabes de suite, toutes formées
ainsi du même son. » {Op. cit. col. 785.) Comment cette
longue suite do notes sur le même degré pouvait-elle se
diviser en syllabes distinctes, si ce n'est on marquant cette
division par un frappé périodique, comme lo demande l'au-
teur de VEnchiriadis, qui veut que toute mélodie soit me-
surée et battue à la façon des pieds métriques. Car, suivant
les auteurs que nous avons cités, entre autres Aurélien de
Réomé, qui traite spécialement du chant des antiennes et des
répons, les battements rythmiques correspondent aux pulsa-
tions régulières des artères. {Dr ntiisira disciplina, cap. \ .)
Plus loin, expliquant la manière dont les sons peuvent
se combiner pour former des syllabes, Odon continue
l'avenir dk la musiquk sacrée 31
ainsi : « Tantôt le premier son sera pris pour une syllabe
et les trois suivants pour une autre syllabe ; tantôt
on placera deux sons dans la première syllabe et deux
dans la seconde; ou bien encore, les trois premiers sons
seront attribués à une syllabe et le dernier à la syllabe sui-
vante. On agira de même pour les autres parties, en évitant
une trop gTan le dissemblance, co qui altérerait la physio-
nomie du chant et le rendrait difficile et moins agréable ;
landis que si les syllabes, les parties et les distinctions sont
semblables, il offre moins de difficulté et a plus de douceur,
ce qui convient surtout aux enfants. » {Op. cit., col. 787.)
Le passage que nous venons de citer n'a vraiment aucun
sens, si^ quel que soit le nombre de notes que contient la
syllabe, elles ont toutes la même valeur et que par consé-
quent la durée de la syllabe varie suivant la quantité de notes
qui la composent. Car pourquoi Odon demande-t il qu'on ne
donne pas plus de trois notes à chaque syllabe, et quelle diffi-
culté peut-il y avoir à émettre quatre, cinq ou même six notes
de suite, si l'on ne doit pas accélérer le mouvement en pro-
portion ? Tandis qu'on comprend fort bien que, s'il faut chanter
cinq ou six notes dans le môme espace de temps qu'on met-
trait à en proférer une seule, la difficulté augmente en raison
de la plus grande rapidité du mouvement. De plus, quelle
différence offriraient les divers arrangements proposés par
Odon? Que l'on place deux notes dans chaque groupe ou
bien une dans le premier groupe et trois dans le second
ou réciproquement, si ces quatre notes ont la même
durée, nous ne voyons pas quelle variété rythmique peuvent
présenter ces diverses combinaisons, ni ce qui peut indiquer
que telle note appartient plutôt à la première qu'à la seconde
syllabe ; tandis qu'en donnant à la syllabe une valeur fixe,
on a trois façons de grouper les notes parfaitement carac-
térisées et l'on obtient les ligures rythmiques suivantes : 1 : 3
— 2:2 — 3: 1. Un passage de Jean de Mûris semble con-
firmer la valeur rythmique que nous attribuons à la syllabe
musicale; voici ce texte: « Les sons forment les éléments du
chant ; en les associant, on produit des sons mixtes qui, s'ils
peuvent se réduire à une certaine proportion rythmique,
prennent le ijpm de consoncince ». {Spéculum ninsicœ,
1. VI, c. 31.) Or, ce mot de consonance est le même dont se
sert Odon pour désigner la syllabe musicale.
Nous trouverons de plus amples développements sur ce
32 l'avenir de la musique sacrée
sujet et une nouvelle confirmation de cette doctrine dans
l'étude du Microloguc de Guy d'Arezzo.
{A suivre.) J. Dupoux.
LE CHANT TRADITIONNEL
ET LE CHANT DES MANUSCRITS
Extrait de la Reimc de Chant grégorien et de la Mimqite religieuse ; Mar-
seille, i\, place Sébastopol; n^S?, novembre et décembre 1899.
' ' « Une chose curieuse qui frappe et qui étonne, dit à son-
tour Dom Kornmiiller, c'est que l'on ne tient aucun compte
du corps des mélodies, des tons, intervalles et modes, qu'on
les ignore presque complètement, qu'on proclame a priori
l'identité des mélodies contenues dans les manuscrits notés
avec celles des manuscrits neumés, et que l'on ne s'occupe
que du squelette, de la structure. Un squelette ou un schéma
rythmique est bon et nécessaire ; mais il ne me donne pas de
certitude sur l'auteur de la mélodie, parce que l'on peut
écrire plusieurs mélodies toutes dilTérentes sur un seul et
même schéma (1). »
Et quand même on parviendrait à interpréter d'une
manière sûre les manuscrits neumés de Saint-Gall, nous
aurions le chant d'une époque et d'une certaine école, mais
serions-nous certains qu'il représente le chant primitif de
l'Eglise? Si l'on compare, en effet, l'Antiphonaire anibro-
sien avec le grégorien, on trouve dans un grand nombre de
pièces une parenté évidente. Non seulement les textes se
ressemblent ou sont tout à fait identiques, mais on y retrouve
les mêmes modes, les mêmes cadences, les mêmes formules,
souvent le même dessin mélodique, et cependant les deux
chants diffèrent par la façon dont on a élaboré ces matériaux
communs. Il est clair que tous deux sont dérivés d'un original
primitif, sur lequel sont venus se greffer ces mélismcs com-
pliqués, ces ornements multiples, que les chantres de Rome
ou de Milan ont arrangés chacun à leur manière ; mais ni
l'un ni l'autre ne représente ce chant original dans son inté-
grité.
Il y a là un fonds de formules traditionnelles, qui se sont
d'abord transmises de vive voix, puis qui, moditiéos dans le
cours des âges, ont été plus tard fixées par écrit. Dans le [trin.
I. Courrier de saint Grégoire, août 1895.
l'avenir de la musique sacrée 33
cipe, sans doute, une grande latitude était laissée au chantre
qui, suivant son goût personnel ou la souplesse de sa voix,
semait de broderies et de fioritures le thème original. C'est
ce qui se pratique encore aujourd'hui dans tout l'Orient et
dans les synagogues juives, où le motif mélodique disparaît
sous les ornements multiples qui le recouvrent. On peut
même découvrir l'emploi de ce procédé dans l'Antiphonaire
grégorien, où la plus grande partie des antiennes ne sont que
le développement plus ou moins orné d'un petit nombre de
thèmes mélodiques (1), Ces mélopées traditionnelles n'ont dû
être fixées qu'à une époque assez tardive, puisque les plus
anciens manuscits neumés remontent tout au plus à la fin du
vni* siècle.
11 serait absurde, par conséquent, de prétendre qu'une édi-
tion actuelle, quelle qu'elle soit, reproduit le chant primitif de
l'Eglise, ou même léchant en usage à l'époque de saint Gré-
goire. Une telle assertion est démentie par tous les docu-
ments qui témoignent des transformations successives que le
chant liturgique a subies dans le cours des âges, et spéciale-
ment du vi*= au vin** siècle. La théorie des huit modes, sur
laquelle repose tout le système grégorien, ne remonte guère
au delà de Charlemagne, et il n'est pas douteux que bien des
mélodies ont dû être modifiées pour pouvoir s'adapter à
cette doctrine nouvelle.
A quoi bon d'ailleurs ces prétentions archéologiques, et
qu'importe que nous ayons conservé ou non le chant des
premiers siècles ? Croit-on que ce chant, si on le possédait,
correspondrait à notre sens musical actuel ? Les péans, qui
excitaient tant d'enthousiasme chez les Grecs du it' ou du
iii« siècle avant notre ère nous paraissent aujourd'hui bien
ternes et monotones et n'ont plus d'intérêt que pour les
archéologues, et les chants actuels des Orientaux semblent
barbares à l'Européen qui les entend pour la première fois et
dont l'oreille n'est pas accoutumée à leurs intonations
étranges.
« On ne peut prêcher aujourd'hui comme on prêchait au
dixième siècle, dit, avec beaucoup de raison, Mgr l'évêque de
Châlons ; pourquoi donc des chants du dixième siècle, s'il en
existait encore, conviendraient ils à nos oreilles et à nos
goûts religieux? Nos dogmes, nos espérances, nos prières de-
meurent à travers les âges ; mais leur interprétation, à l'orgue
1. V. Gevaert, op. cit., chap. V: I-a facture musica'e des antiennes.
^4' LAVJ'.NIK DE LA WUSIQLK SACKÉE
comme en chaire, doit nécessairement varier avec les états
différents des peuples et des esprits (d). » ^^
Mais dans ces livres de chant tant vantés que l'on prétena
ne r(!nfermer que du pur grégorien, il s'en faut et de beau-
coup que tout soit ancien. L'Ordinaire de la Messe, Kyrie,
Gloria et Credo, est piécisément la partie qui se chante le
plus et qui revient le plus fréquemment; or, toutes ces
mélodies sont, pour la plupart, des compositions relativement
modernes et ne remontent pas au delà du xi'^ ou du xii" siècles.
Elles se sont conservées d'ailleurs presque identiques dans
les éditions à l'usage des divers diocèses.
De plus, on sait que le Propre des Saints et les Fêtes nou-
velles se sont considérablement accrus depuis le moyen âge et
se sont développés au détriment du Temporal, auxquel ils
tendent do plus en plus à se substituer. L'addition de nom-
breux répons et antiennes, versets alléluiatiques, hymnes et
séquences composés au moyen âge, l'introduction d'offices
nouveaux, les modifications nombreuses opérées dans les
textes mêmes, les réformes liturgiques de saint Grégoire Vil
et de S. Pie Y ont transformé en grande partie l'œuvre pri-
mitive, de sorte que dans les éditions archéologiques, qui se
prétendent faites d'après les manuscrits, il y a une part con-
sidérable qui ne représente pas l'œuvre ancienne el n'est
qu'une adaptation, plus ou moins habile, de textes nouveaux
aux formules d'autrefois.
Si maintenant nous examinons, au point de vue purement
musical, ce chant qu'on dit être celui des manuscrits, y
trouverons-nous une expression particulière, des accents qui
réveillent dans notre âme un sentiment nouveau, quelque
chose, en un mot, que ne puissent nous donner nos livres
actuels?
Beaucoup se l'imaginent naïvement et on le croirait vrai-
ment, à lire les dithyrambes étourdissants, les réclames
bruyantes de certaines Revues. Eh bien ! non, il n'en est rien;
ce sont de part et d'autre les mêmes modes, les mêmes for-
mules, plus ou moins développées, mais qui ne produisent
piis une impression ditîérente.
j,., D'abord, la plus grande partie des chants de l'office,
antiennes, hymnes, répons et, en général, tous les chants
quasi-syllabiques, diffèrent fort peu de ceux que contiennent
■ 'il. Lettre circulaire et ordonnance de Mgr l.atty, évêque de Châlons,
sur la Messe de la Paroisse^ 14 décembre 189".
l'avenik de la musk^ujë sacrée 35
nos livres modernes. Soit à cause de leur usage plus fréquent,
soit plutôt par suite de l'union plus étroite qui existe entre le
texte et la mélodie, ces chants se sont mieux conservés que
les chants mélismatiques et l'on n'y trouve que des variantes
insignifiantes, telles qu'elles se rencontrent d'ailleurs d'un
manuscrit à l'autre, 11 en est de même des chants ordinaires
delà Messe et des Séquences. C'est dans les chants propres
de la Messe, c'est-à-dire, dans ce qui se chante le moins et
qui est le plus souvent suppléé par l'orgue, que les diver-
gences s'accentuent davantage. Les grandes lignes de la
mélodie y concordent encore de part et d'autre, mais les notes
accumulées sur la même syllabe y sont plus multipliées. Aux
versets du graduel surtout, nous trouvons des séries de plus
de cinquante notes sur une seule syllabe, et c'estlà, disons-le,
ce qui fait l'admiration des partisans de l'édition bénédictine
et qui, selon eux, la rend bien supérieure à toutes les autres.
Pour nous, nous nous refusons à y voir le nec plus ultra de
l'art et surtout de l'art sacré.
Une des qualités fondamentales de l'art, c'est la brièveté et
la concision. Celui dont la pensée se noie dans un flot de
paroles, ne fait pas de l'art oratoire, mais du verbiage. De
môme, en musique, les roucoulements et les fioritures sans
fin, dans lesquels les chanteurs italiens du commencement
de ce siècle déployaient leur maestria^ caractérisent un état
de décadence, oii la vérité de l'expression est sacrifiée au
mauvais goût des auditeurs et aux exigences des exécutants.
Ce n'est pas là de la musique artistique, mais une pure gym-
nastique vocale. Quel en est le résultat? Les paroles sont
hachées, les syllabes séparées l'une de l'autre par plusieurs
groupes de notes et par des pauses répétées, et le texte devient
inintelligible.
BIBLIOGRAPHIE
Messe solennelle
COMPOSÉE POUU LES FÊTES DE LA CANONISATION
Du bienheureux J.-6. de la SaUe.
A 4 voix mixtes, avec accompagnement d'orgue ou d'orchestre,
Par F'" Alberl-des- Anges, à-W. Pensionnat des Frères de Passy.
Hknki lliîUGEL et C'", éditeurs, 2 bis, rue Vivicnne, Paris.
Cette messe présente les mêmes qualités de facture que celle de la
Nativité, du même auteur. La mélodie en est toujours agréable,
quoique sérieuse, et l'harmonie distinguée. Le style en est à la fois
3() i;1\ VENIR DE LA MUSIQUE S4CRÉK
simple et élevé, l'écriture vocale excellente, la prosodie toujours
soignée. L'idée d'en relier les différents morceaux par un tlième
unique, ingénieusement diversifié, est très heureuse. En outre, cette
composition est d'exécution facile ; diverses indications pratiques
ajoutent encore à cette facilité : les respirations sont marquées à
propoé ; des lettres capitales servent de point de repère pour la reprise
des principaux ])assaiïes. — Une feuille détachée, jointe à la partition,
donne des indications très utiles pour la bonne exécution de cette
mcs.sc. .,,,,.,; ,,
Bien que cette messe soit écnte pour 4 voix mixtes, la réduction
à 2 voix cgalesla. met également à la portée de toutes les "Ecoles, Pen-
sionnats et Patronages
1. Partition Chant et Orgue Net. 8 »
2. Chaque partie séparée de clianl » 60
3. Orchestre complet (14 parties). 24 »
4. Chaque partie supplémentaire d'orchestre. . 2 >■>
!î. Réduction à 2 voix égalée : 1 exemplaire. v> 80
Renseignements utiles pour là précision des commandes.
i. La partition Chant et Orgue sert également pour la Réduction à
2 voix égales, laquelle n'a pas d'accompntrnement spécial.
2. Les 4 parties séparées de chant sont : Soprano ou 1" dessus, Alto
ou 2' dessus. Ténor, Basse.
3. 11 n'y a point de partition d'orchestre; mais la partition Chant et
Orgue renferme toutes les indications nécessaires pour la direction
de l'orchestre.
4. Les 14 parties séparées de l'orchestre sont :
^'' ^'''Corr/es (5) : i" Violon,— 2° Violon, —Alto, — Violoncelle,—
iaJà n •■ Contrebasse.
• Bois (4) : 1"= et 2" Flûte, — l"' et 2" Hautbois, — i'*^ et 2"^ Cla-
rinette, — 1*' et 2'' Basson.
Cuivres (5) : 1"' cl 2« Cor, — l"' et 2e Piston, — l'"'" et 2' Trom-
bone,— 3' Trombone, — Timbales. '
5. La Réduction n'existe pas en parties séparées : la V" et la 2" voix
'1 sont réuni(!S sur la même feuille.
A vendre d'occasion :
1" Ihi harmonium -de 2 jeux 1/2, li regisli'cs.
2° Un liarmonium de 4 jeux 1/2, (17 registres, genouillère de grand
jeu, meuble vieux chêne.
3° Un grand orgue-harmonium presque neuf, deux claviers manuels
et clavier de pédales de 30 notes ; 18 jeux, 43 registres, soufflerie indé-
pendante, genouillère de grand jeu, deux genouillères de /"oric, double
expression, etc.
Pour tous renseignements, s'adresser à M. l'administrateur de la
Revue.
. .1,1, ,,,!„, ^iiiuiLioi ^^ Gérant : A. GABERT.
trr^
îMT. NOIZETTE ET C'e,8, RtlB CAMPAONB-Im, PARIS.
TPOISIÈME ANNÉE N° 3 15 MARS 1900
L'AVENIR
DE LA
MUSIQUE SACREE
Sommaire.
A propos d'Unité [Suile.) 37
A nos lecteurs 41
A propos de la brochure do Mgr C. Hespighi 41
La Musique à Avignon. . 44
Les grands Oratorios de l'église Saint-Euâtache 46
Le Chant traditionnel et le Chant des Manuscrits {Suite et fin.). 49
A PROPOS D'UNITÉ
{Suite.)
Voix de Rome
Au moment où Mgr Lans (en juillet 1894) mettait la der-
nière main à sa brochure Dix ans après le Décret « Roma-
norum Pontifician n>, au moment oïj il venait d'affirmer que
toujours la victoire resterait à l'autorité et que Rome saurait
parler à son heure, Rome parlait, Rome promulguait le
Décret Qiiod S. Auf/usti/ws, du 7 juillet 1894. Et Mgr Lans
avait la consolation d'en faire la conclusion d'un ouvrage
dont la préface et le fil conducteur n'étaient autres que le
Décret Romanorum Pontificiim.
Pareillement, à l'heure précise où venait de s'imprimer
notre numéro de février 1900, à l'heure où nous rappelions
la Page oubliée qui , sous le titre : « A qui le triomphe ? », avait
servi de péroraison à l'admirable discussion de Mgr Lans,
nous recevions d'un ami de notre œuvre la lettre suivante
datée du 12 février :
« Le 3" volume de la nouvelle édition des Décrets de la
S. C. des Rites vient de paraîti'e. Il renferme, sous le n" 3.830,
38 l'avenir de la musique sacuée
toute une collection de docinnenls intitulée De Musiou Sacra
Acta ex Collectione autlicntica Sacronim Rituum Con^re-
gationis, q^ii remplit les pages 204-272 du volume et dont
voici la liste :
I. Décret Qiiod S. Augustiaus, du 'juillet 181) i.
II. Bref apostolique Qui clioricis, du 30 mai 1873.
m. Décret Quod Apostolica' Sedi, du li avril 1877.
IV. Bref apostoliqii'i Sacrorum concenluum, du lo no-
vembre 1878.
V. Bref apostolique Quod pertiuere, du 6 avril 1885.
VI. Regolamento perla musica sacra, dii 7 juillet 1894,
avec version latine en regard.
« Rome na donc pas trompé les espérances de ceux rjui se
sont laissé guider par son autorité.
« Que fera-t-on en France ? Passera-t-on sous silence la
publication de ce 3*" volume qui a uni ces documents divers et
réveillé de nouveau le Décret du 7 juillet 1894? » (1)
Avant de faire aucune réflexion sur le fait qui vient d'être
posé par Rome, revenons un peu sur nos pas. Dans notre
numéro de juillet 1899, p. iOl, M. le chanoine Chaminadc
écrivait ceci :
... Ce dernier décret (Quod S. Aiif/iistimifi) n'est pas encore dans la
collection Ciardcllini, mais pour nue raison bien simple : c'est que les
décrets généraux de la S. C. des Rites n'y sont insérés que tous /cn
dix ans. Déjà, en 1884, les opposants refusaient au décret Uornanonon
Pontificiuii toute autorité, sous prélo.xlo qu'il ne ligurait pas dans ladite
collection: après avoir mené grand tapage peiidani trois ou quatre
'',',: r'
i. Toutlemonde peut vérifier Voici !c titre com|)lct du volume et
les indications y adjacentes :
Décréta authctitica CoH(/regalionis Sacrurinn Rituum c.r aclis cjusdem
collecta cjusque aiicloritate pronntlgala sut auspiciis SS. Domiui uostii
Leonis Papœ XlII. — Vol. III, ab anno 1871 mim. 32M3 uscjue ad annuni
1899 num. 40ol.
Romn-. Ex typograpliia polygldtta S. C. de Propaganda lide.
Ratisbonœ (Havaria). Fr. Puslct, S. Sedisapost. et S. Hituum Congr.
îyp-
Tornaci Nerviorum (Belgiuni). Societas S. Joannis Evangelistœ,
Desclée, Lefebvre et soc, S. Sedis apost. et S. Hituum Congr. Typ.
MDCCCC.
l'avenir de la musique sacrée 39
annt'-es, ils eurent enfin satisfaction. Que les mécontents d "aujourd-'hui
se rassurent donc: à leur tour ils auront saiisfaction à roxpiration de
la période décennale.
Et nous ajoutions en note :
D'aucuns prétendent pourtant que VAppendix VI ne paraîtra pas,
parce que Rome publie actuellement une nouvelle édition des Dccrrta
Authcntka, dont deux volumes ont déjà paru, et dans laquelle les
Appendices feront corps avec le reste.
D'autre part un de nos correspondants, personnage bien en situa-
tion pour être renseigné et dont, par discrétion, nous tairons le nom
fort connu, nous écrit à la date du 5 juillet 1899 : « Je puis vous
assurer que, malgré des intrigues incroyables, le Dccict de 1894, ainsi
({Violé Regolamcntn per la mimca >•■«(•/'«, trouvera sa place définitive dans
le troisièmevolume de la nouvelle collection des Décrets de laS.C.des
Rites, et que, par conséquent, après 1900, l'état des choses restera
essentiellement le même qu'en 1894. »
L'événement a justifié la prédiction.
Voilà donc le Décret du 7 juillet 181) i ins('ré dans la Col-
lection authentique au même titre que le fut à son tour le
Décret du 26 avril 1883.
Mais ce qui doit attirer notre attention, c'est la nature
môme des documents précités ot l'intention qui les a fait
réunir sous le même titre : Acta de Miisica sacra. Nous
n'avons d'ailleurs que peu de mots à dire là-dessus, nos lec-
teurs connaissant déjà la majeure partie des documents que
Rome rappelle à la méditation de tous.
1. Le Décret Qiiod S. Aur/ustimis a été inséré dans notre
numéro du 15 novembre 1898, et nous avons donné sa tra-
duction française dans le numéro du 15 décembre de la
même année. Inutile d'y revenir.
2. Le Bref apostolique de Pic LX Qui choricis a été men-
tionné dans notre numéro du 15 mai 1899, p. 08, avec cita-
tion du passage le plus caractéristique, et nous en avons
encore donné une courte analyse dans le numéro du 15 juil-
let 1899, pp. 97 et 98.
3. Le Décret Quod Apostolicœ Scdi est ainsi résumé par
son titre : Quo nova Gradnalis Romani cditio Ratishoncn.
sumptihus ac ti/pis impressa Eq. Finderici Piistet, Tjyporjrap/ii
S. Scdisct S. C. R., authentica riirsus dcclaratur .
4. Le lîrefapostolique de Léon XIII Sacrorum conccnluum
a été mentionné par nous aux mêmes dates et de la même
façon que le lîrcf Qui choricis.
40 l'avenir de la musique sacrée
5. Le Bref apostolique Quod pertinere est lui-même ainsi
résumé par son titre : Quo peculiaris Commissionis viroi'um
occlesiastici cantiis peritomim opéra prohatur cl laudatur
quoadnovam, libroriim liturgicorum Ratisboncn. cditioncm,
6. Quant au Rcgolamento per la musica sacra, nous en
avons donné la traduction française dans notre numéro du
15 janvier 1899. Il est à remarquer que primitivement ce
règlement avait paru en texte italien et par conséquent sem-
blait s'adresser plus spécialement aux églises d'Italie. Or la
S. C. des Rites vient d'y adjoindre en regard une traduction
latine: ce qui paraît lui donner une portée nouvelle et lui
communiquer, si l'on peut ainsi parler, un caractère
universel, catholique.
Chacun de nos lecteurs saura reconnaître la pensée et les
intentions de Home au simple examen d'un tel faisceau de
documents. Nous n'ajouterons aucun commentaire, dans la
crainte d'affaiblir plutôt que de mettre en lumière l'acte que
vient d'accomplir la suprême autorité liturgique.
Que fera-l-on en France? demandait notre correspondant
Selon l'usage, on fera... le silence. Ceux-là même qui
mènent en ce moment grand tapage autour de la brochure de
Mgr C. Respighi oublieront de mentionner la réponse pra-
tique que vient d'y faire la S. C. des Rites. Et le bloc con-
tinuera ses résistances.
Quant ànous, nous disons une fois de plus ce qui est. Nous
le devons d'ailleurs à notre œuvre: la publication du 3'' vo-
lume des Décréta aulhentica est la justification la plus écla-
tante de la campagne que nous avons menée.
Et nous chantons victoire.
Et la victoire, nous la devons au fait de n'avoir jamais
oublié la parole si souvent citée :/?ome eU mère et maîtresse,
tout ce qii elle fait est bien.
{A suivre.) A. Gaiœrt
l'avenir de la musique sacrée 41
A NOS LECTEURS
Et maintenant, chers lecteurs, qu'il nous soit permis
de vous faire les communications suivantes :
\° L'Avenir de la Musique sacrée va cesser désormais
de paraître régulièrement.
2° 11 reste néanmoins sur la brèche avec son titre et
se réserve de paraître acridenteiiemenl dans le cas où sur-
girait quelque fait nouveau ou simplement quelque
nécessité urgente de défendre, soit des idées, soit même
des personnes.
3° Une nouvelle Revue, avec un programme plusvaste,
va lui succéder. Elle fait en ce moment ses derniers pré-
paratifs de départ. Vous serez les premiers à la recevoir.
A PROPOS DE LA BROCHURE
DE Mgr RESPIGHI
Nous lisons dans le Supplément de la Croie (11 janvier
1900) : « Mgr Carlo Respighi, cérémoniaire pontifical, vient
de détruire, par une toute petite brochure, l'argumentation
du D'" Haberl et ruine la base sur laquelle s'était par erroAir
appuyée la S. G. des Rites en déclarant type l'Edition dite
Médicéenne. D'après les documents qu'il reproduit, cette
édition ne peut être attribuée à Palestrina. » Qui n'entend
qu'une cloche n'entend qu'un son. Donnons à M. Haberl le
temps de contrôler les assertions de Mgr Respighi.
Mais, dès maintenant, au point de vue canonique, nous
pouvons répondre d'une manière victorieuse à Mgr Respighi,
à la Croix et à tous les Pothiéristes. S'il plaît à la S. C. des
Rites de rapporter les Décrets (mais nous n'en croyons rien),
nous nous inclinerons très volontiers. Jusqu'aujourd'hui
les décrets subsistent, et nous nous en tenons là.
Voici ce qu'au point de vue canonique la S. G. des Rites
a répondu, dès 1885, aux adversaires de l'Edition officiûUe.
(Nous prions nos lecteurs de remarquer que cette réponse
fut imprimée en abrégé au mois de juin 1885 dans toutes les
Revîtes de musique sacrée et dans l'Univers de Paris.)
42
L AVENIR DE LA MUSIQL'E SAf.KÉE
A la date du 20 juin 188.'), nous lisons donc ce qui suit
dans la Semaine rcligieme de Pèrigucux :
Comme plusieurs bruits avaient été répandus sur la valeur des
Décrets, Mgr l'Evêque de Périgueux a adressé tout récemment une
lettre à la S. C. dos Rites, où sont résumées les principales difticultés
soulevées contre ces Décrets.
Demande adressée par Mgr l'Evêque de Périgueux
à la S. C. des Rites.
Nunnulla dnbia cicca Deciotuui
S. U. C., 2G aprilis 1883, « Uoma-
norniu Pontificum soUicitudo », plu-
ribus in Galli;i> Provinciis in mé-
dium prolata luere et in foliis pu-
blicis pervulgata, qua; causa sunt
cur vis illius Decreti intcr plurcs
musicn' peritos vol ?acra> LiturgiiP
profcssores disputata fuerit. Ideo
Episcopus !*elrocorensis et Sarla-
tensis humiliter rogat S. Congre-
gationem ut propositis qua'stioni-
bus respoudere digncttir.
Juxta quosdam auctores, Décré-
ta S. H. C. viin suam non obtinent
nisi in collectione Gardelliana
inserantur : porro cum plura
décréta circacantum grcgorianum
in liac colh^ctiono nonsint posila,
iisdem auctoribus videntur luec
décréta in oblivione rclinquenda,
<[uia f'orsan in postcrum corri-
genda erunt. Decrctum 26 aprilis
declaratur ab iisdem ut nunquam
in supradicta collectione colligen-
dum et proiude nullius esse obli-
gationis (1).
En divers points de la l'rance,
des doutes ont été soulevés et ré-
pandus dans les journaux au su-
jet du Décret : llomanorum Pontijx-
cum sollicUudo, pul)lié par la S.C.
dos Rites en date du 20 avril 1883 :
de là, dispute entre les musiciens
et les lilurgistes surla force déco
Décret. C'est pourquoi l'Evêque de
Périgueux et de Sarlat supplie
liuniblcment la S. Congrégation
de daigner répondre aux questions
qu'il lui pose.
D'après certains auteurs, les
Décrets de la S. C. des Rites n'oni
force de loi qu'autant qu'ils sont
inscrits dans la collection de Gar-
dollini. Or, i)lusicurs Décrets pu-
bliés sur le chant grégorien n'ont
pas été insérés dans celte collec-
tion : ils doivent donc, au senti-
ment de ces auteurs, rester dans
l'oubli parce qu'un jour peut-être
ils seront soumis à correction, l.o
Décret du 26 avril, déclaront-il-^,
ne sera jamais admis dans la col-
lection, et, par conséquent, il n'est
pas obligatoire (1).
11 y en a mémo qui prétendent
découvrir dans le Décret du
26 avril 1883 quelques erreurs
liistori(|ues, au sujet de la réforme
opérée dans le chant grégorien par
J. P.-L.Paloslrina et ses disciples :
1 On n'insère les Décrets généraux dans la collection de Gardellini
que tous les dix ans. Le ^Décret du 26 avril 1883 y figure sous le
n" ;j869. {\oycz AppendJx V, du 12 janvier 1878 au 23 novembre 1887.)
Pr.'etcrea, non desunt qui in De-
creto 26 aprilis 1883 errorcs ati-
quos historicos detcgerc présu-
mant circa emendationem a J.-P.
Aloysio PriiMiestino ejusque dis-
cipulis in cantu gregoriano pera-
l'avenir de la .musique sacrék
43
clam, et idcirco inlirmum dicunt
esse tenorem illius Decreti ulpole
iii falso supposito innixum.
Dcnique rumor aliquis Imc
usquo pci^venit aliquos viros Ro-
mara pctiisse cum intentione a
S. Sede impetrandi ut prœdictas
dccisiones circa cantum legiti-
mum, nuper recognitum, apud cl.
equitem Pustet editiun, rclaxaro
velit, et circa pra^cedentia pres-
cripta silentiuni altum tcncat.
Quo circa suppliciter logo ut
hoîc diibia S. R. C. solvat.
1° Requiriturne, ul valeat ali-
quod Decretum S. R. G., ut repe-
riatur scriptum in authcntica col-
lectionc ?
2° Si aliqui erroies historici in
praidictum Decretum 26 aprilis
4883 irrepsissent, auctoritas ejus-
dem Decreti essetne invalida?
3° Décréta circa cantum grego-
rianum rémanent ne certa et in
pleno vigore conservanda ?
-{• N. JOSEPHUS,
Ep. Petroc. et Sai'l.
en conséquence, ils nient son au-
torité, en tant que se fondant sur
un faux supposé.
Enfin le bruit nous est arrivé
que des hommes se sont rendus à
Rome pour obtenir du S. Siège
qu'il abandonne ses décisions sur
le chant légitime et revu naguère
qu'édite le chev. Pustet, et qu'il
garde un silence profond sur ses
précédentes Ordonnances.
Je prie donc instamment la
S. Congrégation des Rites de dissi-
per ces doutes.
1° Pour qu'un Décret ait force de
loi, son insertion dans la collec-
tion authentique est-elle requise?
2° Des erreurs historiques qui
se seraient glissées dans le Décret
du 26 avril 1883 annuleraient-
elles son autorité?
3" Les décrets sur le chant gré-
gorien l'estent-ils incontestables
et en pleine vigueur?
-|- N. Joseph,
Êvêque de Péngueux et de Sari.
Réponse.
Petrocoricen.
Die Tia Junii 1885. IJecreta S.
Rituum Congregatiouis a Summo
Pontilice confirmata omnino ser-
vanda.
Laurcntius Salvati, S. R. C. Se-
cretarius.
l'i juin 1885. Les Décrets de la
S. G. des Rites, confirmés par le
Souverain Pontife, doivent être en-
tièrement maintenus.
Laurent Salvati, secrétaire de la
S. C. des Rites.
« Ainsi, que les Décrets ne soient pas insérés dans la collection de
Gardellini; que quelques erreurs historiques s'y soient glissées, il
n'importe : les Décrets de la S. Congrégation des Rites, confirmés par
le Souverain Pontife, doivent être entièrement maintenus.
Périgueux, 20 juin 1883.
J. Lavialle,
professeur de Liturgie au Grand Séminaire.
44 l'avenir de la musique sacrée
LA MUSIQUE A AVIGNON
On nous écrit d'Avignon :
« Les chanteurs de Saint- Gervais, de passage à Avignon,
ont donné, le 24 janvier dernier, un concert de musique
classique, dans la salle de rancien cercle catholique de celte
iville.
« Parmi les morceaux qui ont été le plus goûtés, je signa-
lerai l'O ç-^^awi gloriosum de Vittoria; deux chansons fran-
çaises du xvi' siècle, de G. Gostelez; une cantate de Garis-
siini, La plainte des damnrs; le très curieux Chœur des
oiseaux de Jannequin, et le beau Cantique de i'Avent de
Robert Schumann.
« Je ne m'étendrai pas sur la perfection avec laquelle ces
dilfcrentes pièces ont été exécutées: tous ceux qui ont entendu
la célèbre Schola savent à quoi s'en tenir là-dessus; mais je
me permettrai d'attirer votre attention sur une très intéres-
sante Causerie musicale de M. A, Gastoué, (|ui a fait l'histo-
rique de la Musique à Avignon.
« Je ne suivrai pas l'érudit conférencier dans tous ses dé-
veloppements. Qu'il me suffise de dire qu'au début du
xiv*' siècle, c'est-à-dire au moment où le style polyphonique
commençait à peine à se dégager des puérilités du dédiant.
Clément V, le premier des papes qui siégèrent à Avignon, y
établit une Chapellenie'de musique^ pour le service des oflices
pontificaux. Son successeur, Jean XXÏI, publia une bulle
fameuse, Docta Sanciorum, pour condamner les abus de la
nouvelle école musicale. Le pape Grégoire XI, à son retour
à Rome, ramena avec lui une partie des chanteurs de sa cha-
pelle, parmi lesquels figurait Guillaume Dufay, qui fut le
créateur d'un nouveau genre de musique et le véritable
ancêtre de Palestrina. C'est ainsi que la chapelle d'Avignon
« introduisit à Saint-Pierre de Rome, qui ne connaissait
encore que le plain-chant, ce genre de musique qui devait
trouver son efflorescence chez les maîtres du xvi° siècle ».
« Julien de laRovère,qui devint plus tard pape sous le nom
do Jules II, ayant été nommé archevêque d'Avignon en \ 174,
sécularisa le chapitre de son église métropolitaine et, eu plus
de vingt canonicats, y institua dix chapellenics chorales et
fonda six bourses pour les enfants de c\iœ\iT,pueri chorales.
l'avenir de la MUSrOUE SACRÉE 45
« M. Gastoué a énuméré ensuite les musiciens de renom
qui sont sortis d'Avignon ou ont séjourné dans cette ville:
Elzéar Genêt, dit il Carpentrasso^ maître de chapelle du pape
Léon Xct mort doyen du chapitre de Saint-Agricol; In-
termet, qui fut quelque temps maître de chapelle à la Métro-
pole et dont le roi Louis XIII goûtait fort les motets; Saboly,
organiste de Saint-Pierre, mort en 1673, dont les Noëls sont
demeurés si populaires dans tout le Midi de la France; le cé-
lèbre Rameau qui, avant de partir pour l'Italie, remplit, par
intérim, les fonctions de maître de chapelle à l'église métro-
politaine.
« II est à regretter que M. Gastoué ait passé sous silence
tout ce qui s'est fait à Avignon, pour le développement de
l'art musical, pendant le siècle qui vient de s'écouler, et que
même il ait avancé, un peu à la légère, que « la Révolution
avait pour longtemps tari la source de ces manifestations
artistiques. » S'il avait consulté les souvenirs des anciens
Avignonnais, il aurait appris que, sous l'épiscopat de
Mgr Débelay (1849-1863), la bonne musique était en grand
honneur dans notre ville.
« C'est à cette époque que les chœurs du petit séminaire
exécutaient la messe del papa Marcello et donnaient des
séances musicales très appréciées des amateurs ; que les
élèves du Conservatoire municipal, sous l'habile direction de
M. Brun, se faisaient applaudir dans toutes les capitales; que
l'orgue de Saint-Pierre avait pour titulaire le maestro
G. F. Imbert, auteur de nombreuses cantates, oratorios,
messes et autres compositions religieuses; que les sociétés
chorales rivalisaient de zèle et d'entrain.
« Et maintenant encore la race des artistes avignonnais
n'est pas éteinte. Je pourrais citer plus d'un nom de musi-
ciens, de compositeurs, d'organistes, de maîtres de chapelle,
à qui la renommée n'a pas encore fait une auréole, unique-
ment parce qu'ils ne viennent pas en ligne droite de Paris.
Avignon s'est toujours montrée hospitalière aux étrangers
qui venaient lui apporter le concours de leur science et de
leur talent, mais elle n'oublie pas ses propres enfants et leur
garde la première place dans son souvenir. »
Memor.
46 l'avenir de la musique sacrée
LES GRANDS ORATORIOS
DE L'EGLISE SAINT- EUSTACHE
L'infatigable M. d'MarcourI a eu l'excellente idée de faire
entendre dans une des plus admirables églises de Paris les
plus grandes œuvres de musique religieuse des maîtres. Le
Messie d'IIaîndel et le Requiem de Berlioz ont commencé la
série et ont été exécutés avec un très grand succès malgré
les critiques des confrères qui ne méditent pas assez l'adage
qui devrait être la devise de tous les critiques: « La critique
est aisée, mais l'art est difficile. » Sans vouloir tout louer, il
est absurde de critiquer de parti pris.
On peut s'étonner de l'introduction dans le Messie du
fameux Largo; mais nous ne blâmerons pas M.d'Harcourt de
nous avoir donné l'arrangement de la partition avec les ins-
truments à vent qu'a fait Mozart.
Dans le Messie la voix incomparable de M"" Eléonore
Blanc a fait merveille. M. Lafarge a commis quelques erreurs,
mais l'orchestre a été excellent. himmo
L'exécution du Requiem de Berlioz présentait de bien
autres difficultés.
Cette œuvre n'ayant pas été jouée depuis 4876, époque où
M. Colonne la donna au Châtelet, nous en ferons ici une
courte analyse.
Le Kyrie commence par une plainte des violons à décou-
vert, comme la première phrase de la Damnation, et se con-
tinue par une gamme chromatique descendante sur les mois
Requiem œternam et dont chaque note tombe comme une
larme. L'orchestre expose un contre-chant d'une expression
intense, sur lequel est construit tout le morceau, et qui
alterne, avec le thème large du Te decet hf/mnus accompagné
avec tant de persistance par le dessin opiniâtre des violon-
celles. La fin du morceau est un appel, Kf/rie eleison, presque
parlé sans accompagnement, comme une supplication qui
oserait à peine se faire entendre.
Berlioz a fait d'abord dire le Dies irœ par les soprani seuls,
et ce chant, que l'Eglise nous a fait connaître dans le grave, a
peut-cli-e encore plus d'expression dans le registre élevé, sur
le thème si navrant trouvé par le Maître. La phrase est
ensuite fuguée par toutes les parties. Nous arrivons au
l'avenir de la musique sacrée 47
fameux andante maestoso du Tuba mirum que Berlioz dans
ses mémoires appelle « un cataclysme musical ».
Voici d'ailleurs ce qu'il dit de l'exécution du Titha mirum
aux Invalides, en 1837:
« Mes exécutants étaient divisés en plusieurs groupes
assez distants les uns des autres, et il faut qu il en soit ainsi
pour les quatre orchestres d'instruments de cuivre que j'ai
employés dans le Tuba mirum, et qui doivent occuper chacun
un angle de la grande masse vocale et instrumentale. Au
moment de leur entrée, au début du Tuba mirum qui s'en-
chaîae sans interruption avec le Dies irœ, le mouvement
s'élargit du double ; tous les instruments de cuivre éclatent
d'abord à la fois dans le nouveau mouvement, puis s'inter-
pellent et se répondent à distance par des entrées succes-
sives, échafaudées à la tierce supérieure les unes des autres.
Il est de la plus haute importance de clairement indiquer les
quatre temps de la grande mesure, à l'instant oii elle inter-
vient, sans quoi ce terrible cataclysme musical préparé de si
longue main, où des moyens exceptionnels et formidables
sont employés dans des proportions et des combinaisons que
nul n'avait tentées alors et n'a essayées depuis, ce tableau
musical du jugement dernier qui restera, je l'espère, comme
quelque chose de grand dans notre art, peut ne produire
qu'une immense et effroyable cacophonie. »
Berlioz aurait été satisfait s'il avait pu entendre son Tuba
mirum à Saint-Euslache. Cette page si difficile à mettre
d'aplomb a été exécutée avec un ensemble parfait. L'effet
produit est d'une puissance extraordinaire de sonorité.
Après le prodigieux Tuba, le Quid sum miser sur le thème
Dies irœ transposé en soi dièse mineur, est d'une expression
humble et craintive. Avec le Rex trcmendni nous retrouvons
la majesté et la puissance du Dieu redoutable. Là encoi'C le
Salva me syncopé vient mettre son sanglot.
Le Quœrens me est un chœur sans accompagnement qui
exprime la honte du pécheur.
Le Lacrymosa est pour nous la page la plus inspirée de
l'œuvre. Encore que le thème soit d'une allure un peu ita-
lienne, il est développé dans une forme bien moderne et le
grand crescendo final est de toute beauté. Ce morceau nous
étonne moins mais nous émeut plus que le Tuba nilnnu.
48 l'avenir de la musique sacrée
L'ofTertoire fugué est encore une belle page ; mais dans le
chant Hostias et preces Berlioz a mis un sentiment mystique
exquis. Il y a là certains coups de cymbales qui évoquent la
pensée de tintements d'encensoirs et accompagnent la prière,
A la fin, le dialogue entre les trombones, dans le grave, et
les flûtes à l'aigu est aussi fort suggestif.
Avec le Sam tus nous trouvons encore une de ces inspi-
rations émues dans lesquelles charme la poésie de Berlioz
plus que toutes les combinaisons fantastiques qu'il affec-
tionne. Il y a plus de vraie musique dans le Kyrie, le Lacry-
mosa et le Sanctus que dans le Tuba. La phrase du Sanctus
est aussi touchante que certaines de ['Ënfimcp du Christ et la
finale en est délicieuse. M. d'Harcourt a fait chanter le
solo du Sanctus par tous les ténors. L'effet n'est plus le
môme, d'autant que les choristes n'ont guère nuancé celte
admirable phrase.
On pourrait discuter l'alternance du Sanctus avec la fugue
de VIJosanna et le retour de chacun de ces motifs; mais
devant une œuvre qui nous émeut autant que le Requiem
toute discussion technique devient misérable.
Dans ÏAf//ius, rien de plus Imaginatif que la phrase : lu.r
perpétua luceat eis. 11 semble que Berlioz ait voulu indiquer
par des suspensions le tremblement de la lueur.
VAmen est une sorte d'extase.
Voilà quelques mots sur l'ouvrage si impressionnant dont
Berlioz a dit :
« Si j'étais menacé de voir brûler mon œuvre entière
moins une partition, c'est pour la Messe des Morts que je
demanderais grâce. »
On pourrait reprochera M. d'Harcourt d'avoir ajouté une
partie d'orgue que Berlioz aurait pu écrire s'il avait voulu in-
troduire dans son orchestration cet instrument. C'est en effet
dans la chapelle dos Invalides que fut joué le Reguiem pour
la première fois, du vivant de l'auteur, et il devait déjà y avoir
dans cette église l'orgue qui s'y trouve encore. Il ne saurait
donc y avoir de raison pour justifier cette adjonction.
A Saint Eustache, pour le Tuha mirujn, les groupes d'ins-
truments de cui\ re n'ont pu être placés comme le demandait
Berlioz aux quatre coins de l'orchestre, et M. d'Ilarcourl les a
disposés dans les deux dernières chapcîlles dos deux nefs et do
chaque côté du grand orgue. C'est seulement de cette manière
l'avenir de la musique sacrée 49
que les instrumentistes pouvaient voir la baguette du chef.
Mais n'avons-nous pas dit que l'ensemble avait été parfait.
On ne saurait trop féliciter M. d'Harcourt du tour de force
qu'il a accompli dans des proportions que personne n'avait
osé tenter depuis Berlioz.
Henry Eymieu.
LE CHANT TRADITIONNEL
ET LE CHANT DES MANUSCRITS
{Suite et fin)
Ex tirait de la Revue de Chant grégorien et de la Musique religieuse; Mar-
seille, U, place Sébastopol; n° 37, novembre et décembre 1899.
Bien plus, ce sont souvent les syllabes faibles, ou même les
pénultièmes brèves, qui s'y trouvent chargées de longues
vocalises. Déjà Guy d'Arezzo trouvait choquant de prolonger
ainsi les syllabes brèves (1), et Aurélien de Réomé, au
viu* siècle, condamnait cet usage comme une pratique mau-
vaise, provenant de l'ignorance des chantres, et la qualifiait
d'ineptie (3). Et ce sont des gens qui assurent que Y accent aa
tion est la règle des règles^ qu'il faut chanter comme on pro-
nonce, que la note n'a d'autre valeur que celle de la syllabe
du texte, etc., etc., ce sont ces gens-là, dis-je, qui voudraient
nous imposer le retour à cette pratique si contraire à nos
habitudes prosodiques actuelles et si opposée à la manière de
faire de tous les compositeurs modernes. Aussi voyons-nous
que les éditeurs de Reims et Cambrai, tout en reproduisant
le chant du manuscrit de Montpellier, n'ont pas jugé bon de
conserver cette accentuation défectueuse. Et l'on ose accuser
de barbarie les réformateurs du chant qui ont corrigé ces
fautes de quantité !
Ces versets alléluiatiques, dont quelques-uns admirent les
longues enfilades de notes et les formules interminables qui
se répètent sans cesse, sont précisément la partie du Graduel
où les manuscrits offrent le plus de divergences et paraissent
être une addition postérieure. Le savant éditeur du Graduale
1. Nec tcnor lon}j;us in quibusdaia bievihus syllabis, aut brevis in
longis sit, quia obscœnilatnn parit. {Guidon. Miciologus^ cap. lo.)
2. Plerique usa improbo conseotante? correptiones producuut et
corripiiint producliones... inepte ai^uiit. NonnuUi cantores iguari ab
oibita piociil aberrant verilatis. iAurelian. Rcom. Miisica,ciip. 19 et 20.
50 l'avenir de la musique sacrée
Sarisburiense fait observer, dans son étude sur la formation
de V AnfÀphonale Missarum, qui sert de préface à cette publi-
cation, que : « Les versets de V Alléluia, an tant que distincts
de VAllcluia lui-même, varient tellement et si universellement
qu'on se demande tout d'abord s'ils faisaient partie du plan
original.
« De plus, ajoute-t-il, on a adapté de nouveaux versets à
d'anciens Alléluia et même l'on n'a pas cessé do composer de
nouveaux Alléluia jusqu'à la fin du xv' siècle, avec une
liberté dont il n'y a pas d'exemple dans le reste de l'otlice,
graduel, offertoire ou communion. En général, celte formule
de chant semble n'avoir point participé à cette stabilité qui
est si caractéristique des autres parties de la Messe (1). »
Cette diversité s'applique dans une certaine mesure aux
versets du graduel, dont le texte varie, suivant les manuscrits,
comme le même auteur en fait la remarque (2).
Et ce sont ces chants d'origine douteuse, inventés à une
époque de décadence artistique, qu'on voudrait nous forcer
d'admirer et de chanter : « Ces Messieurs, ce me semble, dit
avec raison le R. i*. Dom Kornmiiller, pourraient se contenter
de ce qu'il ne leur est pas interdit de chanter les mélodies des
manuscrits. Mais qu'est-ce qui les pousse à vouloir imposer
leurs mélodies à d'autres qui n'en veulent pas parce que,
pour eux, elles sont impraticables? Le Saint-Siège sait mieux
ce qui convient pour l'Eglise entière : sa sollicitude
n'embrasse pas seulement quelques monastères et instituts
qui, grâce à leur organisation si)é«iale, peuvent venir à bout
de ces mélodies richement ornées — et encore ce n'est que
la minorité des membres qui on est capable; — mais elle
s'étend à des milliers de chœurs d'églises et de couvents,
pour lesquels, vu les conditions oii ils se trouvent, il est
impossible d'exécuter ces chants si longs et si pleins d'arti-
fices. Et ce besoin de chants plus simples et plus courts ne
date pas d'hier (8). »
Une autre particularité du chant des manuscrits, ce sont
les suites de plusieurs notes à l'unisson sur la même syllabe.
On trouve, il est vrai, quelquefois, dans nos livres, des notes
1. Ttio Sacrum Graduai and the grogorian Anliphonak Miitsarum, hy
Wiilter Howard Frère, M. A. pp. x-xi, l>ondon, Homard Quaridli, iso.i.
■ 2, Op. cit., pp. xvii -xviir,
3. Loc, cit.
l'avenir de la musique sacrée 51
doubles, principalement sur la pénultième avant les pauses;
c'est ce que les Anciens appelaient pressus. Mais, dans les
manuscrits, ce ne sont plus seulement deux notes, mais trois,
cinq ou même sept, qui se trouvent sur le même degré et
qui, selon la pratique ancienne, devaient être répercutées,
vibrées ou détachées. Y a-t-il là quelque chose de vraiment
beau et d'artistique qui mérite d être admiré (1)? Cependant,
tandis que les éditeurs de Reims et Cambrai avaient eu le bon
goût de renoncer à ces notes répétées, aujourd'hui on ne nous
fait grâce d'aucune répercussion. C'est comme si un archi-
tecte, ayant à construire une église gothique, s'amusait à
reproduire tous les ornements grotesques qui abondent dans
les édifices du moyen âge, ou si un sculpteur copiait lalour-
deur de pose, les défauts de modelé qui sont caractéristiques
des statues de cette époque. Ce serait peut-être de l'archéo-
logie, mais à coup sûr ce ne serait pas de l'art.
Ah! certes, les correcteurs du xv!"" siècle ont eu cent fois
raison d'abréger ces vocalises sans fin et de supprimer ces
chevrotements puérils, et en cela ils ont fait preuve de bon
sens et de goût. Le chant qu'il nous ont donné n'est pas par-
fait, sans doute, pas plus que le chant des manuscrits ; mais,
qu'on l'examine en dehors de tout parti pris, et l'on sera
forcé de reconnaître qu'il n'est pas si pitoyable que d'aucuns
veulent bien le dire.
Qu'il y ait dans les nouveaux offices, surtout dans ceux
qui ont été composés depuis le commencement du siècle, des
pièces qui dénotent de la part de ceux qui les ont adaptées
une ignorance complète des formules et de la tonalité grégo-
rienne, nous n'avons pas de peine à l'admettre ; mais que
l'on étudie la partie ancienne, œuvre des premiers correc-
teurs, le Propre du Temps, le Commun des Saints et la partie
primitive du Propre des Saints, et Tony trouvera quantité de
pièces fort belles, arrangées avec une connaissance remar-
1. M. le chanoine S. Morelot, parlant de la pratique des notes vibrées
ou répercutées, dit : « Loin de lui donner place à l'église, on devrait
la proscrire, môme au théâtre, tant elle csl barbare et prétentieuse.
Faire goûter de pareilles choses aux musiciens de notre génération me
parait une entreprise non moins chimérique que le serait celle de pro-
poser à l'admiration d'un auditoire occidental les chants orientaux qui
ont pourtant leurs dilettantl là où ils sont en usage, comme ceux dont
nous parlons avaient sans doute les leurs au x^ siècle auquel on vou-
drait nous ramener. » (L'Arciiéologie grégorienne et les reformes du
plain-chant. Musica sacra de Toulouse, novembre 1899, page 133.)
52 L AVENIR DE LA MUSIQUE SACRÉE
quable des formes propres à l'art grégorien, où la mélodie
rend avec beaucoup d'expression les sentiments exprimés par
le texte ; et l'on ne dira plus que c'est un chant barbare,
comme si les évêques et les synodes qui en ont prescrit
l'usage n'avaient pas le sentiment des convenances et
auraient adopté pour le service de leurs églises un chant
indigne de servir au culte divin.
Nous sommes heureux de pouvoir apporter encore à
l'appui de notre sentiment le témoignage du R. P. Dom Korn-
mliller qui, à la science de l'archéologue, joint un talent
remarquable comme compositeur de musique religieuse.
« On loue, il est vrai, dit-il, la valeur et la facilité des mélo-
dies anciennes comparées aux cliants abrégés modernes. Mais
les notions de perfection et de beauté sont des idées très
relatives, et le jugement, là-dessus, n'est que trop souvent
influencé par l'habitude ; en outre, on ne saurait contester
que l'on estime facilement ses propres ouvrages plus haut
que ceux d'autrui. Pour nous, le défaut de perfection con-
siste en ce que les mélodies anciennes ne sont |irati(|uoment
exécutables que pour un nombre inhme de chœurs. Quant à
la valeur, les chants les plus modernes ne le cèdent point aux
anciens ; celte valeur s'est toujours affirmée, même au con-
grès liturgico-musical d'Arezzo ; et en quoi pourrait-on
prouver qu'ils ne répondent pas à la dignité du culte? Pour
ce qui est encore de la facilité des chants anciens, tout
enfant sait que cinq à six notes sont plus faciles à chanter
que vingt, trente, quarante, et le grand nombre de petits
groupes et de figures qui se suivent dans les neumes et les
jubilations de l'édition de Dom Pothier trouble plutôt l'œil,
au lieu d'en faciliter la lecture.
« La prévention et la passion ont à ce point obscurci la
vue des hommes de l'opposition, qu'ils ne voient que du bon
dans leurs livres, que du mauvais et du vil dans l'édition
officielle (1)».
M. le chanoine Stéphen Morelot, dont nous déplorons la
perte récente, écrivait dernièrement, dans un article qui
restera comme son testament artistique : «Malgré tout ce que
peuvent gagner ces antiques cantilènes à une exécution intel-
ligente et soignée, je suis convaincu que, à quelques excep-
tions près, leur procédé est trop dilférent de ce que compor-
\ . Loc, cit.
l'avenir d?] la musique sacrée S3
tent nos exigences actuelles en fait de mélodie, pour qu'on
puisse nous les l'aire goûter. Si les anciens pouvaient trouver
du charme à ces tautophonies où. la voix évolue sans cesse
sur le même degré, elles ne peuvent que nous paraître
insipides (1). »
D'ailleurs, il ne faut pas se lasser de le répéter, à ren-
contre des partisans exclusifs du chant des manuscrits,
qu'ils voudraient nous imposer comme le seul conforme à
l'esprit de l'Eglise: la revision et l'abréviation des mélodies
dites grégoriennes, opérée au xvi^ siècle, a été faite par l'ordre
formel du Saint-Siège, dans le but déclaré de les ramener à
une forme plus appropriée et plus simple^ de telle sorte
qu'elles puissent être facilement apprises et adoptées par tous
ceux qui s'adonnent au chant religieux (2).
C'est ce chant abrégé qui seul est déclaré authentique et
légitime, le seul dont se sert l'Eglise romaine (3), Et l'on a
l'audace de parler de falsifications éhontées Ct), ce qui s'ap-
plique évidemment au Saint-Concile de Trente qui a recom-
mandé la réforme du chant liturgique, au Pape Pie IV qui a
donné l'ordre de l'entreprendre, aux Souverains Pontifes
Paul V, Pie IX et Léon XITI qui l'ont approuvée! Sont-ce
bien des catholiques qui ont l'elfronterie d'écrire de pareilles
choses? Ah ! s'il y a falsification, c'est bien plutôt de la part
de ceux qui ont la prétention de nous doimer, comme le pur
chant de saint Grégoire, des mélodies qui n'en reproduisent
ni la note ni le rythme.
Sous sa forme abrégée, le chant actuel se rapproche sans
doute plus sensiblement du chant primitif que non pas le
i. Musica Sacra dd Toulouse, loc. cit.
2 Cum juxta vota Sanctœ Tridentinye Synodi, Plus IV Ponlifex
Maximus aliquol S. R.E. Cardinales reformationi lilurgici cantus pra>-
fecisset, omnem hi curarn adhibuere, ut cantus ejusmodi ad nptiorem
simplkioreinquc formam reduceretur, et ita ab omnibus divina; psal-
raodiœ operam dantibus rccipi adoptarique facile po<set. (Décret Roma-
norum Pontificum, du 10 avril 1883, coafirraé par S. S. Léon XIII le
26 avril.)
3. Eam tantum uti authenticam Gregoriani cantus formam atque
leyitimam bodie liabendam efse, quîc, juxta ïridenlinas sanctiones, a
Paulo V, Pio IX sa. me. et Sanctissimo Domino Nostro Leone XIII, atque
a Sacra Rituum Congregatione, juxta Editionem nuper adornalami^ata
liabita est et confirmata, utpote qiue unice cam cantus rationem con-
tinoat, qua Ilomana ulitur Ecclesia. (Décret Quod. S. Augnslinus, con-
firmé par S. S. Léon XIII le 7 juillet 1894.)
4. Tribune de Sainl-Gcrvais, août 1899, p. 194.
34 L"Avr:NiK di: la musique sacrée
chant des manuscrits, sur lequel, dans le cours des âges, sont
venus s'amonceler des ornements multiples. Et puis,lo chant
de l'Eglise ne doit pas être l'apanago de quelques maîtrises
privilégiées ou de rares monastères. C'est le chant de tous,
qui doit être à la portée dos plus humbles lutrins de village,
aussi bien que des chœurs exercés des Cathédrales.
Or, comment veut-on que nos chantres puissent arriver h
rendre d'une manière supportable ces interminables voca-
lises, ces ornements recherchés^ dont l'exécution était jadis
confiée aux voix jeunes et fraîches des diacres ou des lecteurs,
élevés à l'ombre des basiliques et exercés dès leur plus
tendre! enfance à la pratique des chants sacrés, comme nous
l'apprend le Liôer Pontificalis ?
Si l'exécution n'est pas parfaite, ces passages n'ont plus de
sens musical et deviennent fatigants et insipides à
entendre (1). Puis aujourd'hui, dans la plupart de nos églises,
on trouve le chant trop long et l'on a])rège autant que l'on
peut. Aussi, là oii l'on suit le chant des manuscrits, pour ne
pas prolonger les offices « on s'est a|)pliqué à chanter les
« notes avec une rapidité indécente, qui ne permet plus ni
« de bien entendre chaque syllabe, ni de saisir et de goûter
« la mélodie (2). »
« Quelles étrangetés d'allures et d'etrets, dit à son tour
Mgr l'Evêquo de Châlons ! C'est comme une course éche-
velée de sons qui se j)ressent, s appellent peut-être, mais
n'ont guère le temps de se répondre. On dirait, à chaque ins-
tant, qu'ils vont perdre haleine, et la phrase ne finit qu'en
tombant d'inanition. Il s'agit bien pour les adeptes de celte
méthode, de distinguer le degré des solennités, le caractère
des tons, le genre et le sens des cantiques : ils disent tout de
môme, avec une désespérante monotoiiie; et vous ne savez plus
bien à les entendre, si le psaume tressaille, pleure ou prie (saint
1. Les Pothiéristes, eux-mêmes, ont reconnu la nécessité d'abréger le
chant. « Le principal obstacle à la restauration complète du plain-
chant, écrivait Dom I^aurent Jansaens on 1891, me semble ôtre sa
richesse même, à caui>tj (ksdifficiillcs cnoriites que i)rcsente luie cxéculioti
dclicate. » Aussi, leurs journaux, en France et en lielgique, ont-ils,
à plusieurs reprises, réclamé une édition simplifiée du Liber gradualis.
Pourquoi une édition abrégée, puisqu'il on existe iléjà plusieurs, et
d'excellentes, approuvées par les conciles et les évèques, et autorisées
par Rome ?
2. Décret synodal de Mgr l'Evèque de Metz. Revue ecclésiastique de
Metz, mai 1898, page 245.
LAVENIU Di; LA MUSlglK SACHÉE 55
Augustin). On nous dit, il est vrai, que très peu de gens peu-
vent comprendre la méthode et en user justement, et qu'il
faut, pour cela, une étude et un art consomme. Mais qu'est-
ce qu'une manière de chanter qui est réservée à une élite,
lorsque les chants doivent être à la portée et à l'usage de
tous? Aôral !... aurait ditBossuct (1). »
Mais la question d'exécution ne doit pas nous arrêter; nous
n'examinons pas en ce moment comment il faut chanter,
mais bien ce qu'il faut chanter. Beaucoup de gens ont le tort
de confondre le chant et l'exécution. Parce qu'ils ont entendu
certains chantres, dépourvus de toute éducation artistique,
marteler notre plaint-chant en donnant un coup de gosier à
chaque note, ils en concluent que le chant de nos éditions
est détestable ; tandis que, ayant entendu exécuter le chant
de Dom Pothier par des voix fraîches et bien exercées, ils
décident a priori que ce chant est de beaucoup supérieur aux
autres. C'est confondre deux choses tout à fait distinctes. La
mélodie la plus simple et la plus ordinaire, chantée par un
artiste, fera beaucoup plus d'effet qu'un chant mieux com-
posé, plus beau peut-être, mais exécuté sans goût et sans
expression. Qui de nous ne l'a pas expérimenté bien des
fois?
Au Congrès d'Arezzo, l'exécution des chanteurs de Ratis-
bonne, « exécution que l'on peut sans exagération appeler
parfaite, fut unanimement approuvée » ; le chœur de Dom
Pothier, au contraire, « n'atteignit pas à cette prononciation
1. Lettre circulaire et ordonnance de Mgr [,atty, évèque de Chùlons.
(14 décembre 1897).— Un savant religieux, qui est en même temps
excellent musicien, voulant sft rendre compte par lui-même de l'effet
produit par le chant bénédictin, esrt allé, le jour de la Toussaint, assis-
ter aux offices de l'église Saint-Joseph, de Marseille, dont la maîtrise,
dit-on, exécute ce chant suivant la vraie méthode de Solesmes. Voici
ce qu'il nous écrivait à la date du 4 novembre: « Quant à leur plain-
chant, on l'a bien caractérisé. Oui, ce sont des gens qui marchent avec
des souliers trop étroits; chaque caillou leur fait pousser un coup de
voix. Aussi, sont-ils pressés d'arriver ; c'est pourquoi ils ne font pas
de pauses. Leur exécution est anliartistique au suprême degré. Dans
la neumo de Vallcluia qu'ils ont chanté, il y a, en commençant, un groupe
de six notes qui se répète deux fois de suite. Mais, comme Dom Polluer
n'a pas mis de barre, ils ne distingueront pas, même par un léger
repos, ces deux répétitions qui se suivront à notes égales, absolument
comme un épicier qui déviderait deux mesures de corde, ou un char-
cutier ([ui vendrait deux aunes de boudin. Et l'on dit: « Que c'est beau,
le chant bénédictin ! Et partout on intrigue en leur faveur ! »
56 l'avenir de la musique sacrée
et à cette articulation parfaites, que Ion avait justement
admirées dans la schola de M. Ilaberl (1). » Celui qui parle
ainsi est, remarquez-le bien, un pothiériste convaincu.
De môme, à la dernière assemblée de la Caecilia-Vcrein
qui vient d'avoir lieu à Mïmster et oii l'on a exécuté le plain-
chant de l'édition officielle, « un prêtre de Montpellier, qui
avait entendu la Société de Saint-Gervais de Paris, tout en
faisant l'éloge de cette société, disait qu'il n'y avait rien de
comparable à ce que l'on avait entendu exécuter à
Munster (2). »
On a tellement faussé l'opinion publique par les réclames
les plus extravagantes que bien des personnes se figurent
qu'il ne peut y avoir absolument rien de bon en dehors des
livres de Solesmes. C'est ainsi qu'un écrivain de renom,
ayant entendu chanter les Kyrie, Gloria et Credo par les
Bénédictines de la rue Monsieur, s'extasie sur la beauté des
chants de saint Grégoire, reconstitués par Dom Pothier.
sans se douter que ces mélodies sont de plusieurs siècles pos-
térieures à ce grand Pape et qu'elles se retrouvent, presque
note pour note, dans nos éditions modernes (3). »
Ceci nous rappelle l'histoire d'un certain chanoine
d'Orléans, qu'on entendit s'exclamer un jour à Saint Gervais :
« Comme c'est beau cette musique de Palestrina ! » Or, savez-
vous de quel morceau il disait cela? de VAve veriim do
Mozart!..,
Mais admettons, — ce qui n'est pas — que le chant des
manuscrits soit vraiment celui de saint Grégoire, et, qu'au
point de vue artistique, il soit préférable à celui des éditions
modernes, sera-t-il licite d'y revenir? Assurément, non!
Le Congrès d'Arezzo, en 1882, avait formulé les vœux sui-
vants : 1" Que les livres de plaint-chant en usage dans les
églises soient rendus, à l'avenir, aussi conformes que posible
à l'ancienne tradition du chantgrégorien ; 2° que l'on accorde
les plus larges encouragements et la plus grande diffusion aux
études et aux ouvrages théoriques, déjà parus ou à paraître,
pour remettre en lumière et pour rétablir l'ancienne tradition
du chant liturgique.
Or, sait-on ce que Rome a répondu? « Les vœux ou
1. Miisîca Sacra de fiaud, 1883, pp. 50 et G3.
2. Courrier de saint Grégoire, oct. 1890.
3. Iluysmaus, En roule.
l'avenir de la musique sacrée 57
« demandes formulés l'année dernière par le Congrès
« d'Arezzo et adressées par lui au Siège Apostolique, con-
« cernant le retour du chant liturgique grégorien à
« l'ancienne tradition, pris dans leur teneur, ne peuvent être
« acceptés ni approuvés (1). »
Et Rome a d'excellentes raisons d'agir ainsi. Toutes les
fois qu'il prendra fantaisie à un archéologue d'exhiber un
manuscrit quelconque en nous disant : Voilà le vrai chant
de saint Grégoire, faudra-t-il que l'Eglise laisse de côté ses
livres de chant traditionnel pour adopter ce chant nouveau,
surtout quand la science ne s'est pas encore prononcée en sa
faveur et que des érudits de tous pays, voire même des Béné-
dictins, n'en admettent pas l'authenticité?
On se met donc en opposition directe avec les décisions
formelles de l'Eglise quand on abandonne le chant en usage
pour prendre celui des manuscrits.
En résumé, les raisons alléguées par les partisans de ce
chant n'ont aucune valeur; car : 1" Le chant des manuscrits,
n'est nullement authentique, en ce sons qu'il ne représente m
le chant primitif de l'Eglise, ni même celui en usage à
l'époque de saint Grégoire. Chaque manuscrit ou groupe de
manuscrits ne nous donne que le chant d'une école particu-
lière, puisqu'ils varient d'un pays à l'autre.
2° Ce chant, de l'aveu même de ses partisans, est imprati-
cable pour le plus grand nombre, à cause de sa longueur et
de ses ornements compliqués.
3" Il n'est en aucune façon supérieur à celui des éditions
modernes qui, au contraire, par sa simplicité, se rapproche
beaucoup plus du chant de l'église primitive ; tandis que cet
amoncellement de notes et de formules qu'on trouve dans les
manuscrits, grégoriens ou ambrosiens, semble être l'œuvre
d'un âge de décadence artistique.
4" En adoptant la notation d'une époque où le rythme du
chant liturgique était totalement oublié, les Bénédictins ont
rendu impossible l'éxecution de ce chant suivant la tradition
ancienne et l'ont réduit à l'étal d'un corps sans âme.
1. Vota seu postulata ab Aretino Conventu superiore anno emissa,ac
Scdi Apostolica; ab eodem oblata pro liturgico cantu Gregoriano ad
vetustam tradftionem redigendo, accepta uti sonant, recipi probarique
non possc. (Décret Romanorum Ponlificum.)
.^8 l'aVEN'IR de la musique SAC.nÉE
5° Une partie considérable do leurs livres est d'origine
relativement moderne et les chants les plus usuels diffèrent à
peine de ceux de nos éditions.
6" Enfin, ce chant n'est pas autorisé par l'Eglise pour
l'usage liturgique (1).
Il faut donc s'en tenir au chant que l'Eglise approuve ou
autorise et s'efforcer de le bien exécuter : car le plus grand
nombre ne jug(3 de la beauté et de la valeur d'un chant (juc
par la manière dont il est rendu.
L'Eglise n'interdit nullement aux savants et aux archéo-
logues de poursuivre leurs études et de publier le résultat de
leurs recherches, elle les y encourage même (2); mais elle se
réserve le droit de déterminer exclusivement le chaut qui
doit servir aux fonctions liturgiques. Ce droit est incontes-
table : elle l'a toujours exercé, au moins depuis le viu" siècle.
Si plus tard une nouvelle réforme est nécessaire, Rome, pre-
nant en considération les découvertes certaines de l'archéo-
logic et les aspirations des fidèles, saura bien, quand le besoin
s'en fera sentir, perfectionner l'oeuvre du pape Paul V ; mais
ce n'est pas à de simples particuliers, ni même aux ordres
religieux, encore moins à des sociétés laïques, qu'il appartient
de tracer à 1 Eglise la voie qu'elle doit suivre; tout au plus,
peut-on à l'exemple du R. P. Dechevrens, dont le savoir et
la modestie sont au-dessus de tout éloge, « préparer les maté-
riaux, si jamais il plaît à la Sacrée Cougrégaliou des Rites de
reviser l'édition actuelle d'après les meilleures données de
l'histoire et de la science musicale (3). »
On eût obtenu de meilleurs résultats si, suivant la parole
du R. P. Bénédictin Dom Kienle, « la question eût été agitée
avec jihis de sens religieux et de modéralion et avec moins
i. Nec consilium Nostrum fuisse opus Oadualis Nobis oblati ful
IJlurgi;t> Sacra! usum approbare. (Bref de S. S. I-ôoii XIII à Dom
Pothier,3mai 1884).
2. Quamvis cnim ecclesiastici canins cultoribusintegnini libcvumquc
scinper fucrit ac deinccps fufuriim sit, eruditionis gratia, disquirere
quii'iiam vêtus fueril ipsius ecclesiastici cantus forma, varia-que ojus-
dem pliases, quemadmodum de antiquis Ecclesia^ ritibus ac reliquis
Sacifc l.iturgia' paitibus eruditissimi viri cum plurimacommendatione
disputare et inquirere consuevcrunt. (Décret Quod Sanctus Aiigitstinus,
7 juillet 1894.) . i , , , ; ,
3. Lettre du lîi juillet \8^0. {Avenir '^èl(f afitHijué .<t(fcr(*c, sept'^mbir
18'.!!), p. i:i9). ' ' '
l'avenir de la musique sacrée 59
d' étourderie (1) ». Mais, avec une intolérance qui ne devrait
se rencontrer que chez les sectaires, on a cherché à imposer à
tous un chant que l'Eglise rejette et condamne; on a déversé
l'outrage et l'injure sur ceux qui demeuraient soumis à ses
prescriptions; on n'a pas même épargné les chefs de la hié-
rarchie ecclésiastique qui les ont formulées; on a fait appel à
toutes les voix de la presse, même la moins orthodoxe, pour
prêcher la révolte contre les décisions de Rome ; on a eu
recours à l'intervention du pouvoir civil pour les faire annuler ;
on a usé de tous les moyens pour propager et colporter à Ira-
vers nos diocèses ces livres dont le clergé ne voulait pas, et
l'on a transformé une question de science et d'art religieux,
qui touche de si près à la liturgie, en une querelle de bouti-
quiers et de marchands.
Qu'a-t-on gagné par l'emploi de pareils procélés?Lc chant
qui, selon saint Basile, doit « ranimer la charité des hommes
de bien et, comme un lien de concorde, unir toutes les voix
dans une même "^symphonie », est devenu, au contraire,
grâce à ces intrigues chontées, un ferment de haine et de
dissensions sans fin.
Il est temps de mettre un terme à ces agissements scanda-
leux et de laisser désormais à l'autorité suprême le soin de
régler tout ce qui touche au service divin. Que chacun se
soumette, sans arrière-pensée, à ses décisions souveraines,
et nous verrons bientôt se réaliser ce que dit si magnifique-
ment saint Ambroise : « le chant sacré ramener la tranquil-
lité dans les âmes, être l'arbitre de la paix, calmer les pensées
de tumulte et de violence, réprimer l'effervescence et l'exci-
tation des esprits, mettre un frein à la licence, faire naître
l'amitié, réconcilier les dissidents et rétablir la concorde
entre les ennemis. »
J. Duporx.
1. (a-cgor. Blad, :837, p. 23.
Le Gérant : A. GABERT.
:mp. noizette et «'«.S, rue cami>aone-1«, paris.
LA
:RYf^n|igue Iniuiiive
-£è«8e-
Messieurs ,
Nous nous retrouvons aujourd'hui pour la cinquième
fois au début d'une année scolaire qui, dans ma pensée ,
doit être féconde en résultats.
Le sujet que je me propose d'aborder ayant un double
objectif historique et théorique, il va de soi que les
conclusions à formuler pourront à l'occasion faire aiguil-
ler la pratique de l'art musical sur une voie où elle n'a
pu s'engager quant k présent.
Je rappellerai tout d'abord un quelques mots les
lignes principales des sujets que nous avons passés en
revue au cours des quatre dernières années.
I. En fin d'année 1G02, la question grégorienne
battait son plein. Les discussions les plus vives étaient
soutenues de tous côtés par des adversaires mieux in-
tentionnés que connaisseurs des faits de la cause. Sur
le terrain de la science archéologique, on attendait une
solution du débat, on l'attend encore.
Aucune direction n'était apportée dans les sphères
ecclésiastiques en vue d'élucider le côté scientifique de
la restauration projetée. On s'y déclarait satisfait d'un
mieux proposé par une école qu'il est inutile de dé-
signer plus clairement. En réalité, malgré les assuran-
— 2 —
ces formulées par la presse catholique , cette restau
ration, prétendument attendue et désirée par tous les
musiciens d'église , était complètement iudiftérente à
la masse des fidèles.
Sans m'occuper de cet état d'esprit, je concluais au
rejet sans plus d'examen de tous les systèmes mis en
avant depuis cinquante ans; cet examen, fait et bien
fait, ayant démontré l'inadmissibilité de tous ces systè-
mes, soit historiquement, soit pratiquement. Et j'ai établi
que ce fameux plain chant dit grégorien actuel n'était
que le résidu d'un art très vivant, non latin, mais orien-
tal, vocalisé avec excès, en opposition manifeste avec
toutes nos aspirations occidentales considérées comnie
aspirations de race.
N'entamons pas de nouveau cette discussion rétros-
pective (1).
IL Dans notre seconde année, nous avons étudié l'é-
volution historique du chant oriental importé en occident.
Et j'ai fait remarquer que la question grégorienne
aidait une portée beaucoup plus haute que celle d'une
restauration pratique d'un genre de musique confiné
dans les églises.
En etfet, c'est dans cette importation que nous trou-
vons la cause majeure de l'évolution de la musique occi-
dentale — jusque-là en enfance et de caractère populaire
(1) Voir notre opuscule « La Science musicale traditionnelle r> (Wir-
vault, éditeur, G9-71 R. au pain, Sainl-Germain-eii-Layc, S c*»; 0).
— 3 —
— vers une forme plus réellement et plus librement
musicale, celle dont l'école dite palestrinienne a repré-
senté le sommet momentané. Et les conséquences de cette
évolution sont immenses , puisqu'elles aident à relier
le passé au présent; ce que l'hypothèse d'un plain chant,
« admis comme forme d'art originale » , ne saurait
permettre.
III. Dans une troisième année (03-04) , nous avons
parcouru point par point le domaine de la rythmique
grecque. C'était remonter plus haut le cours d'un
affilient du grand fleuve musical. Et j'ai fait ressortir
que l'apport rythmique grec ne s'est jamais mélangea
l'apport mélodique oriental. Les deux apports ont formé
ce fleuve musical dont nous parlons allégoriquement.
Après un long cours opéré comme de conserve et
bord à bord pendant des siècles , une sorte de Sahara
inculte — le XP siècle , siècle de luines — s'est opposé
à la marche collective de nos affluents. Un delta s'est
formé , dans l'une des branches duquel s'est écoulé l'af-
fluent rythmique grec aussitôt canalisé dans l'art musical
mesui'é, tandis que, dans une autre branche, s'épanchait
l'affluent mélodique oj'iental , dès lors abandonné à lui-
môme et voué à se perdre dans les marécages ... du
plain chant informe du XIP siècle. Au XV* siècle, l'é-
cole franco-flamande devait tenter de tirer une dériva-
tion de cet art en stagnation , et l'école y a réussi
pleinement , puisqu'elle a produit l'art dit palestrinien.
Revenons à la rythmique grecque. Nous avons fait
observer à son sujet que, faute par les anciens d'avoir
^ 4 —
SU discerner la base véritable sur laquelle le rythme
pouvait s'appuyer, la musique de l'antiquité était con-
damnée par les légistes et par les savants, à tourner
dans un cercle infranchissable de formules clichées ,
rivées à des formules poétiques que l'on n'a pu varier
autant qu'on l'aurait désiré ; et ce , parce que d'une
part, la musique ne pouvait se développer librement
elle-même, (éiant condamnée à ànonner des mètres poé-
tiques), paixe que d'autre part , la poésie ne pouvait
s'élever à l'aide de ses propres moyens, étant condamnée
elle-même à tourner en cercle dans un certain^iombre
de formules de membres rythmiques.
En vous donnant ces différentes démonstrations,
c'était , de ma part , vous inciter à conclure qu'il y
avait, dans l'histoire de la musique, autre chose que ce
fatras pédantesque et fastidieux des légendes plus ou
moins déformées par l'imagination vagabonde des cri-
tiques d'art de l'époque.
IV. L'an dernier enfin , (1904-1905) quittant ces
brumes de l'antiquité , j'ai fait un saut de 22 siècles,
en vous transportant dans l'art classique et lyrique mo-
derne du XIX"'" siècle. Là, nous avons analyse des
œuvres modernes en utilisant les notions scientifiques de
l'antiquité tel que l'ombre d'Aristoxène , évoquée par
nous les eut analysées dans une séance de spiritisme si
fort à la mode, il y a quelque temps.
11 est donc clair pour tous , Messieurs, que, au cours
de ces quatre années, l'idée dominante qui m'a guidé,
a été, bien que j'y aie mis tous mes soins , non pas tant
- 5 —
d'élucider les principaux points scientifiques que j'abor-
dais par grands ensembles , que de faire naître dans
votre esprit, cette simple remarque: Il y a dans la
science musicale comme dans l'histoire de l'art musi-
cal, bien autre chose et tout autre chose que ce qui
traine de lieux communs délayés de dictionnaires
en dictionnaires, et de revue>i en revues. Et ceci m'a-
mène à notre sujet de cette année : La rythmique in-
tuitive.
* *
J'ai toujours employé une autre locution : la rythmi-
que humaine. Toute réflexion faite, celle àe rythmique
intuitive, me paraît préférable. Quel que soit l'adjectif,
la chose envisagée ne change pas et la définition que
je vous en ai donnée subsiste; c'est la perception intime
et très nette du cadencement rythmique fondamental Aq
toute composition musicale, considérée dans son gros
œuvre et non dans les détails de son ornementation.
Ce rythme est ressenti par l'homme primitif comme
par l'homme cultivé, et traduit, par l'un comme par
l'autre , soit en gestes mesurés et coordonnés entre eux ,
soit en sons articulés, groupés suivant le sens intuitif
par l'homme primitif, et, par l'homme cultivé, suivant
les lois d'un codex théorique rédigé après analyse
de l'ensemble des faits rythmiques intuitifs dûment cons-
tatés, savoir: le groupement des sons d'abord en unités
de mesure, et de celles-ci en membres de phrases dans
ragencement desquels l'intuition d'un équilibre, néces-
saire entre toutes les parties , a joué, tant au début que
plus tard, le plus grand rôle.
— 6 —
Cette intuition a produit le rythme musical, celui des
arts plastiques , celui de la poésie et enfin le rythme
oratoire de la déclamation .
«
Mais tous les hommes possèdent-ils donc le même
sens intuitif fondamental du rythme?
Pour répondre à cette question — qui, selon l'in-
tention qui l'aurait dictée, pourrait devenir très cap-
tieuse — il est bon d'en pénétrer les sous-entendus sous
peine de s'égarer sur une voie sans issue.
Exemple : chercher à pénétrer la nature du sens
rythmique de Debussy comparé à celui de Wagner, de
Wagner à Mozart, de Mozart à Bach, de Bach k Pa-
lestrina, de Palestrina à Pindare et à Homère, ce serait
commencer l'analyse par le sommet, en considérant des
oeuvres finies, révélatrices, par leurs formes extérieures^
du goût personnel à leur auteur, mais surtout d'un goût
développé par une éducation musicale, soignée plus ou
moins.
Il y a lieu, en conséquence , de séparer l'intuition
première, latente, de l'éducation professionnelle , qui
toutes deux réunies, fondues en une seule technique,
constituent la personnalité musicale « achevée » de
l'auteur.
C'est donc au-dessous des ornements de toute natui-e,
qui, rythmiquement et mélodiquement, concourent à la
richesse do l'œuvre étudiée , qu'il faut descendre très
profondément pour découvrir l'ossature rigide suppor-
tant le monument dans toutes ses parties.
— 7 —
Or, MM. je ne crains pas de mettre en fait que ,
dans l'état actuel de l'enseignement musical, et, plus
encore, de la pratique de la composition musicale , il
est radicalement impossible d'analyser une œuvre mu-
sicale quelconque si l'on ne s'est initié , au préalable ,
aux procédés techniques de dissection tels que je les ai
lentement déduits par une étude, que je crois impartiale,
des théories rythmiques de l'antiquité appliquées à la
composition moderne.
C'est ainsi que, considérant :
1® que nos œuvres les plus travaillées sont écloses
sans autre règle technique que celle de l'expérience pro-
fessionnelle acquise par leurs auteurs — peu importe
par quelle voie ; 2' que ces œuvres sont solidement
charpentées et par cela même favorablement impres-
sionnantes à l'audition ; on trouve dans ces deux faits
la preuve la plus évidente du rôle capital joué par l'in-
tuition rythmique dans l'élaboration et la mise sur pied
du monument musical, à l'insu de son auteur. Et ceci,
aussi bien pour une œuvre telle que Parsifal ou Pelléas
et Mélisande que pour les œuvres qui végètent dans les
bas-fonds de la pratique musicale.
Le compositeur de notre époque est une synthèse
vivante de vingt-cinq siècles de tâtonnements doulou-
reux, intellectuellement parlant : ceux qui parmi vous
ont l'habitude de tenir la plume de l'écrivain me com-
prendront. Actuellement c'est l'enthousiasme éveillé
par ?^n sujet qui parait le plus puissant levier de
l'inspiration. Dans l'antiquité, autant que j'en ju^e du
— 8 —
moins, c'est plus l'enthousiasme suscité par l'art, consi-
déré dans son universalité, qui parait avoir été le le-
vier similaire. Aujourd'hui on vante les mérites d'une
œuvre, autrefois c'étaient les bienfaits de la culture
musicale en général. Aujourd'hui l'art musical n'est
estimé qu'à proportion des jouissances esthétiques qu'il
procure, autrefois il était regardé comme une sorte
de sacerdoce à exercer.
Toutefois à quelque époque que l'on cherche à péné-
trer la personnalité d'un compositeur, deux facteurs de
production se révèlent en elle ; Vintuition et Véduca-
tion , distinctes analjtiquement , mais indissolublement
unies dans la production d'une oeuvre quelconque.
Vintuition donne les limites du cadre à remplir ;
V éducation met au point la réalisation du rêve.
Ici encore l'intuition de l'eurythmie et de l'équilibi'e
sera l'architecte souverain.
*
Reportons-nous au premier type connu d'une litté-
rature travaillée rjthmiqueraent : C'est l'épopée homé-
rique.
Le rythme est une succession de mesures modernes à
deux temps. Peu importe le mode d(î notation que
l'on adoptera 2/8, 2/4, 2/2.
Le vers hexamètre épique contient six mesures
(tnétra) fixes dont les composants sont des dactyles
(1 longue 4- 2 brèves) ou des spondées (2 longues).
Rythmes enfantins s'il en fut et que nous retrouvons
au début chez tous les peuples de l'univers, même et
— 9 —
surtout chez les moins avancés en culture intellec-
tuelle , — conséquemment en culture littéraire.
Si Ton réfléchit qu'Homère a composé V Iliade et
V Odyssée — c'est-à-dire des milliers de vers — en ne
se servant que de ces deux rythmes enfantins, limités
à une vingtaine de combinaisons ; si l'on veut bien se
rendre compte que les antithèses sont innombrables
entre les situations pathétiques, lyriques ou dramatiques,
peintes par Homère, on sera bien obligé — si l'on s'en
tient uniquement aux apparences — de conclure qu'il
se cache derrière cette pénurie de moyens rythmi-
ques une raison de fait qui prime toute autre.
Je la définirais : la pratique en apparence enfantine
et piimesautière d'un type musical l'évélateur d'un état
rudimentaire de culture musicale intuitive, sans plus.
En effet, jugeons-la d'après ses procédés. Rythmi-
quement, comment le trouble pathétique de ces situa-
tions heurtées se traduit-il dans le vers épique ?
Par une simple combinaison d'un plus fréquent
emploi de mètres dactyliques dans les moments d'exul-
tation, et de mètres spondaïques dans les circonstances
plus graves.
lo Exultation: [Rythme vif en dactyles).
Chante, o déesse, la colère d'Achille fils de Pelée ,
etc. {Iliade ch. I, v. I.)
1 2 3 i 5 6 métra
I Ménin a | eidé, thé | a, Pé | lèïa | dcô Aki | lèos |
2 3 4 5 6mesuits
— 10 —
2° Mj'Stère : (Rythme contetiu, spondées).
Les lieures délièrent (du joug) les chevaux à la belle
crinière {Iliade, ch. III, v. 432).
1 2 3 4 5 6 métra
1_J, J l |_ I ,[ I ^l_;_: ,1^ l
I Thèsin 1 d'ôrai | men lu | çan cal | litrikas | ippous j
1 2 3 4 5 6 mesures
Virgile, un millier d'années plus tard écrivait son
Enéide suivant les mêmes procédés.
Exultation :
1 2 3 4 5 6 met.
I Arma vi | rumque ca | no Tro | jae qui | primus ab | oris ]
12 3-4 5 6 mes"
Mais voici deux vers consécutifs qui représentent exac-
tement les mêmes agencements rythmiques que ceux
des deux vers homériques cités plus haut. La peinture
de la situation dramatique y apparaît plus frappante
encore :
r Cataclysme. {Enéide L. Il, v. 250) rythme im-
pétueux :
1 2 3 4 5 , G mèlres
I Vertilur | intere | a cœ | luni et ru it | ocea | no nox |
\ 2 3 4 5 0 mesures
2" Calme etfrayant, mystérieux (Zs'w. L. II, v. 251)
rythme élargi, majestueux :
4 2 3 4 ô 6 mèlres
J Invol I vens um | bra ma | gna ter | ramque po | lumque |
12 3 4 5 6 mesures
11
Ouvrons une parenthèse nécessaire. Le vers hexamè-
tre ayant été adopté, quelles raisons techniques mili-
taient en faveur de cette adoption ?
Puisque la langue grecque possédait une accentua-
tion tonique qui , par elle-même, était une embryon de
musique et de rythme , il faut bien admettre que ,
pour n'avoir pas tenu compte de cette accentuation mé-
lodique, le cerveau du poète compositeur a dii être plus
influencé par un cadre musical préexistant que par la
rythmopée embryonnaire du langage courant.
Or, si nous ne tenons compte ici que de la loi des
nombres , appliquée de la partie « unité » au tout
«membre » , l'unité étant du genre binaire dit égal^
l'extension au membre du principe des rapports propor-
tionnels fera naître un membre de quatre mètra dactyli-
ques, répartis en 2 et 2 et ressortissant au même genre
égal, et non un membre de six mètra.
Notre hexamètre sort donc du cadre naturel intuitif,
de l'observation duquel est issue la loi de l'étendue
des membres. Mais notons au passage combien ce rythme
de quatre metra (notre phr-ase carrée moderne) est alerte
et peu en rapport avec l'ampleur du sujet traité par
le poète.
Admissible dans certains choeurs de la tragédie — où
il est nécessaire de créer un mouvement scénique simple
— 12 —
— en est-il de ^même dans une œuvre épique de longue
haleine où la déclamation pompeuse doit avoir tout le
temps voulu de mettre en relief des épisodes brillants?
Evidemment non. Il faut à cette déclamation pompeuse
une période rompant les liens trop serrés d'une symétrie
dont les points de repère rythmiques seraient trop rap-
prochés — comme de quatre en quatre métra.
Mais, de nouveau, ces points de repère reculés de six
en six mètres dans l'hexamètre épique finiraient par
apparaître comme trop rapprochés encore, si, pour en
atténuer l'effet monotone, les césures usneWespenthémi-
mère et au trochée troisième) ^ n'intervenaient à temps
pour scinder le vers en deux membres à peu près égaux
(premier élément de variété) .
Mais au point de vue du rythmique pur, caractérisé
par la suite des frappés des mètra, ces deux membres sont
rythmiquement égaux, puisque l'une et l'autre des deux
césures usuelles ne se placent qu'après le troisième
frappé des vers. C'est dire i'.npli itemont que le vers épi-
que est divisé en deux membres de trois frappés chacun
réalisant l'eurythmie d'égalité posée en principe dans le
mètre dactyhque choisi, et, dès ce moment, il appa-
raît qu'une intuition rythinique ternaire , préalable,
a fait naître chacun des membres du vers épique. Un
membre de trois unités mètres ressortissant obligatoire-
ment au genre de rythme dit double de 2 : 1 . Tout
s'éclaire alors.
Dès Homère, et sans doute bien des siècles avant
lui, l'intuition rythmique se révélait pratiquement sous
les deux formes (bndamentales : binaire et ternaire.
— <3 —
La forme binaire du rythme musical possède en elle-
même les éléments du calme pathétique serein, mais
non ceux du mouvement fébrile du pathétique lyrique
vibrant qui est l'apanage de la forme ternaire.
Deux voies s'ouvraient donc devant Homère, pour
réaliser son rêve :
lo. Constituer des membres rythmiques ressortis-
sant AU GENRE BINAIRE dit ÉGAL , composés de 7netra
du GENRE TERNAIRE.
C'eût été de sa part, employer des metra à allures
rythmiques trop peu graves, et créer des membres ryth-
miques trop courts, pour la majesté relative du sujet
tel qu'il en concevait la peinture.
2°. Inversement constituer des membres rythmi-
ques ressortissant au GENRE ternaire dit double, com-
posés de metra du genre binaire.
Et c'est en effet ainsi qu'il a opéré, réalisant le sum-
mum de puissance pathétique : dans le membre par la
division ternaire (2:1) de chacun d'eux ; dans le mètre
par l'adoption du genre binaire essentiellement calme et
majestueux (dactyle ou spondée) ; dans le vers en jus-
taposant deux membres légèrement inégaux dans leurs
composants et rompant ainsi avec tous les cadres rigides,
monotones, des procédés rythmiques populaires dont
la rigoureuse symétrie se retrouve partout, à toute épo-
que, chez tous les peuples de la terre.
Ainsi conçu l'hexamètre était digne de figurer en
première place dans la classification des genres nobles
de la poésie antique. Aucun ne peut même lui être com-
paré pour l'ampleur du rythme.
— u —
L'intuition s'y révèle dans la coupe, l'éducation dans
les composants choisis.
Nos érudits se sont livrés à une recherche des diver-
gences présentées par les deux épopées, VIliade et
Y Enéide^ sous ce rapport des combinaisons métriques,
et l'un d'entre eux, M. Masqueray, ayant analysé les
cent premiers vers de chacun de ces poèmes, ce qu'il en
dit mérite d'être pris en considération, en faveur même
de notre thèse :
« Chez Homère , sur cent vers on compte jusqu'à
« dix-neuf types différents, Virgile n'en a plus que qua-
« torze. — Hexamètre à cinq dactyles : très fréquent
« chez Homère, très rare dans Virgile. Hexamètre à
« cinq spondées, rare chez Homère, plus fréquent
« dans Virgile. — // suit de là que les formes les
« plus communes chez l'un, sont justement celles
« qui le sont moins chez Cauh^e. C'est que Vart des
« deux poètes est tout différent ; l'un est spontané,
« rautre est réfléchi. . . Huit à dix siècles les sépa-
« rent. . . » (1)
On ne saurait mieux dire.
Retenez bien ceci : l'art des deux poètes est diffé-
rent; l'un (celui d'Homère) est spontané , l'autre (celui
de Virgile est réfléchi!
L'art d'Homère est spontané, c'est bien de la rythmi-
que intuitive, et le système ayant fait ses preuves, Vir-
gile l'appHque avec réflexion, c'est de l'éducation.
(1) Masqueray. Métrique grecque, p. 12. (Klincksieck, lid. Paris, 11,
R. de Lille).
- -15 —
A égale distance entre Homère et Virgile — à peu
près, car on ne sait au juste la date des épopées homé-
riques, — Pindare a été le chantre inépuisable de situa-
tions lyriques tout aussi variées et grandioses que celles
chantées par Homère. A-t-il jamais préféré le vers de
l'épopée? Non.
Est-ce donc que rythmiquement son sens intuitif
était différent de celui d'Homère? Non encore. Mais
d'Homère à lui une évolution s'était faite dans l'art mu-
sical, qui avaitfait séparer, théoriquement, deux formes
fondamentales intuitives, la forme binaire et la forme
ternaire desquelles une troisième forme était issue.
Contentons-nous de le dire et n'entrons pas aujourd'hui
dans la définition technique. Pindare fit choix de la
forme qui lui parut la mieux appropriée à son dessein.
L'hexamètre épique avait une allure trop calme, trop
égale ; il lui fallait autre chose : Question d'intuition.
Mais c'est surtout dans l'ornementation rythmique
de son œuvre qu'il se révèle supérieur à ses devanciers.
De plus, comme héritier des écoles précédentes ( éolienne
et dorienne) , il avait à sa portée un arsenal ryth-
mique infiniment plus riche de procédés aptes à soute-
nir les envolées désordonnées — en apparence — de
son imagination surchauffée : Question W éducation .
De même , Virgile, cinq cents ans plus tard, appar-
tenant à un monde intellectuel particulier, reste libre
de faire un choix raisonné dans les matériaux rythmi-
ques légués par l'antiquité.
S'il s'arrête au vers de l'épopée, c'est, chez lui,
question d'intuition. Mais sa langue maternelle n'a pas
— 16 —
cette fluidité syllabique que l'on remarque dans la lan-
gue giecque , et naturellement les rythmes des vers
virgiliens se ressentent du changement d'idiome. Ques-
tion d'éducation, et de milieu.
Un jour prochain nous retrouverons dans la poésie
française toute entière, sous le couvert du nombre légal
dos syllabes composant chaque espèce de vers, des pro-
cédés intuitifs, mis au point par l'éducation, ayant pour
but d'apporter dans le cadre fixe des vers une variété
pathétique de même nature que celle que nous venons
de signaler dans l'hexamètre rigide d'Homère ou de
Virgile.
Toutefois pour ne pas tenir trop longtemps votre curio-
sité en éveil, je vais dès maintenant faire passer devant
vos yeux un exemple de ces faits rythmiques qui font le
charme de notre poésie nationale.
Nous prendrons les quatre premiers vers de V Athalie
de J. Racine : Oui, je viens dans son temple, etc.. . .
Mais auparavant, rappelons-nous :
l» Que le vers épique, grec ou latin, est un composé
de douze accents rythmiques alternativement forts et
faibles (frappés et levés) répartis deux à deux entre six
mètra (mesures) eux-mêmes répartis, par le fait de l'une
ou de l'autre des deux césures usuelles (penlhémimôre
ou au trochée troisième) en deux membres : Inégaux,
quant aux composants syllabiques, mais égaux, quant à
la sensation rythmique éveillée par le nombre des frap-
pés d'un membre opposé à l'autre.
— 17 —
Exemple ;
Milieu numérique
1" Membre ^^^'^^ 1 1 2°" Membre
1" frappé 2- fr. 1 3" fr. 1" fr, 2' fr. 3' fr.
Jnégrauac quant aux eomposants
Egaux quant au nombre (8) des frappés
1" fr.
1" Membre
2* fr. 3* fr.
2' Membre
1" fr.
2- fr.
3-fr.
Ces.
au
trochée
3'
Milieu numérique
2° Qae le vers alexandrin est un composé de douze
syllabes réparties en deux membres de six syllabes
chacun. Le point de disjonction forme césure à place
fixe. Les deux hémistiches sont numét iqiœmeyit égaux.
césure fixe
Six syllabes fixes
1" Membre
Six syllabes fixes
2- Membre
Égaux entre eux
Mais, et nous avons besoin d'apporter ici toute notre
attention^ nous devons rappeler par surcroît que les
deux césures usuelles du vers épique ne sont pas les
seules reconnues viables, bien qu'elles soient les princi-
pales et les plus fréquentes. On en connaît trois autres,
secondaires, moins fréquentes, mais n'en créant pas moins
un nouvel élément de variété nécessaire. Ce sont les césu-
res tnhémimère , hephthémimère et bucolique :
— 18 —
Ces,
bucolique
1" met.
2e m.
3» m.
4« m. 1
5«m.
6« m.
Ces.
trih.
Ces.
hephlh.
Bien qu'on ne puisse fixer aucune règle à l'inter-
vention de l'une ou de l'autre de ces césures, et que
l'on doive se borner à les constater, on peut admettre
qu'elles apparaissent par deux à la fois dans le vers qui
les contient. En ce cas les deux césures médianes dispa-
raissent généralement et le vers, au lieu de présenter
les deux membres-types que nous avons vus plus haut,
se trouve divisé en trois parlies égales, quant au nombre
des frappés 2 -j- 2 + 2. L'intuition d'un équilibre tou-
jours recherché , se fait jour ici encore, bien qu'il soit,
en fait, moins accusé que dans le premier cas, représenté
par la division normale satisfaisante en 3 frappés -f- 3
frappés.
Allant au fond des choses et embrassant d'un seul
regard tous ces faits, nous dirons : que le cadre rigide
du vers épique se divise en six cases dont les lignes de
démarcation sont caractérisées par les six accents ryth-
miques forts (frappés) ; que les éléments de variété
rythmique interne du vers sont créés par les césures
plus ou moins nombreuses de chaque vers, et variables
d'un vers à l'autre; que ces césures ne sont autre chose
que la sé[)aration des mots entre eux à certaines places,
non fixées d'avance et arbitrairement, mais succédant
— 49 —
instinctivement à un frappé , parce qu'un frappé est un
repos momentané (1).
Si l'on a bien compris ces faits, difficiles à saisir au
premier abord je le reconnais, on saisira aisément, à
coup sûr, ce qui va suivre.
Le vers épique n'apparaîtra plus à nos yeux sous le
jour d'une combinaison numérique , mais sous celui
d'une eurythmie enveloppante, si, faisant abstraction du
rythme numérique prosodique (par longues et par brè-
ves) on ne considère plus le rythme que par les
accents rythmiques de chaque mètre, sortes d'aimants
attirant à eux les syllabes non accentuées du mot dont
ils sont le centre attractif rythmique.
Ex. : Tityre^ tu patulae recubanSy etc.
Tityre : Ti porte l'inflexion , tyre est la chute de
l'inflexion ; ces syllabes lui appartiennent.
Patulae : lae porte- l'inflexion, 'patu appartiennent
à cette inflexion postérieure, etc.
Appliquons le procédé au vers entier, nous obtien-
drons le schéma de déclamation qui suit :
Ces. Ces.
penlh. hephth.
Tityre Ui palulae || recubans || sub legmine fagi
I I I I . I I
Six frappés rythmiques
Le cadre rigide intuitif est toujours intact et la
déclamation reste pure.
(1) La césure bucolique ( après le h,^^\c.yk) est une anomalie, la
césnre au trochée troisième (après la première partie du troisième
levé), n'est que la terminaison féminine bien connue de nos musiciens
modernes.
20 —
Appliquons maintenant le même procédé d'analyse à
nos quatre premiers vers de VAthalie.
Nous trouverons toujours :
r Le cadre rigide de deux hémistiches de six syllabes.
Césure entre eux.
2° Les accents rythmiques, toniques ceiieAoïs , dépla-
cés dans chaque hémistiche et jouant un rôle de
même nature que celui que nous avons attribué aux
cinq césures interchangeables du vers épique antique.
Ex. :
l»' Membre Césure fixe 2» Membre
12 3 4 5 6
12 3 4 5 6
Oui' je viens'dans son leraple
1 2 3
adorer ' l'Eternel
3 3
Je viens ' selon l'usage
<9. i
antique' et solennel
Célébrer ' avec vous
3 3
la fameuse' journée
3 3
Où' sur le Mont Sina
\
la loi ' nous fut donnée
2 k
Les appuis toniques simulent bien les accents rythmi-
miques forts de nos six métra du vers épique.
Je me borne à signaler le fait aujourd'hui me réser-
vant de l'étudier plus à fond en temps opportun.
Revenons à l'antiquité pour reprendre pied dans
notre sujet, dès son point de départ, et, uotons pour
n'y plus revenir l'ordre d'apparition des genres rythmi-
ques intuitifs sur la scène littéraire musicale.
— 21 —
En parlant de Tordre d'apparition des genres, il
n'entre pas un instant dans ma pensée de vous proposer
cet ordre comme caractérisant la découverte de proche
en proche d'un rythme donnant naissance à un autre
rythme.
La première forme rythmique littéraire connue est
le vers épique. J'ai dit que si l'on s'en tenait aux
apparences on serait amené à conclure — trop vite —
que la pénurie des moyens rythmiques du vers révélait
un art encore dans l'enfance^ mais, par une analyse plus
serrée, j'ai fait toucher du doigt la rare perfection du
vers en question. J'ajoute maintenant que je tiens le
vers épique pour le témoin vivant d'un long passé de
culture parvenant à son complet achèvement.
L'épopée homérique peut être la première en date
connue, mais les rythmes intuitifs qu'elle a coordonnés
ont été connus eux-mêmes de toute antiquité. Néan-
moins cette épopée est une base, mais ce sei-ait une
grave erreur^ à mon avis, — et je vous le démon-
trerai très prochainement — de croire que la prati
que subséquente de la poésie, en pays grecs ,
fut un recommencement d'une culture inconnue en ces
contrées s'éveillant à la vie intellectuelle. S'il était
nécessaire, je m'appuierais, pour soutenir cette thèse,
sur les lieux d'origine des poètes-compositeurs qui
ont servi de lien entre l'orient et l'occident : Terpan-
dre d'Antissa (Lesbos) compositeur de nomes et d'hymnes
religieux; Callinos, d'Ephèse, le créateur de l'élégie ;
Archiloque, de Parcs, l'inventeur de l'ïambe; c'est-à-
— 22 —
dire les néo-promoteurs du rythme dactylique (à deux
temps) et du rythme ternaire double (6/8 moderne ,
toutes réserves faites sur ce rapprochement consacré).
Plus tard apparaît le rythme 6/8 mélangé de 3/4
(mêmes réserves à faire) ; puis ce sera le rythme péoni-
que, 5/8 de la poésie dithyrambique, et enfin le sommet
tie la complication rythmique est atteint dans la poésie
lyrique eifervescente de Pindare.
Quelle que soit la forme envisagée la rythmique
intuitive perce partout dans les œuvres de cette période ;
partout en effet les schémas rythmiques sont établis sur
la base binaire ou sur la base ternaire.
Nos humanistes les plus distingués n'ont vu dans cette
évolution des rythmes poétiques — qu'ils jugaient au
seul point de vue littéraire — qu'un reflet de l'évolu-
tion de la pensée, simpliste par essence au début,
s'affinant ensuite et s'affirmant par des tournures de
style et de rythme, nouvelles, voulues.
Cela existe, certes. Mais, croit-on vraiment que la
poésie livrée à elle-même n'aurait pas suivi une autre
voie rythmique que celle de la métrique musicale? Quoi
de plus anormal, en effet, qu'une langue, éminemment
propre à faire naître une rytlimopée aux innombrables
combinaisons, se pliant à une déformation arbitraire et
conventionnelle de toutes ses flexions rythmiques natu-
relles pour entrer dans le cadre d'une série de formules
imposées par la pratique d'un art parallèle : la musique ?
La langue grecque avait son accent, — ses accents
devrais-je dire — et elle n'en a pas tenu compte en
s'asservissant à la rythmique musicale.
-• 23 —
N'est-ce pas là une indication certaine de l'influence
préalable sur le langage poétique d'une rythmique
musicale préexistante. Et la cause, majeure peut-être,
ne réside -t- elle pas dans le rôle que la musique avait
rempli de toute antiquité dans les cérémonies religieu-
ses des peuples primitifs ? Ces peuples considéraient la
musique comme un langage supérieur par son immaté-
rialité au langage courant. Peut-être ceci nous explique-
t-il, à un certain degré, que la musique par ses rythmes
sacro-saints ait entraîné dans son orbite la produc-
tion poétique, et non le contraire. Permettez -moi de
vous rappeler que j'ai déjà traité cette question il y a
quelques années (1).
Je crois en avoir assez dit, en ce jour, pour plaider en
faveur de mon projet, et fort des déductions que je vous
ai soumises précédemment, il me semble, que je puisse
tenter la reconstitution de l'histoire de l'art musical au
moyen de l'analyse du rythme des œuvres poétiques.
^^îHe^fii^
il) Voir mon opuscule « Ln richesse, rythmique musienle de l'antiqui-
té » Picard et fils. Paris. 1903.
— 24 —
DU MÊME AUTEUR •
A la Librairie Fisehbaeher
33, rue de Seine, Paris
L'Art dit Grégorien, d'après la notation neumatique.
Etude préliminaire. 1 vol. gr. in-S» Jésus, 40 pages (1897) 2 fr. 50
Le Rythme du Chant dit Grégorien, d'après la notation
neumatique. 1 vol. gr. in-S^ jésus de 264 pages (1898) 25 fr.
Le Rythme du Chant dit Grégorien, d'après la notation
neumatique. — Appendice paginé à la suite de l'ouvrage
précédent, de 265 à 363. 1 vol. gr. in-8o (1899) 5 fr.
Deux Mémoires sur la Notation neumatique, lus au
Congrès de juillet 1900. Gr. in-8o jésus, 20 pages (1901) 2 fr, 50
L'évolution de l'Art musical et l'Art Grégorien. Petit
in-12, 54 pages (1902) 1 fr.
A la Librairie Alphonse Picard et Fils
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La Richesse rythmique musicale de l'Antiquité, in-8«
84 pages (1903) 3 fr. 50
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69-71, rue au Pain, Saint -Germain-en-Laije (S.-et-O.)
La Question grégorienne en 1904, in-8o, 58 pages (1904) 2 fr.
La Science musicale traditionnelle, in-S» oblong (1904) 1 fr.
l'occident musicien. 5y
L'OCCJDENT MUSICIEN
DÉPOUILLONS le vjel homme qui est en nous et sachons
nous souvenir que c'est une erreur et non des moins
graves, de juger la musique avec notre « Moi ». C'en
est une seconde d'envisager l'histoire de la musique comme
l'énoncé simple des oeuvres produites, classées par siècles,
par écoles, par genres. C'en serait une troisième de consi-
dérer l'histoire de la musique de chaque peuple comme un
« tout » ayant un commencement, un milieu et une fin mo-
mentanée.
L'art musical est universel ; mais, avant tout, il est infini,
comme Dieu est infini : Jn principio erat verbum ; il n'a pas eu
de commencement, il n'aura jamais de fin. L'art musical
était en Dieu et, dès le début. Dieu était en lui. C'est la
langue expressive de l'immatériel s'adressant à l'immatériel,
l'âme.
L'Occident musicien? Qu'est-ce à dire?
Que vient faire sur notre route cet appel à notre attention?
Nous nous élancions vers l'Infini avec le sentiment profond
d'être délivrés, pour un temps, des horizons bornés, et,
comme un glas, retentit à nos oreilles ce rappel en arrière :
l'Occident ! et la même voix impitoyable continue : A quelle
source l'Occident a-t-il puisé à pleine coupe les mille et une
gouttes de cet enivrant excitant qu'est la musique euro-
péenne occidentale?...
Si l'art est immatériel, l'artisan l'est beaucoup moins, et
c'est de lui, auteur de nos jouissances éphémères qu'il faut
nous occuper.
Cette source ! Sourd-elle dans un pays enchanté du Nord
ou du Midi de notre Vieux monde? A KEst ou à l'Ouest?
L'homme du Septentrion a-t-il fait un pèlerinage vers une
L'Occident. 5
58 l'occident.
« Terre promise », vaguement entrevue par des explorateurs
en quête de sensations neuves? ou, le Midi a-t-i) été con-
duit vers les régions boréales, séjour attitré des jouissances
pures, idéales, but originel de toute musique? Qui le dira
un jour? Qui même le saura jamais?
Cette recherche m'a occupé, depuis vingt ans, au delà de
tout ce que l'on peut imaginer. On me pardonnera de m'es-
sayer ici à fixer par la plume, après l'avoir tenté oralement
en des conférences publiques, non pas à résoudre un pro-
blème en partie insoluble, du moins à en présenter les
données dans un ordre moins troublant que sous la forme
d'interrogations sollicitant d'hypothétiques réponses.
Notre enquête doit porter sur deux points:
— Le caractère distinctif de l'homme du Nord, en tant
qu'artiste opposé à son frère méridional.
— Les courants constatés, ou présumés, de l'infiltration
des procédés musicaux d'un contrée dans une autre contrée.
Le caractère distinctif de l'homme du Nord, musicien
compositeur ou auditeur dilettante, est la recherche de l'ex-
pression juste d'une idée, d'une sensation, d'un sentiment,
d'un fait, dont le souvenir ou la pensée l'obsède. Cet état
tient essentiellement à la race, qu'une Nature, trop souvent
marâtre et avare de ses dons les plus nécessaires, a trempée
pour la lutte et la conquête de l'objet rêvé, utile ou vain. A
travers les siècles, cet état psychologique peut se démontrer
par l'analyse des œuvres sorties des mains de nos plus grands
maîtres, comme de celles des derniers de leurs disciples. Le
maître a pu réaliser son rêve parce qu'il avait la maîtrise de
son métier jointe au génie créateur : le disciple s'est enlisé en
chemin. L'effort de création fut en partie le même, mais il a
été soutenu inégalement.
L'homme du Midi n'est guidé, en général, que par la re-
cherche de l'effet extérieur. Il veut pouvoir s'admirer soi-
même et jouir de son oeuvre en savourant à l'avance le suc-
cès qu'elle rencontrera. Il se congratulera in petto au nom
de ses futurs admirateurs : il a l'enthousiasme personnel.
l'occident musicien. 59
1] veut que ses sensations d'art deviennent sensations dans
l'esprit de ses auditeurs, non pas pour vibrer à l'unisson et
entrer en communion intime et muette avec eux, mais pour
se donner le plaisir de contempler le spectacle d'un être qu'il
a su intéresser en dehors de lui-même : il a la jouissance de
l'orgueil.
L'homme du Midi n'est pas un éducateur, c'est un pour-
voyeur de plaisirs, sans cesse aux aguets de ce qui peut
mieux plaire.
L'homme du Nord est, au contraire, cet éducateur inlas-
sable, ennemi du succès banal, ami fanatique de la vérité à
découvrir : il veut faire pénétrer cette vérité, non par un vain
désir de renommée, mais par esprit d'apostolat artistique.
Au Nord, oh veut construire sur le roc un monument du-
rable, asile des faibles : au midi, on édifie sur l'aile des zé-
phyrs caressants dont le souffle passe sans laisser de traces.
f
D'où peuvent alors provenir ces exceptions que nous no-
tons à certains moments de l'histoire de l'art musical, dans
des œuvres méridionales imprégnées de style septentrional,
et inversement, dans des oeuvres du Nord, dont les procédés
mitigés révèlent une influence scolastique ou stylistique mé-
ridionale.
Hommes du Nord et hommes du Midi se confondraient
désormais en une grande famille musicienne, que l'on pourrait
dénommer « occidentale » par opposition aux innombrables
agglomérations humaines qui couvrent le vieux continent, et
dont le Magma chinois serait l'extrême oriental.
C'est un problème vaste comme le monde lui-même dont
j'esquisse la donnée, heureux si je puis susciter le désir de
l'élucider.
Yeni, vidi: je ne dirai que ce que j'ai vu, ou cru voir,
après m'être approché de ce miroir aux illusions qui s'appelle :
l'Archéologie musicale!
Si je remonte aux origines connues de notre monde euro-
péen, c'est-à-dire à l'antiquité grecque, je rencontre, littérai-
rement, deux grandes oeuvres: Vlliade etVOdyssée. Je ne re-
tiens que la première.
6o l'occident.
Quel atavisme rythmique, religieux, philosophique, repré-
sente-t-elle? C'est la plus ancienne et, comme telle, elle se
trouve à la limite où aboutit toute une culture antérieure, où
prend naissance, et s'élève comme un modèle pour les géné-
rations suivantes, l'œuvre elle-même.
Quelles générations antérieures ont vécu cette oeuvre, car
toute oeuvre fut vécue, soit par son auteur, soit par la collec-
tivité qu'il synthétisa? Quelles générations postérieures ont
profité des enseignements contenus en ce poème?
Quel homme était-ce donc que cet Homère ou ses sosies?
A quelle caste ou classe d'hommes vivant en société apparte-
naient-ils. Quel courant artistique représentaient-ils à leur
époque? Je répondrai en une seule fois à tous ces points.
Le monde grec, a été nourri du suc littéraire et philoso-
phico-théologique des épopées, et le monde latin, jusqu'à
nous, doit à cette source hellénique une partie de son patri-
moine littéraire et intellectuel. Mais ce n'est qu'un effet.
Quelle est la cause d'Homère ou des homérides?
Je vois en eux, bien qu'ils aient écrit en grec, des descen-
dants d'une caste sacerdotale Nord-occidentale, ayant chanté
les hauts faits légendaires de la Race dont leurs aïeux étaient
issus. Je ne m'embarrasserai pas d'élucider le point géogra-
phique concernant les localités témoins de ces hauts faits :
toutes les guerres anciennes se ressemblent, comme toutes
guerres modernes, mais il me paraît toutefois impossible
qu'un poète chante, en les plaçant au sein d'une nature qu'il
n'a pas sous les yeux, les exploits de héros qu'il n'a pas con-
nus vivants, si traditionnellement des notions sacro-saintes
de ces faits ne lui ont pas été transmises comme un dépôt na-
tional à léguer lui-même, intact, aux générations futures (i ).
Bien qu'écrivant en grec, intellectuellement les homérides
étaient étrangers aux pays grecs.
Que le sillon qu'ils ont creusé, soit resté profondément
gravé dans le sol littéraire de ces contrées, on l'accorde ;
mais, il n'en est pas moins certain que tous les goûts artis-
tiques de la Grèce allaient de préférence chercher dans la
poétique asiatique des écoles lesbiennes leur excitant artis-
tique, tandis que la jouissance intellectuelle était puisée par
l'élite pensante, à une source plus pure : celle du drame re-
()) Je garderai par devers moi l'éclaircissement de ces demi-obscurités
voulues de ma thèse, au moins pendant quelque temps encore et je passe.
l'occident musicien. 6i
ligicux exaltant les sentiments nobles. Antithèse de tous les
temps que nous ne pouvons apercevoir sous le vernis uni-
forme dont l'érudition officielle a recouvert autrefois les an-
ciennes littératures.
11 reste donc, à mon point de vue, que le Nord, j'entends
l'influence, le souffle du Nord, reste toujours actif en pays
grec à la suite de l'œuvre homérique, mais que, d'autre part,
le Midi s'agite autour de l'œuvre, la respecte, et s'en
éloigne parce que l'esprit méridional fuit d'instinct la gran-
deur sombre et préfère le clair soleil d'une impression super-
cielle.
Lorsque je vois les Romains de l'époque impériale en-
voyer leurs enfants aux écoles de Marseille pour y apprendre
les secrets du beau langage grec ; lorsque je vois les petits-
fils de Rollon envoyés au xu-xiii'^ siècle, aux écoles de Bayeux
pour se perfectionner dans la langue danoise pure! ! il ne me
semble pas autrement inadmissible qu'un homéride Nord-
occidental, transplanté à l'autre extrémité de l'habitat des
peuples de même race ethnique, ait pu en se servant d'une
autre langue que celle de ses aïeux (i ), exposer, dans un but
d'éducation patriotique, les phases de l'une des plus grandes
luttes de l'antiquité.
Si la thèse est vraie, soutenable, l'Jliade est le premier
poème de sens et de rythme celtiques connu. 11 est le type
initial, châtié de la rythmique occidentale, et la comparaison
des grands rythmes nationaux lentement dégagés par les gé-
nérations successives des poètes de nos pays, prouve que la
supposition n'est pas hasardée.
Jamais les Grecs ni les Latins n'ont pu expliquer la raison,
le pourquoi de la coupe du vers hexamètre épique dont la
régularité et la longueur les étonnaient, sans les satisfaire au-
trement que comme un fait traditionnellement accepté et con-
venant à tel genre littéraire.
Les rythmes flottants et fluides les enchantaient davan-
tage : école saphique chez les Grecs, école horatienne chez
les Latins. Au-dessus, planaient auréolées les œuvres virgi-
(i) Réserve faite pour l'hypothèse très vraisemblable que VJliade grecque
connue par morceaux pzut n'être qu'une traduction d'un poème primitif écrit
dans une autre langue.
62 l'occident.
liennes ou homériques. Lutte déjà vive, à cette époque, entre
les infiltrations du Nord sur le Midi.
Entrons maintenant dans la lice où s'agitent les différentes
écoles musicales.
Les trois facteurs de la discussion s'énoncent :
(( Le compositeur du Nord, arrière-descendant des Homé-
rides, cherche encore de nos jours la vérité de l'expression
dans la simplicité des procédés, dans la clarté de la phrase,
dans la pureté de la ligne architecturale.
« Le compositeur du Midi cherche l'enjolivement du détail
et la surcharge de l'ornementation.
« L'école, dite palestrinienne, issue des écoles flamandes du
ix*" au XV'' siècles est la fusion très caractérisée des deux ten-
dances opposées, le Nord et le Midi : ligne pure, clarté du
dessin, ornementation sobre. »
11 apparaît dès l'abord que le Midi fut le semeur d'idées
musicales neuves et le Nord le metteur en oeuvre des élé-
ments nouveaux.
Si l'on veut se souvenir que les Latins du début de l'ère
chrétienne n'étaient rien moins que des musiciens, bien que
la musique fut cultivée chez eux avec fureur par des étran-
gers venus des pays d'Orient, on est amené à admettre que
le Midi, futur semeur d'idées musicales riches d'ornements
vocalises, a emprunté à l'Orient ce mode d'expression nou-
veau en Occident. Et l'impulsion n'a pu être donnée qu'à la
suite d'une invasion irrésistible du genre: des essais indivi-
duels n'auraient pas créé un courant mondial commencé par
trois voies à la fois : Milan, Rome et Constantinople. Assailli
par ces trois côtés l'Europe primitive devait succomber. Une
nouvelle forme musicale, la musique religieuse christiano-
syrienne des quatre premiers siècles de l'ère, future musique
dite grégorienne après sa latinisation au cours des v% vi" et
vu'' siècles, devait submerger pendant les siècles suivants
toute musique autochtone de nos pays franks. La musique
populaire de nos pays dut rester vivace, quoique reléguée dans
l'ombre, car on ne supprime pas les chants nationaux: à dé-
faut de livres notés la mémoire est le grand livre des humbles.
l'occident musicien. 63
Supprimons cette immixtion musicale de l'Orient en Occi-
dent, le sillon musical tracé par l'homme du Nord, l'eût été
dans une autre direction, car jamais l'homme du Nord n'eût
créé cette ornementation excessive d'une mélodie quelconque
au détriment de la vraie expression des textes mis alors en
musique.
Les écoles contrapontiques franco-flamandes du ix'^ au
xiii'= siècle n'ont pu naître, de ce fait, préalablement aux
écoles harmoniques du xviii^ siècle, que sous la poussée de
cette invasion de la musique fleurie orientale.
La découverte des lois harmoniques en a été retardée de
cinq siècles au moins; par le fait que les échelles primitives
sont inharmonisables notes à notes dans le sens vertical à
cause du manque des points d'attache fixes de cette trame
harmonique sur la chaîne mélodique. Seule la chaîne mélo-
dique offrait un soutien à une chaîne parallèle et le rapport
des sons pris un à un, de chaîne à chaîne, était seul à envi-
sager. De là, naissance obligée de l'écriture point contre
point, chaîne contre chaîne, travail merveilleux de tapisserie
musicale où la main de l'ouvrier maniant le fil de la broderie
s'est révélée d'une habileté consommée et en ascension cons-
tante vers la perfection : école dite palestrinienne, où les dis-
ciples de génie sont légion.
Ce style oriental, vocalisé à plaisir et sans but apparent
autre que celui de se prodiguer dans des futilités, est si peu
dans nos goûts occidentaux que d'instinct, c'est-à-dire d'ata-
visme artistique, nous sommes revenus avec l'école moderne
au sens artistique de l'expression première entrevue; la clarté
dans la simplicilé, opposée au clair obscur mélodique noyé
dans une ornementation outrancière.
t
Telle est ma thèse. Je la livre à la discussion publique
parce que je la crois de premier ordre pour élucider le pro-
blème de nos origines scolastiques et stylistiques musicales.
Georges Houdard.
64 l'occident.
PALAIS DU TÉ
MAISON DE DELICE DE LA COUR ROYALE-DUCALE
f
AU printemps dernier nous fumes présentés à un peintre, ami
de cette Revue, M. J.-M. Sert. 11 revenait d'un voyage
dans l'Italie du Nord; sachant que nous y faisions demeure,
ce voyage fut le sujet de l'entretien. 11 nous dit son admiration
pour les ensembles décoratifs qu'on voit à Venise et dans la
Vénétie, à Maser, à Fanzolo, à Thiene, à Nervesa, pour le
Véronèse, Tintoret, Tiepolo et surtout pour la Reggia et le Té
de Mantoue où Jules Romain l'avait conquis. Cette admiration, il
ne l'exprimait pas, à la façon des enthousiastes et des frénétiques,
manière commune en ce temps-ci, par des adjectifs vagues comme
prodigieux, ou sublime, ou dynamique, mais analysant avec lucidité
les sensations qu'il avait reçues d'eux nous faisait mieux juger de la
valeur des nôtres. C'étaient là ses maîtres et ses exemples ! La
richesse, le naturel, l'emphase, contenue, sinon par le bon goût,
par le grand goût, la fécondité d'un art, coulant avec les fruits et
dons de la terre de cette « Cornucopia » de la vallée du Pô, lui
paraissaient les qualités plus propres au peintre. Courant à la con-
clusion : « on voit bien, observait-il, par ceci, que le but de la pein-
ture est le trompe l'œil ». Paradoxe, mais si l'on demeure dans les
limites de notre sujet, plein d'exactitude ; bon mot de peintre et
d'excellent critique !
Autour de nous cependant s'agitaient les décorations imaginées
par M. Sert pour la Cathédrale de Vich, en Catalogne. De furieux
Anges se précipitaient du ciel; les Saints, les Prophètes s'y ren-
daient, représentés dans les attitudes et sous les traits que l'His-
toire Ecclésiastique leur assigne. De pieux cornacs, avec des élé-
phants, des nègres avec lions et tigres, des Bédouins menant des
"" -^^^^--^,^ ^
REVUE DES LIVRES «fô
bonne table générale. 11 ne voulut laisser à personne le soin de la
dresser, et il lui a été donné d'en terminer le manuscrit. » Re^
mercions M. l'abbé Lelièvre et M. l'abbé Tougard, deux amis du
regretté éditeur, d'avoir achevé de disposer ce précieux manus-
crit pour l'impression, et d'avoir corrigé les épreuves.
On pourrait, il est vi*ai, souhaiter encore une table des textes
de l'Ecriture cités par Bossuet; et même, ajouterait M. l'abbé
Delmont, une table des emprunts patristiques. M. Lebarq n'a
pu les faire, mais du moins la table analytique qu'il a dressée et
qu'on nous donne aujourd'hui est excellente. On y trouve, par
ordre alphabétique, tous les noms propres mentionnés dans. les
sermons, panégyriques ou oraisons funèbres, et toutes les ma-
tières traitées par Bossuet. En parcourant des articles comme :
Dieu (10 colonnes), Jèsus-Ckrist (9 colonnes) Marie, Eglise,
Justice, loi, on peut aisément retrouver toute la doctrine du grand
orateur sur les points les plus importants de la théologie et de la
philosophie chrétienne. Cette table est donc le couronnement de
l'œuvre que M. Lebarq, dans sa « calme opiniâtreté au travail »,
a pu achever avant de mourir.
11. — Les Études ont déjà signalé cette bibliographie de Bossuet
(5 octobre 1897) ; mais l'auteur mérite bien qu'on y revienne,
puisqu'il a mis ses soins à perfectionner cette nouvelle édition.
Parmi les parties remaniées est celle qui a pour titre : Ecrits
de Bossuet, étudiant à Navarre. L?s règlements de l'Université
de Paris sont d'une interprétation difficile, et Ton pourrait faci-
lement s'égarer dans le dédale d'épreuves, de thèses et d'exa-
mens qui aboutissent au doctorat en théologie. M. l'abbé Bour-
seaud a eu le louable courage d'étudier à nouveau ces délicates
questions, afin de nous en parler ici le plus exactement pos-
sible.
Arrivé au terme de sa formation théologique, Bossuet prêta, à
l'archevêché de Paris, le serment exigé des nouveaux docteurs.
11 improvisa alors la phrase fameuse : 0 summa paierno in sinu
concepta Veritas, par laquelle il dévouait sa vie à la Vérité, au
Verbe de Dieu manifesté à la terre dans l'Ecriture inspirée. La
scène se passa-t-elle le 9 avril, ou le 16 mai 1652? Dans l'édition
précédente, M. Bourseaud disait le 9 avril, d'après Floquet ;
dans celle-ci, il opte pour le 16 mai, d'après Ledieu. Le diction-
424 ÉTUDES
naire de Moréri (art. Bossuet) est aussi pour le 16 mai, et
Bausset, qui met le 18, a voulu évidemment dire le 16. Néan-
moins, la date donnée par Floquet conserve une grande proba-
bilité ; car elle est prise du Catalogue des docteurs en théologie,
imprimé en 1702, document officiel et contemporain de Bossuet.
Faudrait-il distinguer entre deux actes intégrant la promotion
au doctorat, dont l'un aurait eu lieu le 9 avril, l'autre le 16 mai?
En attendant une solution définitive, la position prise par
M. Bourseaud est sage : donner dans le texte l'une des dates, et
indiquer l'autre en note, afin de marquer que le doute subsiste
encore.
Cette édition ajoute à la précédente des indications nou-
velles sur les collections où sont conservés des manuscrits de
Bossuet ; sur les ouvrages approuvés par lui, comme docteur de
Sorbonne; sur les écrits publiés contre son Apocalypse; sur
quelques-uns de ses fragments ou des apocryphes publiés sous
son nom; enfin, sur de récentes publications relatives au grand
écrivain.
De bonnes informations nous permettent d'espérer d'autres
recherches bibliographiques, dans lesquelles M. Bourseaud s'oc-
cuperait plus spécialement de la chronologie des écrits de
Bossuet, et des collections de ses œuvres complètes. Pour le
passé et pour l'avenir, ses patients et utiles travaux méritent de
la reconnaissance et des encouragements.
^René-Marie de la Broise, S. J.
. L'art dit Grégorien, d'après la notation neumatique. Etude
préliminaire, par Georges Houdard. Paris, Fischbacher,
1897. In-8, pp. 40.
II. Le Rythme du chant dit Grégorien, d'après la notation
neumatique, par Georges Houdard. Paris, Fischbacher,
1898. ln-4, pp. 263. Prix : 25 francs.
I. — M. Houdard a fait une longue étude des manuscrits neu-
matiques ; il a analysé, comparé, classé ces signes anciens; il croit
avoir découvert tous les secrets qu'ils renferment et retrouvé en
eux toutes les indications que doit donner une bonne notation
musicale.
Cette écriture, oubliée depuis si longtemps, serait très simple
REVUE DES LIVRES 425
et très complète. L'auteur y retrouve les nuances^ indiquées par
Y apostropha, qui marquerait les piano, et la virga à tête, qui si-
gnifierait les forte. La combinaison de ces deux signes servirait à
noter les crescendo et decrescendo. Le rythme serait indiqué dans
les neumes et constitué d'après ce principe : « Chaque groupe
neumatique égale un temps rythmique. » Ces temps rythmiques,
tous de même durée dans un même morceau, ne sont pas réunis
en nombre fixe pour former des mesures semblables à nos me-
sures modernes. Une règle esthétique a présidé pourtant à leur
combinaison. Les neumes indiqueraient même la note chantée ;
mais l'auteur, qui donne quelques remarques sur ce point, con-
vient qu'il n'a pas encore réussi à élucider toute cette partie du
problème.
Nous n'avons pas à discuter ces doctrines, que M. Houdard se
propose d'exposer plus amplement dans des ouvrages subsé-
quents. La publication présente, comme il le dit lui-même, n'est
qu'un préliminaire destiné à piquer la curiosité et à montrer que
la question a été étudiée sérieusement. M. Houdard a obtenu ce
double résultat, et, si l'exposé intégral de sa thèse n'arrivait pas
à nous convaincre entièrement, son travail aurait toujours aidé
à une connaissance plus approfondie de la notation neumatique.
IL — M. Houdard, dans ce second ouvrage, veut nous « révéler
la constitution technique matérielle de la mélodie grégorienne ».
Pour cela, il étudie les livres neumatiques de saint Gall, édités
par la paléographie. Relevant tous les différents signes employés
par les copistes, il les classe dans un tableau synoptique, les ran-
geant 'par familles, qui dérivent toutes de deux signes-types, et
par modifications du signe primitif, qui indiqueraient les varia-
tions de nuance et de rythme dont le neume est susceptible. Re-
prenant un à un tous ces signes, il essaye de nous les traduire à
sa manière, ce qui ne va pas sans contredire en plusieurs points
l'interprétation commune. Nous citerons entre autres les explica-
tions du trigon, de Vaneus, de Voriscus.
Dans une seconde partie, il propose sa théorie des temps
rythmiques, d'après laquelle chaque neume au